Route et châtellenie

Ce premier groupe rassemble des termes d’origine étymologique et de significations diverses, mais qui ont en commun d’être l’expression de l’exercice du pouvoir seigneurial sur la route.

Les premiers toponymes recensés sont des dérivés de Pedatgium, rencontré à quatre reprises. La documentation nous livre la forme ancienne du toponyme à Lablachère, en 1464, avec Pedatgio ( 1692 ), mais les formes francisées dominent avec La Font du péage, et Le Péage à deux reprises. Rare, ce toponyme désigne systématiquement un poste de perception d’un péage implanté le long d’une route, lorsque le château chef-lieu de mandement en est loin. Il est logique que ces toponymes soient peu nombreux : lorsqu’un poste séparé existe, il est le plus souvent implanté dans un village, de sorte qu’aucun toponyme spécifique n’apparaît. Remarquons que le toponyme Le Péage, situé à Baix au bord de la route de Baix à Privas, s’applique exclusivement à un seul bâtiment jouxtant la route. C’est sans doute là que le péager devait se tenir.

Une autre catégorie de toponymes est liée tout à la fois à la route et à la seigneurie banale. Il s’agit des dérivés de furca de justicia ( 1693 ). Quinze occurrences de furca ont été localisées, et cinq seulement de justicia. Systématiquement, furchas devient Les Fourches dans la toponymie actuelle, parfois associé à un terme désignant un relief, comme le Serre des Fourches. Les formes les plus anciennes du toponyme sont Las Forchas en 1173 ( 1694 ), ou encore Las Furcas en 1409 ( 1695 ) et Las Furchis en 1464 ( 1696 ).

Il peut paraître surprenant d’associer Les Fourches, La Justice et les routes. En effet, les fourches patibulaires sont l’expression matérielle de l’exercice de la justice seigneuriale et, en elles-mêmes, n’entretiennent pas de rapport direct avec le réseau viaire. Néanmoins, la recherche de l’exemplarité de la justice, thème récurant même de nos jours, pousse à exposer la sentence publiquement aux portes de la juridiction, le long des routes. Une illustration de la recherche de cette exemplarité nous est donnée par les litiges entourant en 1283 les fourches de la commanderie de Jalès se situant au quartier du Pas-de-Nan, actuellement Pazanan ( 1697 ). Suite à un conflit opposant viguier royal d’Uzès et commandeur de Jalès, un pendu est alors macabrement dépendu, puis rependu après changement des fourches patibulaires. Ainsi, les toponymes Les Fourches marquent le plus souvent le point où une route entre dans un mandement. Identifier les limites de juridiction n’est toutefois pas aisé en l’absence de conflits de bornage, mais quelques exemples sont bien connus. Il en est ainsi par exemple à la limite des mandements de Lagorce et de Vallon où se situe la Serre des Fourches, le long de la route d’Aubenas à Barjac ( 1698 ), ou encore entre ceux de Pierregourde et de Châteauneuf-de-Vernoux, au col de la Justice où passe la route du Rhône à Chalencon ( 1699 ), et enfin entre ceux de Borne et de Saint-Laurent, route et limite de juridiction se croisant aux Fourches ( 1700 ). Plus précisément encore, on peut noter que les fourches sont dans deux positions topographiques précises par rapport à la route.

D’une part, elles se trouvent implantées à un point de passage obligé, véritable détroit, comme au Pas de Nan, ou au Col de la Justice. Il en est de même à Saint-Just-d’Ardèche, où le toponyme La Justice est localisé non loin du bac permettant de traverser l’Ardèche. Le Plos de la Justice, au nord de La Garde-Guérin marque aussi un point de passage obligé, véritable col à la sortie des gorges du Chassezac. Le toponyme Croix de la Justice, à Davézieux, marque probablement l’emplacement du gibet de la seigneurie d’Annonay au croisement des routes de Champagne et de Bourg-Argental, autre point de passage obligé.

D’autre part, si un toponyme Les Fourches n’est pas immédiatement au bord de la route, il est le plus souvent localisé en position dominante par rapport à cette dernière, et dans tous les cas en situation très visible. Ainsi, le micro-toponyme Les Fourches situé au nord de Tournon domine ostensiblement la route rhodanienne. C’est encore cette position dominante, panoramique serions-nous tentés de dire, que l’on retrouve certainement à l’origine des quatre Serre des Fourches identifiées.

La Garde est le troisième toponyme rencontré associant tout à la fois seigneurie et route, en Vivarais comme dans d’autres régions méridionales ( 1701 ). Trente-six occurrences ont été relevées en Vivarais et sur ses marges, en liaison avec un axe routier dans la très grande majorité des cas ( 1702 ). Ainsi, la route de Privas au Puy par Les Estables pénètre-t-elle en 1189 dans le mandement du château du Mézenc, dont les limites au sud-est sont bien connues par une transaction de la fin du XIIè siècle ( 1703 ), par Las Guardas ( 1704 ), actuellement Les Gardes. De même, remarquons par exemple que le lieu-dit La Garde, à l’est de la plaine d’Aubignas, jalonne les confins des mandements d’Alba et d’Aubignas, en bordure de la route. De nombreux autres exemples pourraient être cités, comme à la limite des mandements de Grozon et de Lamastre le long de la route de Valence à Lamastre, ou de ceux du Cheylard et de Burianne sur le tracé de la route de Chalencon au Cheylard. Il est net que c’est encore le cas à la limite des mandements d’Asperjoc et de Vals.

S’il ne fait aucun doute qu’il existe une étroite relation entre Garde, limite de châtellenie et route, quelle est sa nature et comment l’expliquer ? Il est difficile de le préciser et nous devons humblement reconnaître que le sens de ce terme ne se laisse pas facilement appréhender. En effet, aucun lexicologue ne nous en donne de définition pleinement satisfaisante. L’occitan garda est à traduire par garde, guetteur ou surveillant ( 1705 ), de même que le latin garda dans son sens médiéval renvoie au guet et à la surveillance ( 1706 ). Dans les deux cas, la notion de surveillance, de garde, est à rapprocher de la limite du mandement. Faut-il pour autant y voir un quelconque poste de surveillance ? C’est difficile à envisager devant le nombre de toponymes. Sans doute peut-on proposer que La Garde marque l’entrée du mandement et, de ce fait, puisse parfois, ponctuellement, être un point d’observation ou de contrôle du trafic, puisqu’il semble net que ces gardes sont à proximité d’itinéraires routiers. On peut aussi proposer, sans pouvoir l’affirmer, qu’elles servent éventuellement de poste de perception d’un péage. Le cas de La Garde situé à la limite des mandements d’Aubignas et d’Alba est, de ce point de vue, très intéressant. Le toponyme s’applique à un bâtiment bien précis, mitoyen de la route, s’apparentant à la maison péagère identifiable à Baix précédemment évoquée. Cependant, excepté le cas des péages pouvant se prélever au niveau de « garde », il n’existe sans doute pas de construction spécifique liée à cette éventuelle surveillance. De même, elle ne constitue pas un droit spécifique, sans quoi elle apparaîtrait dans les multiples hommages rendus pour les seigneuries châtelaines dans lesquels les droits attachés au château sont le plus souvent détaillés.

Les toponymes associant la route et la seigneurie banale s’appliquent donc tous à des lieux jalonnant les limites de la châtellenie. Qu’il s’agisse de percevoir un droit de péage (Le Péage), d’affirmer ostensiblement son autorité judiciaire (Les Fourches / La Justice) ou d’éventuellement surveiller les confins de sa seigneurie (La Garde), ces toponymes sont précisément à proximité immédiate de l’entrée des routes dans les châtellenies.

Notes
1692.

) AD 07, C 586.

1693.

) Bucquet (H.) : « La Justice, lieu d’ancien gibets », art. cité.

1694.

) AN, J 294.

1695.

) AD 07, 2E 11688, cahier 3, f°11.

1696.

) AD 07, C 577.

1697.

) Cf. Le Blévec (D.) : « La seigneurie des templiers de Jalès », art. cité, p. 48.

1698.

) Cf. t. II, p. 416.

1699.

) Cf. t. II, p. 149.

1700.

) AD 48, 6J 1, n°296.

1701.

) Lartigaut ( J.) : « Les chemins de Cahors vers le sud ouest au XVè siècle », art. cité, p. 15, carte éloquente sur l’adéquation des Garde et du réseau routier, principalement sur l’itinéraire de Cahors à Agen par Bouloc, ou sur les routes de Cahors à Lauzerte.

1702.

) Nous devons ici signaler le sens particulier que prend « garde » en Velay. Ce terme y désigne un pointement volcanique formant une montagne aux flancs plus ou moins abrupts, et en tous cas, bien individualisée par rapport au relief dominant. Pour éviter toute confusion, nous avons exclu de notre travail sur ce toponyme la région où il désigne un tel fait topographique. La limite est assez simple à tracer par simple observation de l’oronymie. En ce qui nous concerne, nous avons exclu tout toponyme Garde situé à l’ouest d’une ligne Yssingeaux, Montusclat, Laussonne, Le Monastier, Pradelles et Langogne.

1703.

) Lemaître (J.-L.) : Cartulaire de la chartreuse de Bonnefoy, op. cit., p. 135, n°164.

1704.

) Ibidem, p. 138, n°167.

1705.

) Lévy (E.) : Petit dictionnaire provençal-français, op. cit., p. 202.

1706.

) Niermeyer (J.-F.) : Mediae latinitatis lexicon minus, op. cit., p. 1028.