Route et urbanisme

Le réseau viaire joue un rôle majeur dans l’implantation urbaine, le lien unissant route et ville se lit aussi directement dans l’urbanisme vivarois. L’importance de la route dans l’urbanisme médiéval n’apparaît généralement qu’en filigrane dans les ouvrages consacrés à la question, principalement au travers de descriptions de villes ou de bourgs linéaires, structurés le long d’une rue unique conduisant au château ou au monastère ayant aggloméré l’habitat ( 2358 ). Quelques travaux émergent néanmoins, comme ceux de Jean Passini qui portent sur l’urbanisme des villes implantées sur le chemin de Compostelle dans sa traversée de la Navarre et de la Galice ( 2359 ), où ceux traitant de la via francigena en Italie ( 2360 ).

Le rôle structurant de la route est directement perceptible à la lecture des plans de plusieurs agglomérations vivaroises et débouche sur des morphologies urbaines spécifiques. La ville « routière » se décline en deux types principaux, directement liés à la manière dont la route est intégrée à l’agglomération.

Dans un premier cas, le noyau de peuplement initial, château ou église par exemple, est implanté sur la route même, ou à proximité immédiate, de sorte que l’ensemble du développement de l’habitat se structure le long de cette dernière.

C’est par exemple le cas à Joyeuse. Le château, qui est attesté à partir de 1218 ( 2361 ) mais qui existe sans doute depuis le courant du XIIè siècle ( 2362 ), est implanté au bord de la route d’Aubenas à Alès par le pied des Cévennes, au carrefour avec celle conduisant vers Luc et Pradelles par les Cévennes. La couronne du castrum initial se regroupe immédiatement autour. Ensuite, à partir de cet ensemble mitoyen de la route, une première extension urbaine se développe en direction du sud, englobant la route qui devient alors l’axe de structuration de l’habitat. En 1338, la route, devenue rue, est dite carreria recta ou carreria recta majore ( 2363 ). C’est au bord de cette dernière que se trouve la place de Peyre, ou del Foro, attestée elle aussi à partir du milieu du XIVè siècle ( 2364 ). Une seconde phase d’expansion urbaine est nettement lisible dans le parcellaire et sur le terrain. Elle prolonge la ville en direction du sud, toujours axée sur la route. Elle se caractérise par son étroitesse, constituée d’une seule rangée de constructions de part et d’autre de la rue. Il est impossible de dater exactement ces deux phases de croissance faute de documents du XIIIè siècle et tout au plus peut-on savoir que la deuxième extension est antérieure au milieu du XIVè siècle, puisqu’elle est fortifiée en 1374 ( 2365 ). En 1380 ( 2366 ), il est question de travaux à faire aux anciens remparts, correspondant sans doute à ceux de la première extension urbaine.

Pradelles constitue un autre exemple d’urbanisme routier. Le château est situé sur une proéminence rocheuse à l’est de la route de Régordane. Un castrum, attesté dès le milieu du XIè siècle ( 2367 ), se développe au pied nord de la plate-forme castrale. Implanté plus loin de la route qu’à Joyeuse, il ne parvient à en englober qu’une courte section. Par contre, la deuxième phase d’expansion, qualifiée de burgus en 1230 ( 2368 ), est axée sur un virage de la route qui, à l’intérieur de la ville, circonscrit la place du marché bordée de « cornières » de la fin du Moyen Age et sur laquelle une halle s’élève au début du XIXè siècle, sans que l’on puisse déterminer si elle est médiévale.

Privas, bien, que d’origine ecclésiale, connaît une évolution assez similaire et constitue un autre bon exemple de croissance urbaine structurée le long d’une route. L’évolution du parcellaire de la ville n’est pas aisée à cerner à l’heure actuelle, dans la mesure où le bâti urbain a fait l’objet de deux modifications majeures au XVIIè siècle (construction d’une nouvelle église paroissiale et construction d’un couvent de Récollets) et de plusieurs bouleversements au XIXè siècle (construction d’une troisième église paroissiale, de la Préfecture et de l’Hôtel de Ville) ( 2369 ). Alors que l’historiographie locale attribue généralement des destructions massives aux troupes de Louis XIII lors du siège de la ville en 1629, il apparaît en réalité que les constructions civiles ont été les plus néfastes en matière de patrimoine. En outre, la documentation notariale est très rare à Privas, ville pour laquelle trois registres seulement subsistent. Il est quand même possible de restituer les principales phases de l’évolution de la ville et sa topographie à la fin du Moyen Age. L’église Saint-Pierre, pas attestée avant 1247 ( 2370 ), structure un bourg ecclésial réduit qui prend appui au sud sur la route du Pouzin au Puy, sans pour autant l’intégrer. Seule la première extension urbaine, qui s’étend au sud et à l’ouest du village initial, englobe la route. Cette dernière devient alors la rue principale de la nouvelle ville, ainsi qu’en témoigne son nom : c’est la magna carreria ou la carreria recta  ( 2371 ). A la fin du Moyen Age, les mesures à grain, se trouvent encore sur une petite place, excroissance de cette rue, la platea Petre. En 1330, la communauté d’habitants obtient d’ailleurs le droit de construire un toit pour les protéger de la pluie ( 2372 ). Cette situation, sur une place, au coeur de la ville, le long de la route, permet de supposer que le marché attesté en 1215 ( 2373 ) et en 1281 ( 2374 ) se tenait dans le secteur. Par la suite, à une période impossible à déterminer en l’état de la documentation, la ville déborde de ses remparts en direction de l’est. Tout au plus sait-on que cette dernière phase d’expansion est en place dans les années 1390, puisque les travaux aboutissant à sa fortification sont en cours ( 2375 ). Elle se développe alors encore autour de la route, élargie à cet endroit pour servir de nouvelle place du marché. Cette place est attestée à plusieurs reprises aux XIVè et XVè siècles ( 2376 ).

Dans tous les exemples envisagés jusqu’ici, le développement urbain encadre au plus près un axe routier qui lui confère une morphologie plus ou moins linéaire, très marquée dans le cas de Joyeuse, ou moins nette à Pradelles. Un autre cas de figure existe, lorsque le village initial à partir duquel se développe la ville ou le bourg est trop loin de la route pour pouvoir l’englober. L’habitat se dédouble alors entre le village initial et le bourg ou la ville, qui peuvent être séparés de près d’un kilomètre dans les cas extrêmes.

Montpezat témoigne d’une telle évolution. Alors que l’église Notre-Dame de Prévenchères, attestée dès les dernières décennies du XIè siècle ( 2377 ), ne structure aucun habitat, le château, au contraire, est à l’origine d’un petit village. Situé 800 à 900 mètres à l’écart de la route de Viviers au Puy, sur une crête la dominant de 150 mètres environ, celui-ci n’est pas en mesure de prendre part aux circulations et aux richesses qu’elles induisent. Dès le XIIIè siècle, sans pouvoir périodiser plus finement cet essor, un faubourg attesté dès 1300 se détache du castrum et s’implante directement au bord de la route : c’est le quartier de Ville-Basse ( 2378 ). Dans le même temps, un embryon d’habitat commence aussi à se structurer à l’emplacement de la future Ville-Haute Cette dernière se développe probablement dans le courant du XIVè siècle, la conjoncture démographique incitant même à penser que l’essentiel de sa croissance est acquis dans la première moitié du siècle. Aux deux derniers siècles du Moyen Age, ce quartier de Ville-Haute est le coeur de l’activité économique montpezacienne. C’est là que sont implantées les auberges ( 2379 ), et des moulins à foulon ou des tanneries, le long d’un canal de dérivation de la Pourseille ( 2380 ). Parallèlement, le castrum se vide pour l’essentiel de ses habitants et finit par presque totalement disparaître à la fin du Moyen Age, ainsi qu’en témoignent les terriers du XVè siècle ( 2381 ).

L’exemple de Lamastre est relativement proche de celui de Montpezat, bien que plus modeste. Attesté à partir de 1179 ( 2382 ), le castrum est situé à quelques centaines de mètres de la route de Tournon au Puy par la vallée du Doux. C’est ce qui explique le développement d’un faubourg implanté en contrebas de ce dernier, le Savellum, actuellement le Savel. Totalement séparé du castrum initial, ce quartier ne lui est relié que par l’iter quo itur de Savello versus castrum, attesté en 1456 ( 2383 ). Il est impossible de savoir quand ce quartier apparaît et se développe, tant la documentation sur Lamastre à la fin du Moyen Age est indigente. Il n’est attesté qu’à partir de 1315 dans la charte de franchise de Lamastre ( 2384 ). Ce faubourg a alors déjà une certaine importance, puisqu’il est spécifié que la charte concerne « Lamastre et le Savel » ( 2385 ). Dans l’unique registre de notaire conservé pour le Moyen Age, datant de 1456, le Savel apparaît comme un quartier commerçant, où les artisans possèdent leurs boutiques ( 2386 ) et où se tiennent les foires ( 2387 ).

Le cas de Saint-Agrève peut aussi être présenté. Alors que le castrum initial, existant probablement depuis le XIè siècle ( 2388 ), se développe sur le versant sud du mont Chiniac, un bourg s’en détache et s’organise en contrebas, autour de la route de Tournon au Puy : le Bourg de Lestra, au nom au combien évocateur. Il est mentionné explicitement en 1261 dans l’hommage qu’Eustache de Lamastre rend au comte de Valentinois pour sa part du castrum, fortalicium et burgus de Saint-Agrève ( 2389 ). Les trois éléments constitutifs de l’habitat sont ici détaillés, château (fortalicium), village castral (castrum) et bourg de Lestra (burgus). Un fragment de texte très altéré et peu compréhensible daté de 1462 nous apprend que la platea lapidis bladi se trouve dans le bourg et que plusieurs marchands y ont leur boutique (mercatores in foro publico( 2390 ). L’hôpital Notre-Dame de Lestra, attesté pour la première fois en 1273 ( 2391 ), s’élève au centre du bourg et renforce encore le lien qui unit ce dernier à la route.

La route et la ville sont unies par des liens étroits. Tout d’abord, les agglomérations se concentrent principalement aux carrefours routiers ou sur les principaux axes : la ville a besoin des circulations pour se développer. Même si c’est difficile à démontrer faute d’étude approfondie sur le commerce vivarois, ces villes peuvent se poser en intermédiaires commerciaux entre deux mondes complémentaires, montagnes du Massif Central et plaines languedociennes. Finalement, on peut se demander si les villes vivaroises ont une raison d’être en dehors des circuits commerciaux induits par le réseau routier et si elles peuvent vivre pour elles-mêmes. En effet, leur aire d’influence limitée et la concurrence à laquelle les soumet leur trop grande proximité, laissent penser qu’elles ne sont pas viables hors de ce contexte.

Le rôle de la route dans le développement urbain se lit jusque dans la morphologie des villes vivaroises structurées autour d’un chemin et d’une place du marché. A la fin du Moyen Age, cette dernière est presque systématiquement au coeur de l’extension urbaine, plus précisément même, sur la route, à la porte du village initial, comme par exemple à Privas, Joyeuse ou Pradelles. Pareillement, dans les cas où l’urbanisation se manifeste par la constitution d’un bourg séparé du village initial, la place du marché en occupe le centre, comme à Saint-Agrève ou Lamastre. Cette situation confirme bien, s’il en était besoin, l’importance du facteur commercial dans le développement des villes et des bourgs de la région.

Notes
2358.

) Cf. Lavedan (J.-P.), Hugueney (J.) : L’urbanisme au Moyen Age, op. cit., p. 76-79.

2359.

) Passini (J.) : Villes médiévales du chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, de Pampelune à Burgos, villes de fondation et villes d’origines romaines, op. cit.

2360.

) Casali (G.) : « San Giminiano e la via francigena : una città da una strada, una strada in città », art. cité.

2361.

) Devic (Cl.), Vaissette (J.) : Histoire générale du Languedoc, op. cit., 2ème éd., t. 5/2, preuve n°XCII, p. 604-605.

2362.

) Laffont (P.-Y.) : Châteaux, pouvoirs et habitats en Vivarais, X è -XIII è siècles, op. cit., t. III, p. 142.

2363.

) AD 07, 2E 10739, f°31.

2364.

) AD 07, 1J 152, p. 86.

2365.

) Ibidem, p. 85.

2366.

) Ibidem, p. 86.

2367.

) Alaus (P.) et alii : Cartulaire des abbayes d’Aniane et de Gellone, cartulaire de Gellone, op. cit., n°CVI, p. 92-93.

2368.

) Lascombe (A.) : Répertoire général des hommages de l’évêché du Puy, op. cit., p. 252.

2369.

) Sur les travaux du XVIIè et les niveaux d’habitat mis en évidence par la fouille sous l’église de 1686, cf. Dupraz (J.) : « Contribution à l’histoire de Privas », art. cité, p. 140-141.

2370.

) Chevalier (U.) : Cartulaire de l’abbaye de Saint-Chaffre, op. cit., p. XXV.

2371.

) AD 38, B 4432, f°25v°.

2372.

) AM Privas, II 1.

2373.

) Lemaître (J.-L.) : Cartulaire de la chartreuse de Bonnefoy, op. cit., p. 35.

2374.

) AD 07, 29J 1, n°3.

2375.

) AM Privas, DD 1.

2376.

) AD 07, 52J 111, p. 36.

2377.

) Chevalier (U.) : Cartulaire de l’abbaye de Saint-Chaffre, op. cit., n°CCLXV, p. 93, une villa de Prévenchères étant attestée dès 954 [Ibidem, n°CCXCLLL, p. 99].

2378.

) Fonds privé, terrier de 1300 pour Pons de Montlaur.

2379.

) AD 07, 42J 113 ; AD 07, 2E 5909, f°97 ; AD 07, 2E 5909, f°12 ; AD 07, 2E 10908, f°262 ; AD 07, 2E 10907, f°104 ; AD 07, 2E 10908, f°263v°.

2380.

) Haond (L.) : « L’activité de Montpezat, bourg routier à la fin du Moyen Age », à paraître.

2381.

) AD 07, 42J 359 ; AD 07, 51J 139.

2382.

) Chevalier (U.) : Cartulaire de l’abbaye de Saint-Chaffre, op. cit., n°CCCCXLII, p. 178.

2383.

) Fonds privé, chartrier de Solignac, registre de Me Floreti, f°30v°.

2384.

) Régné (J.) : Histoire du Vivarais, op. cit., t. III, p. 102.

2385.

) Fonds privé, chartrier de Solignac, registre de Me Floreti, f°57v°.

2386.

) Ibidem, f°7, 40v°, 50.

2387.

) Ibidem, f°55v°.

2388.

) Laffont (P.-Y.) : Châteaux, pouvoirs et habitats en Vivarais, X è -XIII è siècles, op. cit., t. II, p. 292.

2389.

) AD 38, 3894.

2390.

) Fonds privé, chartrier de Solignac, registre de notaire n°27, f°82.

2391.

) AD 07, 52J 113, f°23.