a- Le devenir du réseau routier antique au haut Moyen Age

Seule la borne milliaire de Pont de Labeaume, portant une dédicace à Constantin II Auguste, donc plantée entre septembre 337, date à laquelle il revêt la dignité augustale, et sa mort en 340, apporte une indication chronologique sur le devenir du réseau viaire passé le IIIè siècle ( 1790 ). C’est le dernier témoin que l’on possède d’un quelconque entretien de route en Vivarais. Néanmoins, en Auvergne voisine, on sait qu’en 469 Sidoine Apollinaire constate des travaux sur la route qu’il emprunte lors d’un voyage à Toulouse ( 1791 ), alors que dans un large midi de la Gaule, le réseau routier antique fait l’objet d’attentions plus suivies que dans le nord au Bas-Empire et à l’époque mérovingienne ( 1792 ).

Nous y reviendrons, mais notons déjà ici que nombre d’églises du très haut Moyen Age, principalement sur le Plateau, se trouvent situées en bordure même de la route, qui a structuré leur implantation. La relation qu’entretient peuplement altimédiéval et réseau routier est intéressante à envisager dans l’optique qui est la nôtre. En effet, constatons que les églises dont les vocables laissent penser qu’elles sont des fondations du très haut Moyen Age, s’agglomèrent très directement le long des axes de circulation antiques. Un exemple est particulièrement révélateur ( 1793 ). Il s’agit de la route du Pouzin et de Baix à Saint-Paulien. Elle est bordée par les églises Saint-Julien (en Saint-Alban), Saint-Pierre (à Flaviac), Saint-Martin (de Lubilhac), Saint-Saturnin (Chomérac), Saint Clair, Saint-Pierre et Saint-Etienne (Privas), Saint-Martin (Gourdon), Saint-Bénigne (Mézilhac), Saint-Julien (Lachamp) et Saint-Pierre-aux-Liens (Laussonne). Certaines, assez bien connues d’un point de vue archéologique, sont en étroite liaison avec un site antique, comme Saint-Etienne du Lac ( 1794 ), ou encore Saint-Martin de Lubilhac ( 1795 ). Dans ce cas, on peut penser que l’occupation humaine antérieure a dicté l’implantation du lieu de culte. Néanmoins, pour de nombreuses églises du Plateau, Saint-Julien de Lachamp, Saint-Bénigne de Mézilhac par exemple, il est presque assuré qu’aucun site antique ne se trouve sous ou à proximité de l’église, dont l’implantation est donc probablement due au passage de la route qui est encore tout à fait utilisable aux VIè-VIIè siècles, puisqu’elle constitue l’épine dorsale du réseau ecclésial en cours de constitution. De même, au tout début du VIIè siècle la route de la vallée du Doux, qui a pu jouer un rôle d’axe d’évangélisation, parcouru par Agrève, évêque du Puy ( 1796 ).

On peut donc affirmer qu’en Vivarais, l’essentiel du réseau routier antique, quelle que soit l’importance des axes, est encore utilisé tout au long des premiers siècles du Moyen Age, sans préjuger de son état, ni d’éventuels travaux d’entretien dont nous n’avons aucune mention.

Par la suite, les siècles carolingiens ne laissent nullement entrevoir un abandon des axes antiques et leur dépérissement. En effet, dans la région, c’est entre les VIIIè et Xè siècles que le réseau paroissial se structure solidement et que les limites de chaque ressort ecclésial sont fixées ( 1797 ). De fait, on peut en déduire que les routes servant de limites paroissiales étaient encore en usage, ou tout au moins encore visibles dans le paysage pour structurer aussi fortement l’espace. C’est, par exemple, le cas des routes du plateau annonéen, qui toutes ou presque constituent à un moment ou à un autre une limite paroissiale.

La géographie des centres de pouvoir carolingiens offre en outre une large adéquation avec le réseau routier antique. Ainsi, les vigueries vivaroises sont implantées à proximité immédiate ou sur les axes antiques reconnus ( 1798 ). Annonay est à un carrefour d’axes antiques, Tournon est sur la route rhodanienne, de même que Soyons et Legernatense (Saint-Just ou Saint-Marcel-d’Ardèche). Pour leur part, Mélas et Saint-Alban sont au départ de la vallée du Rhône de deux axes de pénétration majeurs. A l’intérieur du Vivarais, les vigueries de Vesseaux, de Fontbellon et de Beauzon sont sur la route du Pouzin à Nîmes par Aubenas et Alès, alors que celle de Meyras est sur la route de Viviers au Puy, Mézilhac jalonnant celle du Pouzin au Puy. Pour sa part, la probable viguerie de Sauveplantade est implantée sur le tracé de la voie d’Antonin et celle de Sampzon n’en est guère éloignée. Aux marges du Vivarais, remarquons qu’il en est de même avec la viguerie de Maclas ( 1799 ), sur la route de Vienne au Puy par Argental, ou encore que la viguerie de Caisson ( 1800 ) est sur le tracé de Pont-Saint-Esprit aux Cévennes. Les quelques centres vicariaux à ne pas être en liaison avec un axe antique sont ceux qui se trouvent implantés dans des régions pionnières aux VIIIè-IXè siècles, secteurs logiquement ignorés par la voirie antique. Il en va ainsi d’Issarlès, de Pranles, de Chalencon, de Pailharès et de Colombier-le-Vieux, et probablement de Soutron, bien que la localisation exacte de cette dernière ne soit pas assurée. L’existence d’une liaison routière entre ces implantations est logique : dans le cadre de la rénovation carolingienne et de la réorganisation de l’Empire, il est impensable qu’un centre administratif, aussi limité soit-il, se soit trouvé à l’écart d’un axe de circulation lui permettant de communiquer avec son autorité de tutelle. La route apparaît même aux yeux des souverains carolingiens comme un élément clef de leur capacité à administrer et de l’efficacité des missi dominici ( 1801 ).

Les deux voyageurs connus qui ont traversé la région au haut Moyen Age empruntent d’ailleurs des axes antiques. Tout d’abord, Grégoire de Tours nous fait part de l’équipée du duc Nicetius. De retour de Nîmes vers Clermont, au VIè siècle, ce dernier emprunte probablement le chemin de Régordane, alors qu’en 767, Pépin le Bref se rend du Puy à Vienne par la route du sud du Pilat, elle aussi d’origine antique ( 1802 ).

Pour finir, constatons qu’aucune route antique identifiée n’a disparu à la fin du Moyen Age, ni même souvent de nos jours. Seuls quelques axes tracés par l’érudition locale semblent se perdre. Il en va ainsi d’une route reliant la région de Bourg-Saint-Andéol à la région albenacienne en passant par la Dent de Rez et les environs de Rochecolombe, ou encore d’une route Viviers-Largentière ( 1803 ). Néanmoins, l’examen des preuves apportées quant au tracé de ces routes laisse dubitatif, et on est fondé à penser qu’elles n’ont en fait jamais existé ( 1804 ). Seules quelques centaines de mètres, parfois deux ou trois kilomètres, rarement plus, de routes antiques ont été abandonnés au profit d’un tracé autre, généralement proche, mais ce n’est en aucun cas l’abandon de l’itinéraire dans son ensemble. Ainsi, par exemple, le tracé antique de la route rhodanienne au niveau de Cornas n’est-il plus à l’heure actuelle qu’un chemin vicinal au mieux, voire a totalement disparu comme à l’approche du ruisseau de Mialan, au profit de la route passant par les villages de Cornas et de Saint-Péray. Ce n’est cependant qu’une modification mineure et très ponctuelle, sans doute liée à l’établissement de ces deux centres paroissiaux dans le courant du haut Moyen Age ( 1805 ). De même, la route antique longeant le pied des Cévennes est-elle abandonnée au passage d’Aubenas, suite à la fondation de ce castrum qui attire les circulations, mais là encore, c’est un changement très ponctuel.

On peut donc en conclure que le réseau viaire antique est parvenu à subsister au coeur même du haut Moyen Age, ce qui a maintes fois été constaté ( 1806 ), mais rien n’indique alors dans quel état il est. En outre, nous ne prenons en compte ici que les routes importantes, mais qu’en est-il du réseau local, des multiples chemins de desserte reliant les villa dispersées dans les finages, ou les premiers pôles d’habitat groupé dont on peut parfois pressentir l’existence ? Rien ne permet d’aborder la question et la modestie s’impose.

Notes
1790.

) Arnaud (P.) : Les voies romaines en Helvie, op. cit., p. 162-163.

1791.

) Rouche (M.) : L’Aquitaine, des Wisigoths aux arabes, op. cit., p. 250.

1792.

) Bautier (R.-H.) : « La route française et son évolution au cours du Moyen Age », art. cité, p. 75.

1793.

) Nous reviendrons plus loin sur cette question. Cf. infra, p. 441-443.

1794.

) Cf. Cossalter (N.) et Rigaud (P.) : Site de la Plaine du Lac, rapport de sondages, Service régional de l’Archéologie Rhône-Alpes, 1996.

1795.

) Observations personnelles effectuées lors de travaux de relevés topographiques sur le site en 1996.

1796.

) Sur l’interprétation à donner à la présence de saint Agrève à Saint-Agrève et sur ses implications en matière de peuplement, cf. Fayard (A.) : Saint-Agrève évêque du Puy et apôtre des Boutières, op. cit.

1797.

) Laffont (P.-Y.) : Châteaux, pouvoirs et habitats en Vivarais, X è -XIII è siècles, op. cit., t. I, p. 126.

1798.

) Pour avoir un tableau le plus complet possible des vigueries vivaroises, cf. Laffont (P.-Y.) : Châteaux, pouvoirs et habitats en Vivarais, X è -XIII è siècles, op. cit., t. I, p. 94-115.

1799.

) Batia (J.) : Recherches historiques sur le Forez Viennois, op. cit., p. 16-17.

1800.

) Germer-Durand (E.) : Dictionnaire topographique du Gard, op. cit., p. 52 et 223. L’auteur situe toutefois le centre de la viguerie à Bagnols-sur-Cèze en dépit de l’existence du lieu de Saint-Paulet-de-Caisson qui conserve le souvenir de l’ancien centre. Cette confusion est liée au fait que Bagnols soit à partir du XIIIè siècle le centre d’une viguerie capétienne, mais on sait bien qu’il n’y a aucune continuité d’une institution à une autre.

1801.

) Rouche (M.) : « L’héritage de la voirie antique dans la Gaule du haut Moyen Age, Vè-XIè siècles », art. cité, p. 21-22.

1802.

) Rouche (M.) : L’Aquitaine des Wisigoths au Arabes, 418-781, naissance d’une région, op. cit., p. 253.

1803.

) Arnaud (P.) : Les voies romaines en Helvie, op. cit., p. 16.

1804.

) La route de Bourg à Aubenas par exemple, dont on ne retrouve la trace ni sur les cadastres, ni sur les cartes, ni dans la documentation médiévale, a en fait été tracée à grands traits avec comme seul justificatif la présence d’un supposé oppidum à la Dent de Rez, et d’un autre plus au nord sur les rochers de Baravon. Néanmoins, si le site de Baravon a bien été occupé de la protohistoire au haut Moyen Age, il n’en est pas de même à Rez, ou aucun témoin d’occupation antérieur au milieu du Moyen Age n’a été découvert, même si un rempart de pierre sèche laisse quand même penser à un oppidum.

1805.

) Cf. t. II, p. 640-641.

1806.

) Hubert (J.) :  : « Les routes du Moyen Age », art. cité, p. 28-34.