a- Un problème de perspective, de méthode et de sources

N’abordant pas ici les seuls phénomènes urbains majeurs qui ne posent pas de problèmes d’identification tant ils sont importants, mais toutes les agglomérations de l’ensemble d’un réseau, depuis le bourg, des questions méthodologiques se sont rapidement posés. Pour sélectionner les petites localités qui méritent le qualificatif de bourgs et de villes, nous avons voulu procéder de manière empirique. Nous n’avons donc pas forgé, ou fait nôtre, une définition théorique de la ville ( 2102 ), pour ensuite sélectionner les localités qui pouvaient lui correspondre. Au contraire, nous avons voulu cerner les localités qui se distinguaient du lot commun des villages, avant d’expliquer comment et pourquoi elles émergent. Quiconque a travaillé sur les réseaux urbains et sur les petites villes sait que ce travail d’identification est l’un des plus problématiques qui soit. Plusieurs approches sont envisageables, qu’il s’agisse de considérer différents marqueurs d’un niveau de développement urbain ( 2103 ) ou de poser la question des fonctions et du rôle que jouent ces villes en terme de centralité ( 2104 ). L’étude de la centralité des petites villes est un instrument très pertinent qui rend bien compte de l’attraction qu’elles exercent, ce qui les distingue nettement des villages ( 2105 ). Une analyse statistique de l’activité notariale, cette dernière variant en fonction du type de localité où exerce le notaire, est une démarche intéressante qui permet de fournir une description fine et nuancée du réseau urbain ( 2106 ). Cependant, c’est une approche qui ne pouvait être envisagée ici à une échelle globale, les archives notariales manquant presque totalement dans de nombreuses régions vivaroises ( 2107 ). Aussi, avons-nous pris le parti de travailler essentiellement à partir de critères démographiques et fiscaux, certes moins pertinents à nos yeux, mais synthétiques à l’échelle du Vivarais dans son ensemble.

La source démographique essentielle est l’enquête fiscale réalisée en 1464 dans l’ensemble du Vivarais en application des décisions des Etats de Languedoc ( 2108 ). Ces soixante-treize registres d’estimes recensent théoriquement tous les chefs de feux laïcs et non nobles, communauté par communauté ( 2109 ). Cette base de travail pourrait paraître remarquable si plusieurs facteurs ne venaient en entacher la précision. Tout d’abord, les registres dits « détaillés », qui renferment les déclarations des chefs de feux dont les biens ont été estimés, n’ont été conservés que pour environ 150 des 300 paroisses vivaroises. Ensuite, ceux des principales villes ou gros bourgs ont malheureusement souvent disparu ( 2110 ). En ce qui nous concerne, la perte de la moitié environ des registres détaillés peut être partiellement comblée par les registres dits « abrégés », qui présentent une synthèse des données fiscales où figurent tous les déclarants. Tous les abrégés ont été conservés ( 2111 ). Nous connaissons donc théoriquement le nom et la paroisse de résidence de tous les chefs de feux sur l’ensemble du Vivarais, bien que quelques différences mineures portant sur une ou deux personnes apparaissent parfois entre les deux états du document. Cependant, qu’il s’agisse de leur forme « abrégée » ou de la version « étendue », les estimes posent de nombreux problèmes pour une exploitation démographique.

L’absence des registres détaillés indiquant le lieu de résidence précis du déclarant (tel manse, tel village, etc.) est parfois source de confusions. Un premier examen rapide de l’ensemble des données des registres abrégés fait ressortir immédiatement un certain nombre de cas discordants qui paraissent surévalués. L’enquête ayant été réalisée à l’échelle de la paroisse, ou plus rarement de la communauté d’habitants, le chiffre fourni n’est pas celui de la population du village même, mais de l’ensemble de la circonscription retenue. Dans la majorité des cas paraissant surévalués, on est présence de paroisses très étendues, couvrant de vastes terroirs où subsiste un habitat dispersé important justifiant à lui seul la forte démographie, surprenante eu égard à la taille très réduite du village. Ainsi, la paroisse de Thueyts est comptée pour 249 feux, alors qu’à l’évidence, c’est un modeste village de la haute vallée de l’Ardèche. Montpezat est compté pour 214 feux, bien que les autres sources exploitées ne laissent pas percevoir, pour autant qu’on puisse en juger, une aussi forte démographie. La question peut aussi se poser pour Chassiers, avec 189 feux, plus que la ville voisine de Largentière, mais cette paroisse, très vaste, englobe de nombreux hameaux et écarts peuplés distincts du chef-lieu. A l’inverse, le chiffre donné pour Tournon, 197 feux, à toutes les chances de correspondre réellement à la population urbaine, puisque cette paroisse est pour l’essentiel limitée à la ville et à ses abords immédiats. Il en est aussi de même à Joyeuse, paroisse d’extension réduite qui englobe peu d’habitat isolé. Le cas d’Aubenas permet de bien cerner la différence entre les deux données : alors que le chiffre brut des abrégés est de 341 feux, l’examen de la résidence de chaque tenancier permet de savoir que finalement seuls 231 demeurent en ville, les autres ressortant d’écarts plus ou moins éloignés, ou de villages voisins intégrés au mandement d’Aubenas. Pour séduisantes qu’elles soient, ces listes abrégées doivent donc être examinées en détail, au cas par cas, pour cerner quelle population est prise en compte. Les cas aberrants sont heureusement assez facilement remarquables.

Ensuite, les nobles et les clercs échappent à l’enquête, sauf s’ils disposent de biens roturiers et laïcs qui sont déclarés. Cependant, ils sont très peu nombreux à figurer dans les registres et l’écrasante majorité nous échappe. Relever dans tous les registres à qui les tenanciers déclarent devoir des cens pourrait permettre de mieux cerner le groupe des nobles et, dans une certaine mesure, des ecclésiastiques. Ce travail minutieux, imposant de consulter dans le détail l’intégralité des 14000 pages de l’enquête était hors de portée ici, seule une édition du document accompagnée d’un index personnarum pouvant le permettre.

Pour finir, malgré une uniformité certaine qui laisse supposer une certaine rigueur de la source, il est indispensable de tenter de cerner l’exactitude du nombre de feux recensés. On peut l’envisager pour quelques cas précis, lorsque des sources complémentaires sont conservées, principalement des compoix ( 2112 ). A Tournon alors que 147 déclarants figurent aux estimes de 1464, le compoix de 1448 indique 313 maisons habitées ( 2113 ), soit une omission de 37 % des feux au moins. L’exemple rural de Vallon, où subsiste un compoix de 1492, laisse percevoir une différence en défaveur des estimes de 38,6 % ( 2114 ). A Banne, la constitution de listes nominatives à partir des registres notariés fait aussi apparaître une différence significative, puisque 50 % des chefs connus par les archives notariales n’ont pas été estimés ( 2115 ). A Sainte-Marguerite (Lafigère), les estimes présentent les comptes de 26 déclarants, alors que ce même document permet à lui seul de recenser au moins 49 autres chefs de feux, essentiellement comme confronts, soit un sous-enregistrement de l’ordre de 46,9 % ( 2116 ). A Baix, les estimes recensent 85 feux mais un compoix de 1466 en mentionne 103, soit un sous-enregistrement d’environ 20 %. A Aubenas, la comparaison entre les données des estimes et le compoix de 1491 laisse apparaître une différence de 41,3 % qui ne peut à elle seule s’expliquer par la reprise démographique. Ces quelques cas, les seuls sur lesquels nous puissions nous appuyer pour l’heure, laissent apparaître un sous-enregistrement chronique du nombre de feux. Sur cette base, on peut estimer que les Estimes ne reprennent que 1/3 à 1/2 des feux réels au plus, cette valeur étant globalement constante d’une paroisse à une autre. Seule la paroisse de Baix se signale par un sous-enregistrement peut-être moindre ( 2117 ).

Outre la démographie, nous avons retenu la capacité contributive des communautés comme un critère global de perception de leur niveau de développement. Un rôle de répartition des aides et crues ( 2118 ) a été conservé pour l’année 1478, complété en 1479, 1482 et 1495 par des rôles partiels, ne mentionnant que la crue ou que l’aide ( 2119 ). Il est donc intéressant de travailler prioritairement sur les données de 1478, puisque celles qui suivent sont incomplètes ( 2120 ). Certes, les estimes de 1464 fournissent aussi des données similaires, mais ces registres ont déjà été mis à profit d’un point de vue démographique, et l’association de deux sources proches, mais différentes, pouvant mettre en lumière des problèmes afférant à l’un ou l’autre des documents, nous a paru plus assurée qu’un travail sur une source unique.

Ensuite, nous associerons ponctuellement d’autres critères à cette approche fiscale et démographique du phénomène urbain, qui permettent parfois de préciser la nature, ou encore les fonctions, de différentes localités. C’est par exemple la zone d’attraction d’une localité lorsque l’on peut la cerner, ou bien la présence d’une profession et d’une institution spécifique.

Notes
2102.

) Sur différentes définitions que l’on peut donner de la ville en suivant différents critères, cf. Joris (A.) : « La notions de ville », art. cité.

2103.

) Parmi lesquels on peut envisager, sans préjuger ici de leur pertinence : démographie, niveau fiscal, statut, urbanisme, ordres mendiants, etc.

2104.

) Centralisation de fonctions politiques, administratives, religieuses, économiques, etc.

2105.

) Mouthon (F.) : « Villes et organisation de l’espace en Bordelais à la fin du Moyen Age : le rôle des villes secondaires (vers 1475-vers 1525) », art. cité.

2106.

) Sur les enjeux de l’analyse de l’activité notariale, cf. Problèmes et méthode de l’analyse historique de l’activité notariale, op. cit., ou encore Poisson (J.-P.) : Notaires et sociétés, travaux d’histoire et de sociologie notariales, op. cit.

2107.

) Sur une première approche des apports de l’analyse de l’activité notariale à la connaissance des hiérarchies urbaines, cf. Brechon (F.) : « Le réseau urbain en Ccévennes et Vivarais », art. cité, p. 271-273 ou, bien que concernant une autre période, Minovez (J.-M.) : « La centralité des villes du Volvestre à travers l’étude de l’activité notariale dans la première moitié du XIXè siècle », art. cité.

2108.

) Sauf quatre localités jouissant de franchises de taille qui n’ont pas été estimées : Boucieu, Borne, La Voulte et Villeneuve-de-Berg. Les trois premières ne sont cependant que des villages.

2109.

) AD 07, C 560 à C 618 ; 52J 205 ; 1Mi 15, r2.

2110.

) Manquent par exemple Aubenas, Viviers, Bourg-Saint-Andéol, Privas, Le Cheylard ou Pradelles.

2111.

) AD 07, C 557 à C 559.

2112.

) Tournon : 1448 [AM Tournon], Baix 1466 [AM Baix, CC 1], Aubenas, 1491 [AM Aubenas, BB 1], Vallon 1492 [AD 07, 1Mi 256, r1].

2113.

) Molinier (A.) : Paroisses et communes de France, Ardèche, op. cit., p. 25.

2114.

) Valladier-Chante (R.) : Une communauté paysanne du Vivarais, Sant Saornin de Avalon, Vallon-Pont-d-Arc à la fin du Moyen Age, op. cit., p. 161-163.

2115.

) Données rassemblées par Jacques Schnetzler figurant en annexe de Valladier-Chante (R.)  : Le Bas-Vivarais au XV è siècle, les communautés, la taille et le roi, op. cit., p. 371-374.

2116.

) Données communiquées par Christophe Banache, article sur les estimes de Sainte-Marguerite en préparation.

2117.

) Il ne nous appartient pas ici de nous livrer à une étude fiscale des estimes, mais on notera que plusieurs nichil habentes apparaissent au gré des registres, une soixantaine d’affanatores d’Annonay étant dits « miséreux et vivant d’aumône », figurant même au nombre des estimés [AD 07, C 618-619]. Si le critère de la trop grande pauvreté a pu jouer, il ne suffit pas à lui seul pour justifier la mise à l’écart de populations aussi fortes.

2118.

) Rappelons que le terme d’aide, parfois remplacé par celui de subside ou d’octroi, correspond à la taille, impôt foncier estimé sur la base de la fortune des déclarants. La crue est pour sa part une contribution exceptionnelle ajoutée presque chaque année à la taille, le total des deux formant l’impôt foncier global. Cf. Régné (J.) : Histoire du Vivarais, op. cit., t. II, p. 337-338.

2119.

) AD 07, C 523, publié dans Régné (J.) : Histoire du Vivarais, op. cit., t. II, p. 435-442.

2120.

) Sur l’utilisation de ces mêmes rôles fiscaux dans la même perspective et à l’échelle de l’ensemble du Languedoc, cf. Molinier (A.) : « Les villes languedociennes », art. cité.