A- Approche conceptuelle

Souvent, le lien unissant château et route est réduit à la seule notion de « point stratégique », tenant lieu d’analyse dans de nombreuses monographies archéologiques. De ce point de vue, Robert Fossier affirmant que « même là où sa position est bonne, carrefour routier, gué ou pont, défilé, issue d’un bois, il faudrait être sûr que le profit à tirer du marchand n’a pas davantage inspiré le bastidor que le souci de guetter les pillards » ( 2075 ) n’a souvent pas retenu l’attention. La réalité est multiforme, variant tout au long du Moyen Age, selon des considérations sociales, géopolitiques et routières. Pour plusieurs raisons, une lecture strictement militaire et stratégique de la relation route-château, limitative et réductrice, ne nous semble pas correspondre à la situation rencontrée en Vivarais.

Tout d’abord, c’est conférer au château un rôle strictement militaire qui n’est pas exclusivement le sien. Expression nouvelle du pouvoir, il est bien connu que le château est d’abord un élément de contrôle, d’assujettissement même, des populations environnantes. Ce fait explique pour une large part leur multiplication dans des régions cloisonnées comme le Vivarais ( 2076 ).

Ensuite, si la fonction militaire du château ne peut être niée, elle renvoie au climat de violence sociale et de prédation opposant les membres de l’aristocratie entre eux aux Xè-XIIIè siècles. A cette période, la guerre n’est pas, sauf exceptions rares et notables, un affrontement de grandes armées se déplaçant le long des routes et aucun conflit d’ampleur ne semble alors s’être déroulé en Vivarais.

De plus, la notion de passage stratégique, donc de passage à barrer ou à maintenir ouvert au prix d’un effort de fortification spécifique, ne correspond ni à la réalité du réseau routier, ni à ce que l’on sait de l’aristocratie châtelaine. En effet, le caractère anastomosé du réseau routier rend très difficile le contrôle de toute circulation à partir de quelques points forts seulement, puisqu’il est toujours possible de contourner tel ou tel château par plusieurs axes. Dans ce cadre, une éventuelle maîtrise des circulations ne peut être envisagée qu’à une échelle générale, et non simplement en ce qui concerne quelques sites. Cependant, aucun seigneur n’est en mesure de contrôler, au même moment, un nombre de châteaux suffisant. En effet, si quelques lignages sont seigneurs d’un grand nombre de châteaux vivarois (comtes de Valentinois, Montlaur, Châteauneuf, Saint-Romain, Argental...), leurs pouvoirs effectifs sont amoindris car la majorité de leurs châteaux est inféodée à des vassaux n’entretenant pas nécessairement les mêmes intérêts que leurs seigneurs. En outre, les châteaux de ces quelques lignages puissants sont dispersés et ne constituent pas des entités géographiquement homogènes. Seule la constitution de principautés territoriales aurait finalement pu permettre au château de jouer un rôle véritablement stratégique d’un point de vue militaire, mais aucun lignage ne parvient à en structurer et le Vivarais demeure une région de pouvoirs disséminés sur la période Xè-XIIIè siècles.

On pourrait penser qu’avec les troubles liés à la guerre de Cent Ans, le rôle stratégique des châteaux se renforce éventuellement, ainsi que cela a été constaté dans le Sud-Ouest, il est vrai plus proche du coeur des opérations militaires franco-anglaises ( 2077 ). En effet, la menace militaire se structure alors et prend la forme de bandes armées organisées parcourant le pays et qu’il faut chercher à arrêter, ou au moins à détourner. Notons déjà que, passé le milieu du XIVè siècle, le Vivarais ne connaît aucune construction de nouveau château, alors que la menace militaire se précise. En outre, réagir de la sorte imposerait une structure collective susceptible de promouvoir plusieurs forteresses « d’intérêt public », ce qu’aucun pouvoir seigneurial n’est en mesure de faire, et ce qui dépasse les compétences et les capacités financières des Etats du Vivarais ( 2078 ). La défense du Vivarais est donc avant tout individuelle : chaque ville relève ses remparts, plusieurs églises sont fortifiées, alors que les châteaux s’adaptent aux évolutions de l’armement. Les seules constructions de type castral que l’on rencontre aux XIVè et XVè siècles témoignent elles aussi du caractère individuel de la réaction face au danger, puisque ce sont les maisons fortes de la petite aristocratie subalterne.

Tout au long de la seconde moitié du Moyen Age, on est donc loin d’un contrôle stratégique du château sur la route au sens militaire du terme, qui serait destiné à bloquer une éventuelle avancée de troupes. La relation château-route est à penser autrement, dans le cadre des droits publics privatisés par le seigneur châtelain, exprimés par le prélèvement du péage ou de tout autre droit de passage. De ce point de vue, le château est avant tout un centre de pouvoir, de contrôle, plus qu’une simple construction militaire stratégiquement implantée ( 2079 ). Ce contrôle châtelain sur la route est avant tout de nature économique, caractérisé par le bénéfice que ce dernier peut en retirer ( 2080 ). Le litige de 1293 déjà évoqué à plusieurs reprises entre le comte de Valentinois et le sire de Roche, seigneur de Mézilhac, au sujet de leurs droits de péage est symptomatique de cette situation ( 2081 ). Rappelons que Guigue de Roche en appelle alors au roi, se plaignant que le comte de Valentinois détourne les circulations empruntant la vallée de l’Eyrieux. Ce dernier veut les faire passer dans son mandement de Chalencon, où il perçoit un péage, au détriment de celui de Mézilhac. Il est clair ici que le château ne sert nullement à interdire les circulations, à les maîtriser dans un sens stratégique, mais qu’il s’agit bien, au travers du péage, d’un instrument de contrainte économique. La seule position stratégique ici est celle qui permet, non de barrer la route, mais au contraire d’attirer les circulations et les revenus qui leur sont liés.

En outre, le château n’est pas qu’un centre de pouvoir prélevant un péage, mais également un centre de peuplement, par cristallisation d’un castrum sous ses remparts. Le passage d’une route est alors un atout pour le village naissant, qui connaît ainsi une possible ouverture commerciale ; il faut donc bien différencier le castellum, château au sens strict du terme, et le castrum.

Le bon emplacement pour un château est donc globalement celui qui lui permet d’escompter bénéficier du trafic routier en prélevant un péage, ou en favorisant l’essor d’un castrum. Interrompre stratégiquement les circulations ne nous semble donc pas être une priorité, sachant que le caractère anastomosé du réseau viaire permettrait de passer immédiatement chez le seigneur châtelain voisin, à son plus grand profit.

Quatre cas de figures théoriques caractérisent, à notre sens, l’interrelation château-route en Vivarais.

  1. L’absence de relation entre un château et une route qui s’ignorent :
    1. totalement ;

    2. partiellement avec création d’un poste de perception de péage sur la route.

  2. Un château est attiré par une route préexistante :
    1. soit lors de sa fondation ;

    2. soit par la suite avec abandon d’un premier site.

  3. Une route est attirée par un château nouvellement construit :
    1. par le castellum lui-même ;

    2. par le castrum qui se développe autour du castellum.

  4. La route favorise la cristallisation d’un castrum.

Une fois ces cas théoriques définis, la difficulté et l’incertitude résident dans la répartition des châteaux entre ces catégories. En effet, quoi de plus délicat à cerner que les intentions du promoteur d’un château, les mobiles l’ayant poussé à choisir tel emplacement plutôt que tel autre n’étant bien entendu jamais évoqués. Quelques éléments, plus ou moins nets selon les cas, permettent néanmoins d’asseoir notre réflexion.

Le cas le plus évident est celui de l’absence de relations entre route et château : si ce dernier est loin de tout axe de circulation on peut affirmer sans risque qu’il n’existe aucun lien entre route et château. La question est pourtant plus délicate pour ce qui est des postes de perception de péage éventuellement associés à ces châteaux. En effet, la documentation ne nous en livre qu’une connaissance très partielle, et le nombre de postes connus ne peut être considéré que comme un minimum, certainement assez éloigné de la réalité. Ainsi, le nombre de châteaux liés à la route par un poste de perception est probablement sous-évalué, alors que celui des châteaux ignorant purement et simplement la route est, par voie de conséquence, surévalué.

L’attraction d’une route sur un château, soit au moment de son implantation, soit par la suite, provoquant alors un déplacement de ce dernier, est difficile à appréhender. En effet, le plus souvent, rien ne permet de savoir si le château a été attiré par la route elle-même ou par un autre facteur. Plus que des données documentaires, la réponse vient de l’observation des lieux. De ce point de vue, la relation topographique qu’entretiennent route, château et habitat est primordiale. On ne peut douter que des châteaux comme Joyeuse ou Pradelles, rigoureusement mitoyens de la route, aient été attirés par cette dernière. Toutefois, il arrive que le château soit plus éloigné de la route et, dans ce cas, il est nécessaire de prendre en compte globalement tous les facteurs ayant pu dicter son implantation, pour autant que l’on puisse les saisir, afin de déterminer quelle part revient à la route. Relief local, présence éventuelle d’un fort peuplement préexistant, ou encore position symbolique du lieu par rapport à d’autres centres de pouvoir, doivent alors être envisagés dans un examen attentif. Dans ce cas, si un quelconque facteur d’implantation autre que la route peut-être pressenti, nous avons considéré que cette dernière n’avait pas joué de rôle important. Cette rigueur nous amène donc à considérer le dénombrement effectué comme un seuil minimum, auquel on pourrait ajouter une dizaine de sites au moins.

Pour finir, le cas d’une route attirée par un castrum est assez aisé à identifier. En effet, la route ancienne, antérieure à l’établissement du château, subsiste encore le plus souvent et le nouveau chemin s’en sépare par un carrefour net, présentant une chronologie relative tout à fait lisible.

Notes
2075.

) Fossier (R.) : Enfance de l’Europe, aspects économiques et sociaux, vol. 1, L’homme et son espace, op. cit., p. 404.

2076.

) Laffont (P.-Y.) : Châteaux, pouvoirs et habitats en Vivarais, X è -XIII è siècles, op. cit., vol. 1, p. 314.

2077.

) Le rôle véritablement stratégique alors joué par les châteaux est mis en évidence dans Bériac (F.) et Cauchois (S.) : « Garnisons, voies de communications et ravitaillement en 1324-1325 : les troupes anglo-gasconnes dans le duché d’Aquitaine », art. cité, en particulier les p. 63-65.

2078.

) Le Sourd (A.) : Essai sur les Etats du Vivarais depuis leurs origines, op. cit., p. 226-227.

2079.

) Sur le château perçu non comme seul centre symbolique de la seigneurie, mais comme centre effectif de pouvoir, cf. Debord (A.) : « Le château et le ban : mainmise sur l’espace et les hommes dans le royaume de France (Xè-XIIIè siècle) », art. cité, p. 10-14.

2080.

) Un très bon exemple de l’aspect avant tout économique du lien château-route est fourni par l’évolution de la route de la vallée de la Thur, dans le sud des Vosges. Alors qu’elle s’ouvre au grand commerce entre Champagne et Italie, le comte de Ferrette fait établir un nouveau château à Thann afin de mieux en contrôler le péage en plein essor [Wilsdorf (Ch.) : « Dans la vallée de la Thur aux XIIIè et XIVè siècles, la transformation d’un paysage par la route », art. cité, p. 310]. La même situation, avec une multiplication des châteaux destinés à asseoir le pouvoir des familles aristocratiques, se rencontre dans le Trentin, avec l’ouverture de la route du Brenner, reliant Bolzano au Tyrol aux XIIIè et XIVè siècles [Varanini (G.-M.) : « Itinerari commerciali secondari nel Trentino bassomedioevale », art. cité, p. 117]. Dans les deux cas, il ne s’agit nullement d’axes militaires, mais bien de routes comptant parmi les liaisons commerciales majeures à l’échelle de l’Europe.

2081.

) AD 07, 3J 23, pièce 3, f° 5v°.