Route et pouvoir comtal

Disparus précocement, aucun comte n’intervient donc pour réaffirmer la nature régalienne des droits sur les routes. Seules quelques interventions impériales le rappellent au milieu du XIIè siècle. En 1147, l’empereur Conrad III confirme à Guillaume, évêque de Viviers et détenteur du comitatus dans son diocèse, les droits et privilèges de son Eglise dont pedaticum utraque strata telluris et fluminis Rhodani ( 1835 ), concession confirmée par Frédéric Ier en 1177, le péage sur terre et sur le Rhône apparaissant expressément dans le diplôme ( 1836 ), puis par Frédéric II en 1235 ( 1837 ). En ce qui concerne le comté de Valentinois, où le comitatus est disputé entre l’évêque de Valence et la famille de Poitiers, Frédéric Ier confirme les droits régaliens à l’évêque Odon, rappelant qu’il est interdit à tous de prélever des péages dans le diocèse, de l’Isère à Montelier et de Crest à la villa de Soyons ( 1838 ). Néanmoins, bien que confirmés dans leurs droits de péage, les détenteurs d’autorité comtale ne sont alors nullement assez puissants pour les faire valoir.

Les évêques de Valence et de Vienne, détenteurs d’une partie du comitatus, ne perçoivent strictement aucun péage outre Rhône et n’élèvent manifestement jamais de prétention au sujet d’un quelconque droit. On peut seulement noter qu’en 1209, le comte de Valentinois, Aymar de Poitiers, reçoit de la part de Philippe Auguste, le droit de percevoir des péages dans ses fiefs, mais rien ne permet de penser que ce soit au titre de ses droits comtaux ( 1839 ).

La situation de l’évêque de Viviers est moins mauvaise. Les droits confirmés à plusieurs reprises par l’empereur correspondent à des péages bien réels perçus au Teil ( 1840 ), à Viviers même ( 1841 ), à Bourg-Saint-Andéol ( 1842 ) et sur l’île de Fromigère ( 1843 ). Néanmoins, ces péages sont très limités en étendue et ne concernent que les circulations fluviales dans un secteur voisin de la cité épiscopale, et en aucun cas ne s’étendent à tout l’ancien pagus de Viviers dans lequel les évêques n’ont pratiquement aucun droit ( 1844 ). La situation des évêques de Viviers est donc largement similaire à celle de ceux de Maguelone, qui, bien qu’étant détenteurs d’une partie du comitatus composent avec la famille de Melgueil, possédant l’essentiel des péages non châtelains sur les routes en direction du nord du pagus de Mauguio ( 1845 ).

C’est finalement sur les marges du Vivarais, en Velay, que les détenteurs du pouvoir comtal maintiennent et réaffirment régulièrement leurs prétentions en matière routière, ce qui est une source de conflits permanents. Rappelons qu’en Velay, si le comitatus est bien parvenu à l’évêque du Puy, il n’en est que partiellement détenteur, ce dernier étant partagé avec un lignage vicomtal d’origine carolingienne, les Polignac ( 1846 ).

Le premier litige opposant les Polignac aux évêques du Puy sur les péages des routes des confins du Velay et du Vivarais met aux prises Pierre, évêque du Puy, et Pons, vicomte de Polignac. Il éclate peut-être de façon violente en 1158, lorsqu’un dénommé Pons s’empare du péage de La Sauvetat, près du château de Charbonnier, au détriment de l’évêque ( 1847 ). Après cette première mention douteuse, le litige est soldé de manière assurée par une transaction confirmée par Louis VII en 1173 ( 1848 ). Outre un accord sur la construction de nouveaux châteaux, sur la monnaie et la leyde du Puy, ces derniers se partagent alors les revenus de péages, convenant aussi qu’ils doivent apporter aide et protection aux voyageurs. Tous les points litigieux entre les deux parties sont bien des prérogatives initialement régaliennes, et remarquons que les droits de péage concernés ne sont nullement châtelains, mais qu’ils se prélèvent dans un très vaste espace circonscrit par des limites données dans l’acte, englobant tous les confins du Vivarais et du Velay. Ceci renvoie sans doute directement à l’étendue d’un ancien péage public perçu au titre des regalia par un comte.

L’accord semble clore momentanément le litige, mais celui-ci ressurgit dans les années précédant 1219, opposant alors le lignage de Montlaur aux évêques du Puy. Pour comprendre qu’il s’agit bien alors de la poursuite du même litige ( 1849 ), il faut préciser que le lignage aristocratique vivarois des Montlaur, longtemps perçu comme originaire du Bas-Languedoc, est en fait une branche cadette du lignage des Polignac, prenant son autonomie à la fin du XIIè siècle et héritant des domaines vivarois de ces derniers, donc de leurs prétentions vicomtales ( 1850 ). En 1219, un accord entre Robert, évêque du Puy, et Pons de Montlaur est conclu, lui aussi avalisé par l’autorité royale. Il prévoit alors que le péage devra être partagé entre l’évêque et Pons de Montlaur, comme en 1173, mais ce péage est alors « castralisé », puisqu’il est rattaché au château de Charbonnier. Il est toutefois précisé que Pons de Montlaur devra assurer le conduit des voyageurs sur les routes allant du Puy à La Souche et du Puy à Largentière ( 1851 ). Ces deux lieux ont longtemps été mal identifiés et confondus avec La Souche et Largentière en Vivarais, alors qu’il s’agit en fait de La Souche en Gévaudan, non loin de La Bastide, sur le chemin de Régordane, et de Largentière, non loin du Monastier, à la limite du Vivarais et du Velay. Dans ce contexte, ces deux tracés deviennent logiques et conformes à l’origine comtale des droits des Montlaur. Ceux-ci s’étendent jusqu’aux limites de l’ancien pagus ( 1852 ), en suivant les deux axes routiers principaux partant du Puy en direction du sud-est, le chemin de Régordane et la route de Viviers par Aubenas et Montpezat. Pour finir, Pons de Montlaur rend immédiatement hommage au roi pour plusieurs châteaux, l’acte d’hommage rappelant l’accord conclu sur le péage ( 1853 ).

Par la suite, le conflit avec l’évêque du Puy semble apaisé, Héracle de Montlaur lui hommageant même en 1274 et 1277 ses droits sur ‘« l’estrade publique à partir de l’oratoire de Tarreyres par où l’on va à la Sauvetat jusqu’au lieu de La Souche, près le Toc, au-delà de Luc » (1854).’

En Vivarais, nous sommes donc loin de ce que l’on peut constater sur les marges vellaves ou dans d’autres régions où les lignages comtaux se sont maintenus. Par exemple, en 1073, le comte d’Anjou réaffirme ouvertement ses droits sur les routes ( 1855 ), et dans le même temps celui de Berry concède des franchises de tonlieu, signe d’un semblant d’autorité, ou au moins de la persistance du caractère public de ce droit ( 1856 ). On retiendra aussi l’exemple du comte de Champagne, qui favorise assurément les foires de sa région en accordant un conduit aux marchands s’y rendant, ce qui implique bien qu’il possède encore au XIIè siècle des droits entiers sur le réseau routier ( 1857 ). Pareillement, en Provence, le pouvoir comtal sur les routes se maintient jusque dans le courant du XIIIè siècle, le comte rappelant que son droit de régale s’exerce sur les routes publiques ( 1858 ).

Notes
1835.

) Babey (P.) : Le pouvoir temporel de l’évêque de Viviers au Moyen Age, op. cit., P-J n° II, p. 309.

1836.

) Appelt (H.) : Die Urkunden der Deutschen Könige und Kaiser : die Urkunden Friedrichs I. (Monumenta Germaniae Historica, Diplomata regum et imperatorum Germaniae, t. X), op. cit., pars III, n° 668, p. 177-178.

1837.

) Columbi (J.) : De rebus gestis episcoporum Vivariensium, op. cit., p. 126.

1838.

) AD 26, 12 G 108.

1839.

) Recueil des Actes de Philippe Auguste, op. cit., t. 3, n°1096.

1840.

) Roche (A.) : Armorial généalogique et biographique des évêques de Viviers, op. cit., t. I, p. 233.

1841.

) Devic (Cl.) et Vaissette (J.) : Histoire générale du Languedoc, éd. Privat, op. cit., t. VIII, Col. 1160.

1842.

) AM Bourg-Saint-Andéol, CC 53.

1843.

) AD 34, C 8666 ; AN, H4 3071/2.

1844.

) Les évêques de Viviers n’ont aucun pouvoir temporel hors d’un espace limité au Bas Vivarais calcaire, circonscrit par Sampzon au sud-ouest, Bourg-Saint-Andéol au sud et Viviers au nord, auquel il faut associer l’isolat de Largentière. On peut aussi penser que le péage de Largentière (Ardèche), qui n’est pas mentionné de manière explicite au Moyen Age mais qui existe bien ainsi que l’atteste le dossier constitué lors de sa suppression n’est peut-être pas un péage châtelain : il relèverait alors directement de l’évêque de Viviers au titre du comitatus et ne constitait pas un droit bien individualisé.

On soulèvera toutefois ici le problème posé par le toponyme Le Béage, castrum situé sur le Plateau, aux confins du Velay et du Vivarais, sur le tracé même de la route de Viviers au Puy, alors que cette dernière quitte le diocèse. Le Béage, Bedagium ou Bidagium en latin, est indéniablement proche de pedagium, et il est permis de ce demander si telle n’est pas l’étymologie du nom, le passage du [P-] au [B-] ne posant pas de problème linguistique. Néanmoins, aucun péage n’apparaît dans la documentation concernant ce château, malgré des recherches spécifiques et attentives : on peut affirmer sans risque qu’il n’en a pas levé. Par contre, on est en droit de se demander si le toponyme Béage ne correspond pas à un ancien péage public. En effet, la route est attestée dès l’Antiquité, alors qu’elle relie Viviers au Puy, et Le Béage est à la frontière des deux pagi. En Velay, elle fait l’objet d’attentions soutenues de la part du pouvoir comtal et on peut se demander s’il n’en est pas de même en Vivarais. L’éventuel péage du Béage alors répondrait coté vivarois à celui de Largentière (Haute-Loire), situé en Velay.

1845.

) Soutou (A.) : « Les lieux de péage de l’évêché de Maguelone au XIVè siècle », art. cité, p. 496-497.

1846.

) Lauranson-Rosaz (Ch.) : L’Auvergne et ses marges (Velay, Gévaudan), du VIII è au XI è siècle. La fin du monde antique ?, op. cit., p. 107-108, 129-132 et 332-335.

1847.

) Les faits sont rapportés par Frère Théodore : Histoire de Notre-Dame du Puy, op. cit., p. 255. Néanmoins, d’une part rien ne permet de conforter les dires de Frère Théodore, mais en plus, il attribue ce Pons au lignage de Montlaur, alors que l’on sait que ce dernier n’est pas encore individualisé de celui de Polignac [Laffont (P.-Y.) : « Les Montlaur : une branche cadette des vicomtes de Polignac ? », art. cité, p. 77-82.], ce qui implique au moins une erreur de l’auteur. Le Pons en question serait alors Pons III de Polignac, ce qui nous renvoie bien au conflit en cours à l’époque.

1848.

) AN, J 294.

1849.

) Pontal (O.) : « Les seigneurs de Montlaur dans la région cévenole des origines au XVè siècle », art. cité, p. 30, 72-73. L’auteur, n’ayant pas établi le lien lignager entre les Polignac et les Montlaur, et n’identifiant pas bien les routes dont il est question dans le conflit, n’en saisi pas l’importance et les enjeux réels, le ramenant à une simple opposition entre féodaux.

1850.

) La question de l’origine des Montlaur et de leurs liens avec les Polignac est définitivement tranchée dans Laffont (P.-Y.) : « Les Montlaur : une branche cadette des vicomtes de Polignac ? », art. cité, p. 77-82.

1851.

) AN, J 332.

1852.

) Il est toutefois difficile de fixer les limites des pagi carolingiens avec certitude. Ainsi, La Souche, localisé non loin de La Bastide, est en Gévaudan à la fin du Moyen Age, mais on peut tout à fait penser que le diocèse altimédiéval du Puy et le pagus vellaviensis se soient étendus plus au sud. Cf. t. II, p. 569 et 586. La délimitation des droits routiers pourrait alors servir ici à déterminer le tracé des anciens pagi, comme c’est le cas en Bourgogne du nord [Richard (J.) : « Le conduit des routes et la fixation des limites entre mouvances féodales, la frontière bourguignonne dans le comté de Bar-sur-Seine (XIè-XIIIè siècles) », art. cité, p. 92-101.

1853.

) AN, J 304, n°50.

1854.

) Lascombe (A.) : Répertoire général des hommages des évêques du Puy, op. cit., p. 135 et 136.

1855.

) Guillot (O.) : Le comte d’Anjou et son entourage au XI è siècle, op. cit., t. 1, p. 395.

1856.

) Devailly (G.) : Le Berry du X è siècle au milieu du XIII è siècle, op. cit., p. 227

1857.

) Bur (M.) : La formation du comté de Champagne, v. 950 - v. 1150, op. cit., p. 301-303 et Bautier (R.-H.) : « Les foires de Champagne, recherches sur une évolution historique », art. cité, p. 117-118.

1858.

) Grassi (M.-C.) : Les voies de communication en Provence orientale de l’époque romaine à la fin du XVIII è siècle, op. cit., p. 145.