d- Les devoirs routiers seigneuriaux

En contrepartie du prélèvement des péages, concédé ou usurpé selon les cas et les régions, le seigneur châtelain doit normalement assurer la sécurité des voyageurs, mais aussi entretenir la route et la maintenir ouverte ( 1956 ). Justification théorique fondamentale du péage, il est intéressant d’envisager la réalité de la situation régionale et de chercher à cerner l’implication réelle du seigneur péager dans les travaux routiers. Le dossier documentaire est toutefois limité à quelques références seulement, n’apportant que très peu de renseignements. Un seul texte nous apprend qu’un seigneur vivarois songe éventuellement à entretenir les routes de son ressort. Il s’agit du comte de Valentinois, qui rend hommage de sa seigneurie de Chalencon au roi en 1466, indiquant expressément parmi les droits en dépendant celui « de faire réparer les ponts, chemins et passaiges par les habitants de la baronnie de Chalencon » ( 1957 ). Néanmoins, le fait de pouvoir disposer de corvées, même s’il est rappelé, n’en implique par pour autant que celles-ci soient effectivement demandées. Cependant, le Vivarais n’est pas une région où les corvées se sont maintenues jusqu’à la fin du Moyen Age et les quelques rares cas que nous connaissons ne sont souvent pas explicites. Ainsi, une journée de corvée avec des boeufs peut-elle être employée à des fins très diverses, depuis le charroi des récoltes et du bois de chauffage, jusqu’à celui de matériaux pour l’entretien des routes. Nous n’en savons rien. Le Velay voisin, pour sa part, nous livre deux exemples d’entretien de chemin imposé aux ressortissants d’une juridiction. En 1448, le précepteur de la commanderie de Chantoin impose à Guilhem Memasials, Pierre Flandin et Pierre Besson, de Séneujols, de réparer la route qui longe leurs terres sous peine d’amende ( 1958 ). En 1451, la même cour met en demeure Pierre Renier de réparer le chemin de Chasalet dans la portion qui jouxte ses champs et ce, sous peine d’amende si ce n’est pas fait avant Pâques ( 1959 ). De tels exemples, s’ils existent, n’en sont pas moins rares.

Un autre acte témoigne indirectement de l’attention, au moins formelle, que certains seigneurs peuvent porter aux routes. En 1406, Jean Epini sollicite de noble Astorge de Montejoco, régent de la juridiction de Naves, l’autorisation de couper le chemin longeant son pré pour faciliter l’écoulement des eaux le traversant ( 1960 ). Cependant, rien n’indique que les coseigneurs de Naves aient été attentifs à l’entretien de ces mêmes routes, seule la notion d’autorité seigneuriale sur la route transparaissant ici.

A l’inverse, parmi les lettres patentes royales ou sénéchales imposant de faire des travaux sur tel ou tel axe, deux mettent en cause des seigneurs péagers n’effectuant pas les travaux auxquels leur droit de péage devrait les astreindre. Tout d’abord, en 1314, ce sont les habitants du Puy qui se plaignent de ce que le vicomte de Polignac, pourtant péager, n’entretient pas le pont de Brives, par lequel passe l’essentiel des relations de la ville vers l’est ( 1961 ). En 1372, c’est Imbert de Burzet, qui est contraint de réparer la route d’Aubenas au Puy par Montpezat dans la traversée de ses terres ; cette dernière étant devenue dangereuse faute d’entretien ( 1962 ). Il faut ensuite attendre presque 150 ans pour que l’attention du roi se porte à nouveau sur les seigneurs péagers manquant à leur devoir : Louis XI leur impose à tous les seigneurs du Languedoc de réparer les « ponts et passaiges [...] aux depens des peagers » ( 1963 ). Néanmoins, les Etats du Languedoc se plaignent à plusieurs reprises des carences des péagers, comme en 1483 ( 1964 ) et 1498, lorsqu’ils remarquent que ces derniers « laissent cheoir en ruyne les ponts et ne daignent faire aucune réparation des chemins » ( 1965 ). En 1502, les nobles présents aux Etats affirment que « la fondation et l’institution des peages et leudes dudit pais n’a pas esté faicte pour la reparacion des ponts et passages » ( 1966 ). Ces quelques rares textes ne permettent pas de se forger une opinion sur la réalité de l’action seigneuriale en faveur des routes. La multiplication des péages permet toutefois de penser que les seigneurs sont tout à fait conscients, au moins à partir du XIIIè siècle, de l’intérêt financier que ces derniers peuvent représenter. De ce fait, ils n’ont probablement pas abandonné tout entretien routier, au risque de voir les circulations se détourner vers un axe voisin mieux entretenu par un gestionnaire plus avisé. D’autres cas mieux documentés laissent au contraire percer une véritable concurrence entre seigneurs, qui vise à contrôler tout le trafic. Ce contrôle ne s’exerce alors pas en interdisant de passer chez le voisin, mais au contraire par un entretien du réseau routier pour de le rendre attractif. Ainsi, à titre de comparaison, on peut constater que la majeure partie des seigneurs jurassiens et alpins s’efforce de capter le trafic franco-italien en multipliant avantages fiscaux ou matériels, en construisant halles et entrepôts commerciaux, mais aussi en entretenant ponts et routes ( 1967 ). Cependant, dans tous ces cas où des seigneurs entreprennent des travaux d’eux-mêmes et prennent des dispositions pour l’entretien de chemins, comme dans le comté de Nice aux mains de la maison de Savoie ( 1968 ), ou en Savoie même ( 1969 ), on constatera qu’il s’agit de très puissants sires à la tête de principautés territoriales se structurant en véritables états : nous sommes loin de l’éclatement du pouvoir qui prévaut en Vivarais.

De même que nous avons très peu de textes nous renseignant sur l’entretien des routes par les seigneurs péagers, l’exercice réel du conductus et guidagium, sauvegarde qu’il doit offrir au voyageur en regard du péage, reste le plus souvent dans l’ombre. Nous avons déjà remarqué que ce droit n’apparaît explicitement qu’à quatre reprises, dans un contexte très formel faisant douter de la réalité de sa perception. Aux périodes nous concernant, le droit de conductus se confond sans doute avec le droit de péage. Seuls trois actes rappellent leurs devoirs aux péagers. En 1178, Frédéric Ier notifie avoir accordé à Guillaume de Poitiers, comte de Valentinois, les droits de péage sur la route de Valence à Montélimar, ajoutant que Guillaume devra protéger la route et défendre les riches, les pauvres et les pèlerins ( 1970 ). Un autre exemple est donné en 1173-1174 lorsque Louis VII confirme un accord conclu entre Pierre, évêque du Puy, et Pons, vicomte de Polignac, prévoyant qu’au titre de leurs péages, l’évêque et l’église du Puy, ainsi que le vicomte, devront assurer la protection des marchands, des pèlerins et des voyageurs ( 1971 ). Le même litige ressurgit encore quelques années après, en 1219, Philippe Auguste confirme alors un accord conclu entre Robert, évêque du Puy, et Pons de Montlaur, prévoyant que l’évêque et le seigneur de Montlaur lèveront un péage sur la voie publique près du château de Charbonnier. En contrepartie de ce péage le seigneur de Montlaur est tenu de protéger les marchands depuis La Ceouche et depuis Largentière jusqu’au Puy ( 1972 ). Il est bien ici question d’exercer un devoir de protection aux voyageurs, un conduit, mais le terme conductus n’apparaît pas, supplanté par celui de péage. Remarquons par ailleurs que les régions où la notion de conduit, séparé du péage, semblent être celles où un pouvoir d’essence publique, comtale par exemple, se maintient fortement, comme la Champagne ou la Bourgogne déjà évoquées, le conduit relevant de l’autorité supérieure, alors que le péage, ponctuel et lié à un passage précis, relève d’une aristocratie de moindre rang ( 1973 ). Il en est de même en Alsace, où le conduit reste longtemps une prérogative relevant directement de l’empereur ( 1974 ). Au XIIIè siècle encore, c’est l’évêque de Sion, détenteur de pouvoir régalien, qui assure le conduit des voyageurs empruntant le col du Simplon en plein essor ( 1975 ). Il est vrai que dès la période mérovingienne, le conduit, ou sauf-conduit est une prérogative exclusivement royale ( 1976 ).

Aucun acte de la pratique ne nous renseigne toutefois sur l’exercice réel de ce conduit et rien ne permet de penser que les seigneurs péagers vivarois soient particulièrement attentifs à la sécurité des voyageurs traversant leurs terres. La documentation ne nous livre aucune action intentée de façon spécifique à l’encontre d’une personne ayant mis un voyageur en danger, et on est loin de la situation que l’on peut constater dans les Alpes du nord, où les comptes de châtellenie témoignent de l’exercice effectif de ce devoir de conduit, induisant des charges financières parfois lourdes ( 1977 ).

Seigneur prédateur ou seigneur gestionnaire avisé ? Tels sont les deux aspects opposés de l’attitude du pouvoir châtelain vis-à-vis de la route, mais rien ne nous permet d’en privilégier un en particulier. Cependant, nier que certains féodaux aient pu entretenir la route afin de promouvoir des circulations dans leur ressort serait sombrer dans un misérabilisme qui n’est plus de mise concernant le Moyen Age. Au contraire, le grand nombre de péages tendrait à montrer que ces derniers ont tout à fait compris l’intérêt qu’ils pouvaient retirer de circulations actives, donc de bonnes routes.

Le déclin précoce et profond du pouvoir public et de ses représentants en Vivarais laisse, dès le XIè siècle, la route glisser de la sphère publique au domaine privé, ainsi qu’en témoigne la brutale et presque totale disparition des mentions de routes publiques. Néanmoins, n’appartenant plus au domaine public, la route ne semble pas immédiatement intéresser les seigneurs. Il faut attendre la seconde moitié du XIIè siècle, et plus encore sans doute le XIIIè siècle pour que cette dernière devienne un véritable enjeu de pouvoir. Cette attention nouvelle est sans doute le reflet de l’essor des circulations qui laisse entrevoir des perspectives de profits significatifs. Dans le courant du XIIIè siècle, apparaissent alors les premières mentions d’inféodation de routes et des droits y afférant, alors que le nombre de péages et les litiges à leur sujet se multiplient. La situation vivaroise constitue un contre-type parfait à celle rencontrée au coeur de l’Empire, où le pouvoir du souverain maintient la route dans le domaine public, avec l’exercice réel d’un conductus, prérogative ducale et comtale uniquement ( 1978 ).

Notes
1956.

) Bautier (R.-H.) : « La route française et son évolution au cours du Moyen Age », art. cité, p. 79.

1957.

) AN, H4 3016/1.

1958.

) AD 69, 48H 1378, 1er cahier ,f°18v°.

1959.

) AD 69, 48H 1378, 2ème cahier, f°6v°.

1960.

) AD 07, 2E MJ 12, f°36.

1961.

) Jacotin (A.) : Preuves de la maison de Polignac, op. cit., t. II, n°384.

1962.

) AD 34, A 6, f°101.

1963.

) AD 31, B 1900, f°192.

1964.

) AD 07, C 697, doléance 13.

1965.

) AD 43, 501C 6988.

1966.

) AD 31, C 2276, f°48v°.

1967.

) Bautier (R.-H.) : « La route française et son évolution au cours du Moyen Age », art. cité, p. 92-94.

1968.

) Grassi (M.-C.) : Les voies de communication en Provence orientale de l’époque romaine à la fin du XVIII è siècle, op. cit., p. 162.

1969.

) Lugon (A.) : « Le trafic commercial par le Simplon et le désenclavement du valais oriental (fin du XIIè siècle-milieu du XIVè siècle) », art. cité, p. 95.

1970.

) Chevalier (U.) : Regeste dauphinois, op. cit., t. I, n°4688.

1971.

) AN, J 294.

1972.

) Layettes du Trésor des Chartes, op. cit., t. I, n° 1371.

1973.

) Bur (M.) : La formation du comté de Champagne, v. 950 - v. 1150, op. cit., p. 301-303 ; Richard (J.) : « Le conduit des routes et la fixation des limites entre mouvances féodales, la frontière bourguignonne dans le comté de Bar-sur-Seine (XIè-XIIIè siècles) », art. cité, p. 86-92.

1974.

) Zundel (A.) : « Les routes en Haute-Alsace à la fin du Moyen Age », art. cité, p. 110.

1975.

) Lugon (A.) : « Le trafic commercial par le Simplon et le désenclavement du valais oriental (fin du XIIè siècle-milieu du XIVè siècle) », art. cité, p. 88.

1976.

) Craecker-Dussart (Ch.) de : « L’évolution du sauf-conduit dans les principautés de la Basse-Lotharingie du VIIIè au XIVè siècle », art. cité,p. 194 et 197.

1977.

) Morenzoni (F.) : « Le mouvement commercial au péage de Saint-Maurice-d’Agaune à la fin du Moyen Age (1281-1450) », art. cité, p. 10-11.

1978.

) Craecker-Dussart (Ch.) de : « L’évolution du sauf-conduit dans les principautés de la Basse-Lotharingie du VIIIè au XIVè siècle », art. cité,p. 203-214.