Il n’est pas question ici de présenter un par un les différents châteaux entretenant une relation particulière avec une route, mais d’illustrer les différents cas retenus par quelques exemples évocateurs, particulièrement documentés ou connus par la recherche archéologique. L’existence d’une étude complète du phénomène castral, ayant recensé exhaustivement les 163 châteaux vivarois de la période Xè-XIIIè siècles, nous a permis de quantifier précisément combien de châteaux entraient dans chaque catégorie ( 2082 ). En outre, nous y avons ajouté les châteaux vellaves compris dans l’espace étudié ( 2083 ) et les quelques rares sites foreziens, gévaudanais ou uzégeois concernés, ce qui représente au total 184 châteaux.
Cas 1a : aucune relation apparente | 106 | 58 % |
Cas 1b : aucune relation directe, existence d’un poste de perception | 12 | 6,5 % |
Cas 2a : attraction de la route sur le château lors de sa fondation | 58 | 31,7 % |
Cas 2b : attraction de la route sur le château après sa fondation | 2 | 1 % |
Cas 3a : attraction d’un castellum sur la route | 0 | 0 |
Cas 3b : attraction d’un castrum sur la route | 5 | 2,8 % |
Cas 4 : la route induit le développement d’un castrum | 0 | 0 |
La situation la plus fréquente est celle définie au premier cas, où route et châteaux n’ont aucune relation directe. Ces châteaux n’ayant aucune relation avec la route sont généralement non péagers et ne constituent que des sites mineurs à la tête de seigneuries de second ordre. Les châteaux d’Aizac, d’Aspecjoc, ou encore de Beaumont, constituent de bons exemples de ces types d’implantation, souvent très isolés dans des secteurs à l’écart des circulations.
Néanmoins, un nombre significatif de châteaux, au moins une douzaine mais sans doute beaucoup plus, cherchent à tirer profit du passage d’une route dans leur ressort, puisqu’ils établissent alors un poste de perception de péage.
Second cas de figure, qu’il s’agisse d’une implantation initiale ou d’un repentir postérieur, la route semble avoir attiré un château dans soixante cas au moins, chiffre significatif de l’attraction que la route et les richesses qu’elle draine peuvent exercer sur l’aristocratie châtelaine.
Un exemple très caractéristique des châteaux attirés par la route lors de leur première implantation est celui de Pradelles. Ce château, dont l’existence est attestée dès 1031 ( 2084 ), jouxte au plus près le chemin de Régordane qui lui est bien antérieur, puisque d’origine antique. Ensuite seulement, un important bourg s’est développé en contrebas du château au nord, le long de la Régordane. Joyeuse offre aussi la même évolution. Attesté dès le XIIè siècle ( 2085 ), ce château s’implante le long de la route d’Aubenas à Alès, au carrefour avec la route conduisant à Sablières et Loubaresse, alors que par la suite, un important bourg se structure au sud du fortalicium initial.
Le château de Saint-Laurent-les-Bains est lui aussi exemplaire de l’influence que peut exercer une route dans le choix d’un site d’implantation pour un nouveau château. Ce dernier, sans doute construit tardivement dans le courant du XIIIè siècle ( 2086 ), ne s’implante pas à proximité de l’habitat existant autour de l’église Saint-Laurent, non loin des thermes exploités dès l’Antiquité, mais va se jucher sur le sommet d’une crête en position isolée dans le finage villageois, au bord de la route reliant Pont-Saint-Esprit à Luc par Joyeuse.
Autre exemple, à Chomérac, nous sommes en présence d’un château dont la construction peut être datée des premières années du XIIIè siècle ( 2087 ). Remarquons que ce dernier est établi au contact de la route de Baix à Privas et au Puy, sur un modeste ensellement de terrain ne présentant aucun caractère défensif particulier, ce qui contraste avec la très grande majorité des sites castraux vivarois. Plusieurs reliefs marqués existent dans un rayon d’un kilomètre autour du site choisi, et offrent des conditions topographiques bien supérieures. On peut donc penser ici que la route a été un facteur déterminant, décisif même, au point de négliger plusieurs emplacements qui auraient usuellement été préférés.
Trois cas de repentir dans l’implantation d’un château débouchant sur l’abandon d’un premier site, au profit d’un second mieux placé, sont potentiellement liés à la route. Néanmoins, remarquons ici les difficultés éprouvées pour identifier ces châteaux abandonnés précocement au profit d’autres sites : occupés peu de temps et à des époques anciennes, généralement aucune documentation ne les concerne ( 2088 ). Nous ne pensons donc en livrer qu’un nombre minimum, auquel il faudrait sans doute ajouter quelques sites encore méconnus.
L’un des plus caractéristiques est incontestablement le couple Asseyne - Saint-Agrève. Situé sur les marges du mandement de Saint-Agrève, le château d’Asseyne semble abandonné très précocement ( 2089 ), alors que celui de Saint-Agrève n’est attesté qu’à partir de 1229 ( 2090 ). La succession d’une implantation à une autre ne semble pas faire de doute, alors que le facteur routier se lit directement dans le choix du nouveau. Autant Asseyne est à flanc de vallée, dans une position isolée à l’écart de tout axe de circulation, autant Saint-Agrève est le centre d’un noeud routier. Ainsi, convergent au pied du nouveau château, au coeur du castrum, la route venue de Tournon par la vallée du Doux, celles arrivant du Puy par Montusclat ou Fay, celle venant du Mézenc au sud par Les Vastres, et pour finir deux axes arrivant au nord, depuis Saint-Bonnet-le-Froid et Annonay. En situation de carrefour, le château de Saint-Agrève prélève un important péage attesté dès 1261 ( 2091 ), ce que n’aurait nullement pu faire celui d’Asseyne. De même, le bourg de Saint-Agrève, issu du castrum, voit s’implanter artisans et commerçants, alors qu’un hôpital est fondé à la fin du XIIIè siècle devant ses murs, tandis qu’Asseyne ne semble jamais être parvenu à agglomérer le moindre habitat villageois.
Le cas de Chalencon est peut-être aussi à prendre en compte dans la catégorie des déplacements de châteaux liés à l’essor d’une route, encore que l’on connaisse mal l’habitat préexistant au second château qui peut, tout autant que la route, avoir joué un rôle dans son implantation. Retenons toutefois que le Châteauvieux de Chalencon est sans doute abandonné dans le courant du XIè siècle, avec un déplacement vers le site du castrum de Chalencon, implanté au bord de la route de Valence à Saint-Agrève et au Puy, sur laquelle il prélève un péage, alors que le précédent est sur une crête isolée et vertigineuse, à l’écart des circulations ( 2092 ).
Dans tous les cas d’attraction d’un château par une route, on peut penser que c’est la possibilité d’exploiter sans difficulté un droit de péage qui a été le moteur de ce choix d’implantation, sans pour autant négliger la possibilité accrue de structurer plus facilement un castrum attractif pour les populations susceptibles de trouver un débouché commercial.
Si, comme nous venons de l’indiquer, la route attire fréquemment le château, il n’existe que quatre exemples inverses, relevant du troisième cas défini, où la route est détournée à la suite de l’implantation d’un château. Remarquons qu’aucune route n’est attirée par un castellum ou un très modeste castrum mais toujours par un castrum relativement développé. Doit-on en conclure que le pouvoir seigneurial n’a pas la possibilité d’imposer le déplacement d’une route, alors le village, qui constitue un lieu d’échange, est naturellement recherché par le voyageur au point que la route finit par s’y déplacer ? Il est aussi possible qu’un seigneur, désireux de promouvoir un castrum et de lui assurer toutes les conditions d’une bonne réussite, ait décidé de déplacer d’autorité un axe vers le futur village, mais nous ne possédons aucun texte apportant des précisions sur les conditions de naissances des castra.
L’exemple type du castrum ayant abouti à un déplacement significatif des axes routiers est Aubenas. Alors que les deux routes antiques cheminent au fond de la vallée de l’Ardèche, les routes médiévales s’élèvent jusqu’au castrum. A la fin du Moyen Age, les routes antiques semblent même avoir perdu importance. Certes, il s’agit là de l’une des villes les plus importantes du Vivarais, mais des situations identiques se rencontrent pour des localités de moindre envergure.
Serrières est un autre exemple de détournement d’une route suite à la fondation d’un castrum. Alors qu’au haut Moyen Age, la route d’Annonay au Rhône par Peaugres arrive face à l’église Saint-Sornin et au port, attesté en 970, l’axe de la fin du Moyen Age se détourne vers le castrum, situé quelques centaines de mètres au nord, ce qui lui impose un tracé bien différent depuis le village de Peaugres, plus de cinq kilomètres en amont.
Plus au sud, c’est encore le castrum de Paris, attesté à partir de 1212 ( 2093 ), qui attire la route probablement d’origine antique de Joyeuse à Luc, la détournant de plusieurs centaines de mètres vers l’ouest sur une distance de cinq à six kilomètres.
Le dernier cas de figure théorique retenu, celui où une route induit l’essor d’un castrum au pied du château, est difficile à percevoir. Néanmoins, la répartition des castra, qui sont associés à la très grande majorité des châteaux vivarois, ne coïncide nullement la carte du réseau routier. Même si les modalités de constitution de ces habitats nous échappent le plus souvent, il apparaît que géographiquement, aucun lien privilégié se dégage. Le village castral, tout comme le village ecclésial, sont avant tout des habitats liés à un terroir, et répondent donc à des impératifs locaux détachés des circulations.
La route et le château entretiennent donc des relations beaucoup plus subtiles qu’un simple jeu stratégique militaire totalement anachronique et peu adapté à la réalité castrale et viaire vivaroise. Retenons que le château a besoin du trafic et de la route pour en retirer tout à la fois profits péagers et facteur de développement de l’habitat issu de l’incastellamento.
Ainsi, exception faite des secteurs absolument ignorés par le réseau routier où les châteaux se trouvent de fait à l’écart de tout chemin important, nombre d’entre eux cherchent la proximité d’un axe de communication. On peut même préciser que cet axe doit être d’importance significative ; en effet, la majorité des châteaux attirés par une route le sont par un axe précédemment défini comme étant de première, seconde ou troisième catégorie, mais beaucoup plus rarement de quatrième catégorie ( 2094 ). C’est donc une situation proche de celle rencontrée dans d’autres régions où la question a été posée, comme en Picardie ( 2095 ), en Lodévois ( 2096 ), dans le nord de la Bourgogne ( 2097 ) et, pour autant que l’on puisse en juger au travers des premiers éléments d’une enquête partielle, en Quercy ( 2098 ).
Alors que le château cherche la proximité de la route, il est indéniable qu’elle est parfois attirée par celui-ci. Cependant, remarquons que jamais un castellum seul, sans intérêt commercial, voire même néfaste puisque levant un péage, n’attire les circulations, ce qui n’est pas le cas du castrum, agglomération plus ou moins importante, aboutissant parfois au détournement d’un itinéraire préexistant.
) Laffont (P.-Y.) : Châteaux, pouvoirs et habitats en Vivarais, X è -XIII è siècles, op. cit. Le t. II est un inventaire exhaustif des castra vivarois qui, en outre, les localise précisément, élément indispensable pour comprendre leur relation avec le réseau routier. Pour un tableau récapitulatif de la répartition des différents châteaux dans les catégories définies, cf. infra, annexe n°14.
) Identifiés grâce à Thomas (R.) : Les châteaux de Haute-Loire, op. cit.
) Laffont (P.-Y.) : Châteaux, pouvoirs et habitats en Vivarais, X è -XIII è siècles, op. cit., t. III, p. 253.
) Ibidem, p. 142.
) Ibidem, p. 303.
) AD Savoie, SA 3841.
) Laffont (P.-Y.) : Châteaux, pouvoirs et habitats en Vivarais, X è -XIII è siècles, op. cit., t. I, p. 354. L’auteur considère que quelques sites de ce type ont pu lui échapper, ou encore que la relation de succession entre deux châteaux n’est pas possible à établir clairement faute de source, même si elle existe très probablement.
) Laffont (P.-Y.) : Châteaux, pouvoirs et habitats en Vivarais, X è -XIII è siècles, op. cit., t. III, p. 25.
) Lascombe (A.) : Répertoire général des hommages des évêques du Puy, op. cit., p. 198.
) AD 38, B 3894.
) Sur la succession des deux châteaux de Chalencon, cf. Laffont (P.-Y.) : Châteaux, pouvoirs et habitats en Vivarais, X è -XIII è siècles, op. cit., t. III, p. 70 et 88.
) AD 48, 3J 6.
) Sur la signification de ces quatre catégories, cf. supra, p. 62-63.
) Fossier (R.) : : La terre et les hommes en Picardie jusqu’à la fin du XIII è siècle, op. cit., p. 505, 507, 521, 523 et 527.
) Journot (F.) : Archéologie des châteaux médiévaux de la montagne héraultaise, op. cit., p. 143.
) Noyé (Gh.) : « Les fortifications de terre dans la seigneurie de Toucy du Xè au XIIIè siècle, essai de typologie », art. cité, p. 203.
) Lartigaut (J.) : « Quelques mottes en Quercy », art. cité, 1975, p. 434.