La route comme facteur d’implantation et de développement urbain

Les villes et les bourgs vivarois sont donc petits, mais nombreux, et leur implantation surprend ( 2333 ). Loin des exemples établis en plaine selon un rigoureux modèle de centralité qui aboutit à la définition d’hexagones réguliers ( 2334 ), les villes et les bourgs vivarois ne sont pas répartis de manière homogène sur le territoire. De prime abord, l’incohérence semble même de mise.

En effet, les principales villes vivaroises sont toutes marginales, puisqu’à l’exception d’Aubenas, elles se situent dans le sillon rhodanien ou non loin de ce dernier. Concentrées à l’est, elles ne forment aucun maillage régulier quadrillant le territoire. Aucune ville n’est d’ailleurs en mesure d’étendre une sphère d’influence à l’ensemble du Vivarais. La cité épiscopale elle-même n’est pas le lieu central du diocèse et son aire d’attraction, cernée au début du XVè siècle par l’étude de la clientèle notariale, se limite au sud du sillon rhodanien et à une petite partie du Bas-Vivarais calcaire ( 2335 ). Elle s’apparente de ce point de vue à d’autres cités au rayonnement médiocre, comme Vaison, Die, Digne ( 2336 ), Cavaillon ( 2337 ) ou Toulon ( 2338 ) et n’a rien de commun avec les villes épiscopales dominant fortement un réseau urbain et imprimant leur marque sur le réseau routier, comme Périgueux. Dans ce dernier exemple, la cité, centrale dans le diocèse, est reliée par des axes directs à un réseau de villes secondaires implantées aux confins du ressort épiscopal ( 2339 ). Même la ville d’Aubenas, l’une des plus importante démographiquement parlant, n’étend pas son influence au-delà d’une vingtaine de kilomètres ( 2340 ). Ce réseau urbain sans centre unique et dominant se rapproche indiscutablement du réseau routier tel que nous avons pu le définir.

L’absence de centre principal autour duquel seraient établies des villes secondaires destinées à en relayer l’influence, rend caduque une lecture trop hiérarchisée de la répartition des petites villes dans un ensemble de subordination en cascade tel qu’il a pu être défini quasi mathématiquement par les géographes ( 2341 ) ou les économistes ( 2342 ), voir par des historiens modernistes ( 2343 ). La situation, vivaroise s’apparente donc plus à celle rencontrée à de nombreuses reprises à la fin du Moyen Age dans le Gers ( 2344 ), le Comminges ( 2345 ) et en Provence ( 2346 ). Une large indistinction règne entre les organismes urbains, les plus importants démographiquement ne dominant pas nécessairement une vaste zone et ne subordonnant pas les plus petits. De plus, les petites villes qui pourraient être des villes relais d’un lieu central ne couvrent absolument pas la région de manière régulière. Elles sont prioritairement implantées au pied des Cévennes et dans la vallée du Rhône, aux confins des derniers contreforts du Massif Central et du Bas-Vivarais calcaire ou du sillon rhodanien. En Bas-Vivarais, c’est le cas d’Aubenas, Privas, Joyeuse, Les Vans ou, dans une moindre mesure, de Largentière, alors que dans le sillon rhodanien, Tournon est dans une situation identique. Parmi les petites villes seules Pradelles et Villeneuve-de-Berg échappent finalement à ce modèle d’implantation.

Mal réparties sur l’espace régional, concentrées au pied des Cévennes et dans le sillon rhodanien, ces petites villes sont trop proches les unes des autres et se trouvent donc dans des situations de conflits d’influence, pouvant déboucher sur des oppositions clairement ressenties et exprimées. L’examen de l’origine des clients des notaires de ces villes est révélateur de cette trop forte concentration. Alors que Les Vans, Joyeuse et Aubenas étendent une zone d’attraction pénétrant assez loin au coeur des Cévennes et du Bas-Vivarais, selon un axe est-ouest, elles se concurrencent nettement sur un axe nord-sud. Ainsi, l’influence d’Aubenas peut s’étendre en direction de la haute vallée de l’Ardèche et du Plateau, alors que Joyeuse lui fait directement concurrence sur les premiers contreforts des Cévennes. Cette situation de conflit est aussi perceptible entre Joyeuse et Les Vans. L’opposition entre Joyeuse et Aubenas pour contrôler un territoire commun s’exprime clairement en 1338, lorsque les deux communautés d’habitants en appellent au roi afin de régler le différend survenu au sujet de leurs foires, Aubenas accusant Joyeuse de tenir une foire à la Saint Luc, ce qui lui ferait un tort considérable ( 2347 ). La même opposition et la même lutte d’influence pour contrôler une région se rencontrent aussi, avec toutefois une différence d’échelle considérable, entre Valence et Tournon, au détriment, cela va de soit, de cette dernière ville, qui ne parvient pas à imposer sa domination sur la quinzaine de kilomètres la séparant de la cité ainsi que le suggère la maigre documentation notariale conservée ( 2348 ).

Bien que ces villes soient trop proches les unes des autres et qu’elles éprouvent des difficultés pour remplir leurs fonctions de lieux centraux sans entrer en concurrence avec leurs voisines immédiates, leur implantation répond à une logique. Aubenas, Joyeuse, Les Vans, ou encore Saint-Ambroix un peu plus au sud, sont toutes situées sur les principaux noeuds routiers vivarois. Elles sont même à l’endroit précis où les routes traversant le Bas-Vivarais calcaire se divisent avant d’affronter les vallées et les serres cévenoles. Plus au nord, Tournon se situe au départ d’une route conduisant vers le Velay et même Annonay, pourtant en retrait du sillon rhodanien, suit ce schéma. La ville est implantée au débouché sur le Piedmont des vallées de la Cance, de la Deûme et de l’Ay que parcourent des routes importantes. Quelques exceptions à ce modèle peuvent, il est vrai, être remarquées. Il s’agit tout d’abord de Bourg-Saint-Andéol, qui se situe certes sur la route rhodanienne, mais loin de tout carrefour. Cependant, les origines altimédiévales de l’agglomération, qui est aussi une résidence épiscopale, permettent de justifier son essor indépendamment des circulations. De même, Largentière n’est pas au croisement de plusieurs routes mais se trouve implanté au fond de la vallée de la Ligne, le carrefour de la route venant de Luc avec celle longeant les Cévennes se situant à six ou sept kilomètres de la ville, à Uzer. Il est évident que les filons métallifères ont imposé ici leurs conditions. Villeneuve-de-Berg n’est pas non plus implanté à un carrefour routier, mais, ville de fondation, ses origines permettent à elles seules d’expliquer sa localisation. Finalement, seule la ville de Privas ne répond pas à ce modèle sans que l’on puisse pour autant avancer une explication. L’implantation des villes vivaroises est donc très largement le prolongement de celle des villes cévenoles comme Ganges, Saint-Hippolyte-du-Fort, Anduze ou Alès, elles aussi aux confins des plaines et des montagnes, au débouché des routes descendant du Massif Central ( 2349 ).

Villes de contact entre montagnes et plaines, elles profitent sans doute des circulations actives que nous avons pu identifier, mais le rôle qu’elles jouent sur ces chemins n’est pas aisé à cerner. Les clients venant du Massif Central ou des plaines ne sont pas très nombreux à y contracter, et ne constituent jamais une part significative des actes enregistrés. Ceci peut très bien s’expliquer par l’origine et la destination des produits commercés, pour l’essentiel extérieurs à la région et n’imposant pas de transactions en Vivarais. Seul, le commerce du vin cévenol et rhodanien est très présent dans les registres notariés. Il semble constituer un facteur de développement, ainsi que le rappelle la charte de franchise d’Aubenas de 1248 ( 2350 ), ou celle de Tournon de 1211 ( 2351 ), qui toutes deux règlent les ventes de vin en ville. Les contrats d’achat de vin conclus par des Auvergnats et des Vellaves mettent d’ailleurs directement en avant le rôle des petites villes subcévenoles comme centre de redistribution dans ce commerce ( 2352 ). De plus, le simple passage -avec les retombées des circulations : hébergement, achat de nourriture, de matériel, éventuellement de bêtes de somme, etc.- peut être un facteur de développement, sans pour autant que des transactions d’ampleur n’aient lieu dans les villes vivaroises. Il est certain en la matière que les archives notariales auraient pu nous fournir plus de renseignements, mais aurait imposé des dépouillements systématiques de grande ampleur, les villes vivaroises devenant alors notre objet d’étude principal, ce qui n’était pas notre souhait.

Pour leur part, les bourgs sont encore implantés de manière différente et paraissent suivre un schéma interstitiel plus classique, occupant les espaces laissés vacants par les villes. C’est ainsi qu’ils sont nombreux dans les Boutières ou dans la haute vallée de l’Ardèche, alors qu’il n’y en a pas dans l’arrière-pays cévenol. Ce dernier est sous la domination directe des petites villes subcévenoles qui bloquent de fait le développement de bourgs en contrôlant un large « arrière-pays », ainsi que l’attestent les exemples déjà évoqués des clientèles notariales de Joyeuse et d’Aubenas. De même, aucun bourg n’est signalé sur le plateau de Vernoux, proche de Valence, l’influence de cette ville étant sans doute trop grande ( 2353 ). Le Bas-Vivarais apparaît comme une région sans bourgs ni villes, mais les centres urbains de la vallée du Rhône exercent probablement là une attraction relativement forte dans un secteur assez peu peuplé.

Implantés selon un schéma intercalaire, les bourgs n’en sont pas pour autant détachés du réseau routier et tous se situent, si ce n’est à des carrefours, au moins le long d’axes importants. Chalencon est implanté à la jonction de deux routes venant du sillon rhodanien et conduisant vers Saint-Agrève. Saint-Agrève est à la convergence des routes venues de Chalencon, de Tournon et du Cheylard, avant qu’elles ne se divisent pour continuer vers Le Puy par Fay ou Montusclat. Le Cheylard est à la croisée des routes des vallées de l’Eyrieux et de la Dorne. D’autre encore, s’ils ne sont pas implantés à des carrefours routiers, n’en sont pas moins le long d’axes importants, comme par exemple Montpezat, situé sur la route de Viviers au Puy.

Si la route est un facteur jouant dans l’implantation urbaine, il est difficile de percevoir l’influence de la ville sur le réseau routier. Certes, une agglomération affirmée a pu favoriser telle route la desservant au détriment d’une autre moins bien dotée, mais mettre en évidence ces mouvements implique un degré de finesse dans l’analyse de l’histoire urbaine et de l’histoire du réseau routier qui est le plus souvent impossible d’atteindre. Seule l’influence d’Avignon est perceptible, avantageant la route du Puy à Viviers, au détriment du chemin de Régordane qui rejoint directement le Midi languedocien sans emprunter le sillon rhodanien ( 2354 ). Pourtant, à l’inverse, le départ des papes pour Rome ne semble pas provoquer le déclin de cette route, à la différence de ce qui est constaté pour les axes alpins du Briançonnais et du Gapençais ( 2355 ). De même, jamais les pouvoirs municipaux, au demeurant forts peu puissants et nullement dotés de compétences en la matière, n’agissent pour favoriser l’essor de tel axe plus que tel autre, ou pour détourner des circulations au détriment d’une autre ville. La situation vivaroise est bien loin de celle des villes du sud de l’Allemagne qui s’attachent à promouvoir certains itinéraires et à bloquer le développement d’autres ( 2356 ). Tout au plus peut-on constater que les villes se soucient particulièrement de l’entretien des ouvrages d’art proches de leurs murs, intervenant dans leur construction et leur entretien, sans aller toutefois jusqu’à en assumer totalement la charge financière ( 2357 ). C’est la seule intervention de villes qui puisse passer pour une volonté de favoriser un axe précis particulièrement intéressant pour elles.

Notes
2333.

) Cf. infra annexe, carte des villes et des bourgs.

2334.

) Higounet (Ch.) : « Centralité et bastides dans l’Aquitaine médiévale », art. cité, p. 48 ; Schneider (J.), Denzel (M.-A.) : « Foires et marchés en Allemagne à l’époque Moderne », art. cité, p. 149-152, ou pour une vision saisissante tendant à démontrer l’universalité du modèle, appliqué à l’Extrème Orient, cf. Braudel (F.) : Civilisation matérielle, économie et capitalisme, op. cit., t. II : Les jeux de l’échange, p. 95-98.

2335.

) Cf. annexe, carte de l’origine des clients des notaires.

2336.

) Lapeyre (N.) : Digne et sa zone d’influence d’après un livre d’estime de 1407, op. cit.

2337.

) Chiffoleau (J.) : « L’espace urbain et l’espace régional de Cavaillon vers 1320-1340 », art. cité.

2338.

) Barnel (Ch.) : « Une ville provençale et sa campagne au XIVè siècle : Toulon, les notaires et leur clientèle », art. cité.

2339.

) Sur la centralité de la cité de Périgueux, cf. Higounet (Ch.) : « Centralité et bastides dans l’Aquitaine médiévale », art. cité, p. 42-43, 46 et sur son adéquation avec le réseau routier, cf. Fournioux (B.) : « Contribution à la connaissance des grands itinéraires médiévaux périgourdins », art. cité.

2340.

) Cf. annexe, carte de l’origine des clients des notaires.

2341.

) Cauvin (C.) et Raymond (H.) : L’espacement des villes : théorie des lieux centraux et analyse spectrale, op. cit.

2342.

) Prost (M.-A.) : La hiérarchie des villes en fonction de leurs activités de commerce et de services, op. cit.

2343.

) Lepetit (B.) : Les villes dans la France moderne, 1740-1840, op. cit., p. 176-192.

2344.

) Bériac (F.) : « Petites villes ou bourgs ? Le cas du Gers », art. cité.

2345.

) Souriac (R.) : « Les villes du Comminges au XVIè siècle », art. cité

2346.

) Février (P.-A.) : Le développement urbain en Provence de l’époque romaine à la fin du XIV é siècle, op. cit., p. 205 et ss.

2347.

) AD 07, 1J 152, p. 77.

2348.

) Cf. annexe, carte de l’origine des clients des notaires.

2349.

) Cf. Molinier (A.) : « Les villes languedociennes », art. cité ; Brechon (F.) : « Le réseau urbain en Cévennes et Vivarais au Moyen Age », art. cité.

2350.

) B.N.F., Nouv. acq. fr., Ms. 3381, f° 2-15.

2351.

) AN, K 1175, n°5.

2352.

) Cf. supra, p. 204-210.

2353.

) La région circonscrite par le Doux au nord, l’Eyrieux au sud et le serre de la Roue à l’ouest, où on ne rencontre aucun bourg au Moyen Age, est sous l’influence directe de Valence au XVIIè siècle [Favier (R.) : Les villes du Dauphiné aux XVII è et XVIII è siècles, op. cit., p. 476]. Aucune étude sur l’attraction de la ville de Valence au Moyen Age n’a encore malheureusement été réalisée, l’histoire médiévale valentinoise étant encore largement méconnue.

2354.

) Cf. t. II, p. 311-312 et 596-597.

2355.

) Favier (R.) : Les villes du Dauphiné aux XVII è et XVIII è siècles, op. cit., p. 246.

2356.

) Laurence Bucholtzer, thèse en cours sur le réseau ubain du sud de l’Allemagne à la fin du Moyen Age, université Lumière-Lyon II.

2357.

) Cf. supra, p. 124-125.