Conclusion générale

A l’issue de ce travail, on ne peut plus affirmer que la route médiévale est une sente de mauvaise qualité qui constitue un frein aux déplacements. Au contraire, les sources médiévales, complétées par la documentation moderne et les cadastres, permettent de restituer un réseau routier de plus de 2000 kilomètres aux XIVè et XVè siècles, auquel il faut adjoindre des centaines de kilomètres de chemins locaux, reliant les villages entre eux, mais que nous n’avons pas envisagés ici. La route occupe donc une place prépondérante en Vivarais au Moyen Age. Région frontière entre plusieurs ensembles, le réseau viaire y structure fortement l’espace et le peuplement, alors qu’une part probablement non négligeable de sa population vit autour de la route et pour cette dernière, qu’il s’agisse des aubergistes et taverniers, des muletiers, ou encore des viticulteurs vendant leur vin en Velay et des marchands qui leur servent d’intermédiaire. Preuve, s’il en est que les circulations pénètrent jusqu’au coeur du Vivarais, les ouvrant sur des horizons extérieurs, la diffusion des idées suit les pas des marchands. Ainsi, le Vivarais est touché très précocement par la Réforme, ce qui peut paraître paradoxal pour une région de montagne considérée comme cloisonnée. Plus précisément même, les premiers foyers de protestantisme sont signalés à Annonay et dans les montagnes situées à l’ouest de la ville dès 1528, et l’on sait que ces régions sont traversées par un itinéraire majeur conduisant aux foires de Genève.

Dense, le réseau routier est aussi fortement structuré : dès le Moyen Age, tous les axes ne sont pas indistincts et équivalents. Certains concentrent le trafic à longue distance, alors que d’autres sont dévolus aux circulations régionales. Structuré, le réseau routier n’en est pas moins anastomosé et se présente en fait comme un faisceau de tracés parallèles. La notion d’itinéraire principal subsiste néanmoins, tous ces axes ne connaissant pas le même niveau de développement. Ceux-ci constituent autant de variantes qui permettent de délaisser sur quelques kilomètres, ou quelques dizaines de kilomètres, le tracé principal.

Plus encore que la densité des routes, c’est bien leur organisation d’ensemble qui est remarquable. Les principaux itinéraires sont tous orientés sur un axe est-ouest, seuls deux d’entre eux échappant à ce modèle : le sillon rhodanien et la route de Régordane. Cette polarisation s’explique par les circulations qui empruntent les routes vivaroises. Pour l’essentiel, il s’agit de circulations commerciales nées de la complémentarité entre plaines rhodaniennes, Bas-Languedoc ou Provence d’une part, et Massif Central de l’autre. Ce que les régions de plaine ne produisent pas, ou en quantité insuffisante, la viande et les produits dérivés de l’élevage (fromage, laine, cuir, etc.) essentiellement, le Massif Central en est exportateur. A l’inverse, les conditions naturelles que connaît ce dernier lui interdisent un certain nombre de productions qui sont l’apanage des plaines languedociennes ou rhodaniennes, tel le vin. Une production viticole véritablement spéculative, avant tout destinée au Massif Central se développe d’ailleurs au pied des montagnes vivaroises, qu’il s’agisse du talus cévenol ou du nord du sillon rhodanien. Arrivent par le Languedoc d’autres produits de première importance, comme le sel, ou encore les produits d’importation comme les épices. Le sillon rhodanien est également la voie par laquelle arrivent les céréales qui font défaut aux régions les plus difficiles du Massif Central ou à celles ayant opté pour une spécialisation viticole. Même le pèlerinage marial du Puy, très proche du Vivarais, contribue aussi à la polarisation des circulations sur ces axes est-ouest.

Outre ce trafic lié à la situation frontalière du Vivarais, deux axes présentent un développement particulier, indépendant des relations entre plaine et montagne. Il s’agit de la route rhodanienne et du chemin de Régordane, qui constituent tous deux des axes majeurs à l’échelle de l’Europe : ils relient les régions comprises entre Loire et Rhin aux ports méditerranéens. Leur importance dépasse donc de loin le Vivarais et ses régions limitrophes. Il faut aussi leur associer, dans une moindre mesure, la route du mont Pilat, rejoignant le Sud-Ouest aux foires de Genève, ou encore la route de la haute vallée de l’Ardèche, reliant via la Régordane le Nord de la France à Avignon. Néanmoins, par-delà les circulations lointaines, c’est bien le commerce entre plaine et montagne qui constitue la base de développement et de structuration du réseau routier.

Le réseau routier vivarois de la fin du Moyen Age est donc avant tout tributaire du développement commercial médiéval, entre deux régions complémentaires. Il ne doit de ce fait rien, ou presque, au réseau antique : les logiques sous-tendent chacun d’eux sont totalement différentes. Alors que le réseau antique rayonne depuis les cités d’Alba, Valence, Vienne ou Saint-Paulien et Javols, nous avons expliqué que le réseau médiéval est constitué de tracés parallèles orientés est-ouest. Pourtant les routes antiques ne sont pas délaissées à la fin du Moyen Age, au contraire. Toutes ou presque subsistent, mais seules celles établies sur un axe est-ouest connaissent un degré de développement significatif, les autres étant réduites au rang d’axes locaux ou de simple desserte rurale. Il est assez difficile, pour ne pas dire impossible, de dater le glissement d’un réseau à un autre. Il est assuré que le réseau antique est encore principalement utilisé au haut Moyen Age, malgré le déclin de certains axes, comme la voie d’Antonin. Ainsi, le réseau ecclésial et paroissial qui se met en place entre les VIè et IXè siècles suit fidèlement les tracés antiques, tout au moins dans les régions de peuplement récent. Par ailleurs, le haut Moyen Age voit naître de nouveaux chemins, principalement des axes qui desservent les régions nouvellement mises en valeur aux siècles carolingiens. Il n’y a en fait pas de rupture nette entre le réseau antique et celui du plein Moyen Age. Bien au contraire, on constate un glissement progressif et un reclassement du niveau de développement des routes à partir du moment où le commerce commence à s’animer entre vallée du Rhône et Massif Central, peut-être à partir du XIè siècle, mais surtout au XIIè siècle. Dès lors, sans qu’il y ait nécessairement création de nouvelles routes en plus de celles issues de l’Antiquité ou du haut Moyen Age, une sélection s’opère, privilégiant celles correctement orientées.

Répondant à des besoins de circulations précis, le réseau routier médiéval vivarois est, en outre, adapté aux moyens de transport. Les routes sont certes étroites et pentues, parfois vertigineuses, mais elles correspondent aux besoins des convois de mulets qui les parcourent, à l’exclusion de tout charroi. De même, l’absence de pavage ou de tout autre aménagement de surface n’est pas pour autant synonyme de route impraticable. Les conditions naturelles vivaroises, climat plutôt sec et sols caillouteux, mettent ainsi pour l’essentiel le voyageur et ses bêtes à l’abri des bourbiers et des fondrières infranchissables. Les mulets supportent assez bien ces terrains accidentés que ne sauraient tolérer les attelages. Quant à l’absence manifeste de travaux en rase campagne elle ne peut être considérée comme la marque de l’abandon du réseau routier. En font foi les très nombreux ponts, dont certains sont de véritables défis aux lois de la pesanteur. Pareillement, les multiples passages creusés dans le rocher ou soutenus par des dizaines de mètres de murets de pierre sèche témoignent de l’attention que les populations portent aux routes. Certes, leurs moyens sont souvent limités, mais elles ont semble-t-il compris leurs intérêts, d’abord immédiat, se déplacer facilement au jour le jour, mais aussi économique, favoriser les circulations commerciales.

Au Moyen Age, techniques de transport et réseau routier forment un tout cohérent. Il faut finalement attendre le XVIIè siècle et l’essor du transport par chariot pour que le réseau routier médiéval devienne insuffisant. L’équilibre entre mode de transport et route est désormais rompu, imposant de construire de nouveaux axes, ou plus encore de rectifier les tracés dans les secteurs les plus difficiles. Les routes alors modifiées ou construites pour permettre le passage de véhicules sont encore en service de nos jours et constituent l’armature du réseau routier départemental. La vision pessimiste de certains historiens modernistes sur le réseau routier médiéval n’est donc pas de mise.

Sans vouloir surestimer l’importance à la route comme facteur de structuration du peuplement, de nombreux autres éléments entrant en jeu, il est certain que son influence est primordiale dans différents domaines. L’onomastique, qui fait une large place aux toponymes liés au passage de la route, marque l’importance de l’axe de circulation comme élément structurant du paysage et de l’espace rural. Son influence directe est cependant avant tout lisible dans la répartition de l’habitat. Dans les régions d’occupation antique limitée, ou mises en valeur durant le haut Moyen Age, les églises s’implantent autour ou à proximité immédiate du réseau routier. La route est ainsi un axe autour duquel se répartit le peuplement. Par la suite, indiscutablement, le château recherche la proximité d’une route, non pas pour la contrôler militairement, mais pour en tirer profit économiquement grâce à la perception d’un droit de péage. En effet, ces derniers se multiplient à compter de la seconde moitié du XIIè siècle et plus encore au XIIIè siècle. Néanmoins, l’influence de la route ne se fait pas directement sentir sur la cristallisation des villages, qu’ils soient d’origine ecclésiale ou castrale. Le regroupement des hommes se fait sous l’impulsion d’autres facteurs indépendants des circulations. Par contre, le lien entre habitat et peuplement culmine avec l’essor urbain. En effet, les principales villes, mais aussi nombre de bourgs, sont implantés sur un axe routier, ou plus encore, au carrefour de deux ou trois axes. Le réseau urbain est donc très largement tributaire du réseau routier dont il reprend la morphologie. Ainsi, les villes ne couvrent pas l’espace vivarois de manière homogène, mais se concentrent autour de carrefours routiers importants. Facteur déterminant l’implantation de la ville, la route influe aussi sur sa morphologie : elle un l’élément essentiel de l’urbanisme médiéval vivarois.

A l’issue de ce travail, combien de chantiers demeurent encore ouverts autour de la route vivaroise ? Ils sont nombreux et quelques-uns se dégagent tout particulièrement.

Tout d’abord, nous avons ouvert la porte à une archéologie routière. Nous entendons par là un travail de fouille sur les édifices liés à la route que nous avons pu repérer, comme les auberges et les hôpitaux isolés, ou encore les postes de perception de péage. Sans doute qu’une telle étude apporterait des données nouvelles sur la vie de la route, ainsi que des éléments de chronologie sur les origines des hôpitaux routiers et des auberges.

Par ailleurs, le réseau urbain, dont nous avons esquissé un tableau à grands traits appelle une étude plus fine. La documentation existe afin de déterminer précisément la nature des fonctions économiques de ces villes et leur centralité.

De même, l’histoire des échanges économiques entre sillon rhodanien et Massif Central, envisagés cette fois ci pour eux-mêmes, serait à ouvrir : les sources notariales, bien que pas nécessairement conservées en masse, le permettent assurément.

Pareillement, une histoire de la transhumance inverse, pratique pastorale encore moins bien connue que la transhumance classique, serait à envisager en Vivarais. Sans y être exclusive, elle domine nettement et les sources disponibles renseignent donc plus cette dernière que le mouvement habituel de montée à l’estive de troupeaux de plaine.

Enfin, comme nous l’avions pressenti au début de notre travail, la fin du Moyen Age est une limite très académique pour l’histoire du réseau routier, qui serait à poursuivre sur bien des aspects jusqu’au coeur du XVIIè siècle, période à laquelle les techniques de transport commencent à évoluer, révélant alors l’archaïsme du chemin muletier vivarois.