b- Eléments d’un statut de la route au Moyen Age central

Alors que la route échappe au contrôle public et comtal en Vivarais, quelques textes apportent de rares éléments sur sa place dans la seigneurie. Peu nombreux, ils sont en outre assez mal répartis chronologiquement : les cartulaires des Xè-XIIè siècles ne renferment que très peu de renseignements à ce sujet, et c’est surtout la documentation des XIIIè-XIVè siècles qui éclaire le mieux le statut des routes.

La première manifestation du caractère privé de la route est le fait qu’elle soit inféodée au même titre que tout autre bien ou droit, et pleinement intégrée au système féodal. Certes, nous n’avons jamais trouvé d’expression aussi directe que celle rencontrée en Provence en 1297 où il est question d’une viam publicam quam tenet castellanus ad manus suas, mais de nombreux exemples vivarois sont tout aussi explicites ( 1859 ). Ainsi, le feudum strate et pedatgii de Saint-Cirgues-en-Montagne est-il concédé en 1278 à Pons de Montlaur par le comte de Valentinois ( 1860 ). Cependant, si elle constitue parfois un fief à part entière, la route reste le plus souvent associée à la châtellenie. On ne compte plus les hommages des seigneuries intégrant une route parmi les droits inféodés. Par exemple, dès 1261, Eustache de Lamastre rend hommage au comte de Valentinois pour sa seigneurie de Saint-Agrève, le péage et la route publique du lieu figurant expressément parmi des droits dénombrés ( 1861 ). De même, non loin du Vivarais, en Velay, le château de Monistrol-sur-Loire est vendu en 1270 avec les droits sur les chemins publics ( 1862 ). Il en est de même en 1245 à Borne lorsque Gaucelin et Guérin de Borne rendent hommage de leur château de Borne avec tous ses droits, la strata étant expressément indiquée ( 1863 ).

La route peut même apparaître presque systématiquement, ou au moins très fréquemment, dans les hommages et actes d’inféodation d’un château particulièrement bien placé le long d’un axe routier. C’est le cas à La Garde-Guérin, sur le chemin de Régordane, où les hommages rendus par les différents coseigneurs du lieu à l’évêque de Mende mentionnent tous, ou presque, la strata de Garda ( 1864 ).

A l’inverse, si la route peut faire l’objet d’une inféodation spécifique, ou au moins être expressément associée à un fief plus large, elle peut aussi faire l’objet d’une réserve la dissociant alors du fief concédé. C’est ce qui arrive en 1278 à Antraigues, lorsque le comte de Valentinois concède la châtellenie d’Antraigues à Pons de Montlaur ( 1865 ). Le comte retient alors la strata qui traverse le mandement d’Antraigues ( 1866 ). C’est toutefois un cas de figure rare.

Signe indiscutable que la route peut constituer une entité spécifique parfois distincte des terres environnantes, en 1258, Guigue Pagan soutient que, dans la traversée du village de Saint-Sauveur-en-Rue, la route de Boeuf au Puy lui appartient, et que le prieur du lieu n’a aucun droit dessus ( 1867 ).

La mainmise du pouvoir seigneurial sur la route transparaît aussi dans le nom que prend parfois tel ou tel chemin. Rappelons que peu de chemins possèdent un nom propre, mais que ce dernier est alors généralement issu du nom de la région traversée. Le plus souvent, il prend le nom de la châtellenie où il passe, signe de l’appropriation de l’axe par le pouvoir châtelain. Ainsi, la route de Tournon au Puy par Saint-Agrève devient-elle en 1376 l’estratam publicam castri Montisusclati dans la traversée du mandement de Montusclat ( 1868 ), alors que la route d’Aubenas à Mézilhac devient la strata de Interaquis au niveau de cette châtellenie ( 1869 ).

Aucune catégorie de route ne semble échapper à l’usurpation seigneuriale et ne demeure dans le domaine public. Même les plus importantes, tel le chemin de Régordane déjà évoqué, en font les frais : les hommages du château de la Garde en témoignent. A l’inverse, les routes de moindre importance ne sont pas délaissées : en effet, celles de Saint-Cirgues et d’Antraigues que nous avons montrées réduites au rang de fief ne sont nullement des axes majeurs.

Est-il possible de comprendre les mécanismes de l’appesantissement du pouvoir féodal sur la route tout en le périodisant ? Aucun texte ne nous apporte le moindre renseignement sur les modalités du passage de la route de la sphère publique à la sphère seigneuriale. Il est vrai que l’autorité publique en Vivarais au Xè siècle, période où tout se noue, nous demeure totalement inconnue faute de documentation, mais aussi sans doute du fait de la désagrégation précoce et avancée du pouvoir public que nous avons déjà évoquée. Il ne semble pas que la route ait immédiatement et pleinement été intégrée dans le système féodal dès le Xè siècle. En effet, alors que des hommages et des inféodations nombreux nous renseignent sur ce dernier dès le XIè siècle, et plus encore au XIIè siècle, il faut attendre le milieu du XIIIè siècle pour que les premiers cas de fiefs routiers apparaissent. Le tout premier exemple connu date de 1245 avec l’inféodation du château neuf de Borne, intégrant explicitement les péages et routes du mandement de Borne ( 1870 ). Le hiatus est donc long entre la disparition presque totale des routes qualifiées de « publiques », concomitante du déclin du pouvoir public, et les premières mentions d’appropriation de la route par le pouvoir seigneurial. Certes, l’enregistrement d’un fait nouveau dans la documentation ne date nullement ce fait, généralement bien antérieur. Il paraît impossible que la route ait constitué un fief sans que l’on possède d’hommage, base du système, intégrant ces dernières. On peut donc penser que la route est de fait intégrée aux biens et droits inféodés avec un château, mais qu’elle n’a pas encore de « personnalité féodale » propre avant le milieu du XIIIè siècle. La chronologie des péages confirme d’ailleurs celle des premières inféodations de routes. L’essor des circulations, lié au développement commercial, n’aurait-il pas, dans la première moitié du XIIIè siècle, provoqué une augmentation significative des revenus seigneuriaux issus de la route ? De ce fait, elles seraient alors devenues susceptibles de constituer des fiefs ou des éléments de fiefs intéressants. C’est la seule explication que nous pouvons proposer pour expliquer l’essor des inféodations de routes, totalement inconnues avant le milieu du XIIIè siècle.

Notes
1859.

) Ibidem, p. 147.

1860.

) AD 38, B 3537.

1861.

) AD 07, C 196, f°33.

1862.

) AD 43, G 2, n°153.

1863.

) AD 48, 6J 1, f°89v°.

1864.

) 1253 : AD 48, G 29, n° 1, f° 2. 1253 : hommage de Gaucelin de Borne ; AD 48, G 5, f°283v° ; AD 48, G 8, f°58v° ; AD 48, G 476. 1258 : hommage de Francona, femme d’Albert Blau ; Feuda Gabalorum, t. II/2, p. 139-140. 1269 : hommage de Béraud de Pradelles, AD 48, G 5, f°289. 1277 : hommage de Béraud de Pradelles ; Feuda Gabalorum, t. II/2, p. 268.

1865.

) AD 38, B 3537.

1866.

) Route d’Aubenas à Mézilhac et au Cheylard, cf. t. II, p. 320-324 et 245-246.

1867.

) Cartulaire de Saint-Sauveur-en-Rue, n°CLVIII.

1868.

) AD 07, C 196, f°10.

1869.

) Route d’Aubenas à Mézilhac et au Cheylard, cf. t. II, p. 320-324 et 245-246.

1870.

) AD 48, 3J 6.