c- Des modifications postérieures à l’An Mil ?

Alors que le réseau viaire antique, ou au moins ses principaux axes, perdure à travers le haut Moyen Age, alors que la période carolingienne apporte son lot d’axes nouveaux liés à la mise en valeur de régions jusqu’alors pas ou peu peuplées, les Xè-XVè siècles modifient-ils significativement la carte routière ? Malgré une documentation plus abondante, en dépit de sources plus précises, aucune nouvelle route, ou presque, ne peut être clairement identifiée, exception faite, peut-être, de la route de la haute vallée de l’Ardèche par Mayres. Cette dernière serait nouvelle en 1194, ainsi que l’atteste le qualificatif d’antiqua apporté à la route passant par Chaumiène et qui double le nouvel axe au nord ( 1820 ).

Le plus souvent, les mentions de routes « anciennes » ou « nouvelles » ne doivent pas faire illusion. En les replaçant précisément dans leur contexte, on s’aperçoit qu’elles correspondent à des sections de quelques centaines de mètres au plus, ou exceptionnellement de quelques kilomètres, sur lesquelles le tracé routier a été modifié. Ainsi, une strata nova est mentionnée entre Largentière et Aubenas en 1173 (1821), mais ce n’est sans doute qu’une rectification de tracé liée à un défrichement ( 1822 ). De même, la strata veteris attestée en 1280 dans la vallée de l’Eyrieux, au niveau de Pontpierre ( 1823 ), est liée à des travaux induits par les divagations de l’Eyrieux, mais ne correspond pas à une création ex nihilo d’un nouvel axe routier ( 1824 ).

On ne peut toutefois pas exclure que certaines routes soient issues des dernières phases de grands défrichements, bien que la documentation ne nous en apporte pas la preuve formelle. Par exemple, dans le secteur du col de Meyrand, la route d’Aubenas à Pradelles par Jaujac traverse de vastes étendues montagneuses, à l’altitude élevée, qui devaient être particulièrement inhospitalières avant la mise en valeur du secteur par l’abbaye des Chambons, fondée au milieu du XIIè siècle ( 1825 ). Dans le nord du Vivarais, la route de Vanosc à Argental semble elle aussi être liée à un front pionnier, ouverte suite à l’implantation du château de Montchal, attesté à partir de 1168 mais existant probablement dès le milieu du XIè siècle ( 1826 ) et dont le nom rappelle à lui seul une opération de défrichement sur les marges de la paroisse de Burdignes ( 1827 ).

Bien que très peu de routes nouvelles semblent se créer alors, la seconde moitié du Moyen Age n’en a pas moins une importance première dans l’histoire routière régionale. En effet, c’est la période de structuration du réseau, de hiérarchisation des axes, imposant des choix et des sélections liés à l’essor de l’activité commerciale et des transports, facteur d’organisation déterminant du réseau routier tardimédiéval.

Ainsi, dans son organisation d’ensemble, le réseau routier antique ne correspond nullement à la géographie des transports de la fin du Moyen Age. Il relie avant tout les chefs-lieux de cités entre eux, ou assure la desserte de quelques régions peuplées plus ou moins à l’écart des principaux axes, comme par exemple le plateau d’Annonay ou le pied des Cévennes. Les routes que l’on peut penser nées à la période carolingienne sont, elles aussi, des axes de desserte, irriguant les espaces nouvellement conquis par l’homme. C’est donc un réseau relativement informel et peu hiérarchisé, ou au mieux hiérarchisé et structuré sur des critères d’un autre temps, qui parvient aux XIIè-XIIIè siècles.

S’opèrent alors de nombreux reclassements dont les routes antiques du coeur du Bas-Vivarais calcaire sont les témoins directs, puisqu’elles en sont les victimes. De la région la plus densément pourvue en routes antiques aménagées et bornées, le Bas-Vivarais devient la plus pauvre en axes importants à la fin du Moyen Age. On y rencontre les trois cas de figure d’évolution du réseau routier antique.

Le sort de la route d’Alba à Bourg-Saint-Andéol, jalonnée par les milliaires de Maximien, donc importante, est le plus dur. Ne correspondant nullement aux orientations des circulations de la fin du Moyen Age, elle subsiste uniquement comme un axe local que nous n’avons même pas jugé assez développé pour le décrire. Seul le dernier kilomètre, du Liby à Bourg est réutilisé par la route secondaire de Bourg à Joyeuse par Vallon et Ruoms ( 1828 ).

A l’inverse, la route de Pont-Saint-Esprit aux Cévennes demeure ou devient une route majeure dont le rôle croit encore à partir du XIVè siècle ( 1829 ). Le tracé antique est ici encore utilisé, sauf probablement au niveau de Barjac, la route médiévale passant quelques centaines de mètres au nord de l’axe antique. La pérennité de l’itinéraire est donc totale.

Pour sa part, troisième cas de figure, la voie d’Antonin le Pieux connaît une situation intermédiaire. Si elle ne cesse d’exister, puisque son tracé est encore largement utilisé de nos jours, elle n’a plus d’unité de bout en bout et il faut différencier quatre tronçons connaissant un sort différent. La section rhodanienne garde toute son importance, et moyennant quelques rectifications ponctuelles de tracé déjà évoquées, comme à Cornas, elle continue d’être un axe majeur. Ensuite, du Teil à Mirabel, son tracé est emprunté par la route du Rhône au Puy qui est incontestablement la principale transversale vivaroise. Par contre, sur un troisième tronçon, de Mirabel à Vallon, la voie d’Antonin, subsiste toujours, mais n’a plus à la fin du Moyen Age qu’un rôle mineur de desserte locale de la moyenne vallée de l’Ardèche. Elle est alors supplantée par la route d’Aubenas à Barjac passant par Lagorce. Pour finir, sur un quatrième tronçon, de Vallon à Barjac, l’axe médiéval d’Aubenas à l’Uzège emprunte le même tracé que la voie d’Antonin ce qui lui assure encore un certain développement.

Seules subsistent donc comme itinéraires importants les routes antiques dont l’orientation, totale ou partielle, correspond encore à la fin du Moyen Age aux impératifs de transport. Ainsi, les axes est-ouest et les tronçons présentant cette orientation continuent de prospérer, ou connaissent un nouvel essor, alors que les autres sections perdent tout rôle prépondérant. De la sorte, plus d’un millénaire après leur création, les route de Pont-Saint-Esprit à Luc, une partie de la voie d’Antonin, celle de Privas, d’Aubenas, de Tournon et de Boeuf au Puy, sont encore empruntées par le grand commerce aux XIVè et XVè siècles.

On peut formuler la même remarque pour les routes issues de l’époque carolingienne. Quelques-unes, orientées est-ouest, prennent un essor dépassant les impératifs de desserte locale des régions nouvellement mise en valeur. Ce sont d’ailleurs ces dernières qu’il nous est donné de pouvoir saisir, celles n’ayant pas connu de développement postérieur se perdant au milieu du nombre des axes locaux. Ainsi, citons comme probable route d’origine carolingienne ayant connu un développement important, celle de Valence à Saint-Agrève par Chalencon, ou encore celle de la vallée de la Cance qui relie Annonay à Saint-Bonnet-le-Froid.

Par ailleurs, les axes que nous avons éventuellement proposés de considérer comme plus importants que la moyenne à l’époque carolingienne, à l’image de ceux reliant Chalencon à Saint-Alban ou Chalencon à Pranles, ne jouent plus à la fin du Moyen Age qu’un rôle subalterne. Ils ne sont pas orientés selon l’axe dominant des circulations vivaroises et de plus, ils ont perdu leur éventuelle raison d’être administrative, relier deux centres vicariaux voisins.

Souvent hypothétique et mal assuré, nous devons conserver à l’esprit que le travail sur les routes vivaroises du haut Moyen Age et de l’Antiquité reste fondé sur très peu de données susceptibles d’accréditer une construction théorique.

Cependant, le temps où Franck Imberdis jugeait que le Moyen Age n’avait pas su conserver le réseau routier antique est révolu ( 1830 ). L’exemple vivarois montre au contraire que les routes antiques perdurent jusqu’à la fin du Moyen Age et qu’aucune solution de continuité n’est observable, où que ce soit dans l’espace concerné. En outre, elles constituent l’essentiel des routes tardi-médiévales les plus importantes. Cependant, il est vrai que rien ne nous indique comment elles ont traversé le haut Moyen Age et jusqu’à quand elles ont fait l’objet d’un quelconque entretien.

Par ailleurs, alors que le haut Moyen Age a su conserver et faire vivre le legs viaire antique, notons que les siècles carolingiens se manifestent par un étoffement probable du réseau routier régional. Cette densification est principalement induite par la mise en valeur de nouveaux territoires encore vierges d’hommes, où de nouvelles routes sont nécessairement ouvertes, ce qui se rencontre dans de nombreuses régions ( 1831 ).

Il est très difficile de juger de la morphologie du réseau routier à la fin du haut Moyen Age faute de pouvoir hiérarchiser les différents axes. Néanmoins, on peut supposer que le réseau routier vivarois ne prend le caractère qui est le sien à la fin du Moyen Age qu’après les XIè-XIIè siècles, avec l’essor des circulations entre sillon rhodanien et Velay. Parmi les routes anciennes, seules celles qui sont correctement orientées connaissent alors un développement significatif, les autres demeurent ou deviennent des axes secondaires, voire tout à fait locaux ( 1832 ).

Notes
1820.

) AD 07, 3H 1, f°1. Sur la chronologie de ces deux itinéraires, cf. t. II, p. 335-336.

1821.

) AD 48, 6H 1, f°23.

1822.

) Cf. t. II, p. 488.

1823.

) AD 69, EP 128, pièce 1.

1824.

) Cf. t. II, p. 190.

1825.

) Cf. t. II, p. 342-351.

1826.

) Laffont (P.-Y.) : Châteaux, pouvoirs et habitats en Vivarais, X è -XIII è siècles, op. cit., t. III, p. 232.

1827.

) Cf. t. II, p. 50-52.

1828.

) Cf. t. II, p. 421.

1829.

) Cf. t. II, p. 428-441.

1830.

) Imberdis (F.) : « Les routes médiévales coïncident-elles avec les voies romaines ? », art. cité, p. 97-98.

1831.

) Leighton (A.-C.) : Transports and communication in early medieval Europ, A.D. 500-1100, op. cit., p. 58.

1832.

) Le même constat d’une stratification chronologique des routes, accompagnée d’une « sélection » parmi les itinéraires anciens selon des critères nouveaux a été dressé en Limousin. Cf. Barrière (B.) et Desbordes (J.-M.) : « Vieux itinéraires entre Limousin et Périgord », art. cité, p. 235-240.