De Montusclat au Puy

Les deux branches de la route de Tournon au Puy, celle passant par Foumourette au nord et celle passant par Fay-le-Froid au sud se rejoignent donc à Montusclat où se prélève un péage. Le passage de la route y est implicitement mentionné à deux reprises au Moyen Age. Tout d’abord, en 1257, Pons de Chapteuil rend hommage au comte de Valentinois pour le « chemin et péage » de Montusclat et divers autres biens et lieux ( 2763 ). En 1376, Louis de Poitiers, comte de Valentinois, rend hommage au roi de divers fiefs dont l’estratam publicam castri Montisusclati in diocesis aniciensis una cum pedagio dicti loci que nunc tenet dominus de Godeto ( 2764 ). Dans les deux cas, il n’est pas question explicitement de la route du Rhône au Puy, mais nous avons tout lieu de penser qu’il s’agit bien de notre axe. En effet, il est question de la route, au singulier, sur laquelle pèsent des droits bien spécifiques puisque faisant expressément l’objet d’un hommage. Il ne s’agit donc pas de toutes les routes du mandement de Montusclat, mais bien de l’axe le plus important de la région qui nous occupe ici.

Après Montusclat, en direction de Saint-Julien-Chapteuil, il ne semble pas que les tracés de la route médiévale et de la route du XVIIIè siècle soient identiques. En effet, celle du XVIIIè siècle marque un très net détour vers le sud en direction de Saint-Marsal, ne passant pas à Chapteuil. Elle figure sur le cadastre comme la « route royale du Puy à Saint-Agrève » ( 2765 ), axe qui s’inscrit très mal dans le parcellaire en de nombreux points, ce qui laisse penser qu’il n’est alors guère ancien. Sur le cadastre figure par contre le chemin de Montusclat à Saint-Julien-Chapteuil passant directement par le flanc sud du sommet de la Tortue au niveau du hameau de Marchefin ( 2766 ). Ici encore, le tracé emprunté est plus direct, « affrontant » les pentes du mont de la Tortue, alors que la route actuelle passe au nord et que la route du XVIIIè siècle le contourne au sud. A ce niveau, la route allant à la civitate Aniciensis entre dans la paroisse de Saint-Julien-Chapteuil où elle sert de confront en 1320 ( 2767 ). Elle traverse la paroisse au sud du village de Saint-Julien en passant par le hameau de Chanalez ( 2768 ) puis par Praclos ( 2769 ), le Chavalert ( 2770 ) et enfin la Portale pour arriver à Noustoulet ( 2771 ) où elle confronte une terre en 1496 ( 2772 ). Au niveau de Praclos, le chemin n’est plus ouvert sur le cadastre de 1837, mais sa trace dans le parcellaire reste très visible et il est encore appelé, malgré sa disparition sur un court tronçon, « chemin du Puy au Fraysse ». Entre Noustoulet et la Portale, il est encore cadastré en 1809 sous le nom « d’ancien chemin du Puy à Saint-Agrève » ( 2773 ). Au niveau de Noustoulet, la route sert de limite de paroisse entre Saint-Germain-Laprade et Saint-Julien sur plus de trois kilomètres, signe probable de son ancienneté relative dans le Moyen Age.

Notre chemin est encore utilisé comme confront à Saint-Germain-Laprade en 1496 ( 2774 ). De là, il gagne le pont de Brives, mais aucun texte ne nous indique par quel passage. Sur le cadastre, il semble que le chemin ancien du Puy à Saint-Agrève passe par Pra Tivel ( 2775 ) puis se raccroche à la route conduisant du Puy à Yssingeaux sur les deux derniers kilomètres pour contourner par le nord le sommet de la Garde de Doue et descendre jusqu’au pont de Brives permettant de traverser la Loire aux portes du Puy.

A la fin du Moyen Age, cette route est l’une des plus importante de la région. C’est un axe majeur qui est systématiquement qualifié d’iter regium ou d’itinere publico regio en tout point de son parcours. En outre, la route est à plusieurs reprises désignée « route de Tournon au Puy » ( 2776 ) ou tout au moins « route de Tournon à Saint-Agrève » ( 2777 ).

Remarquons ensuite que dans tous les mandements qu’elle traverse sur sa section vivaroise, à trois exceptions près, la route fait l’objet de prélèvement d’un péage. Ainsi, les circulations sont taxées à Tournon au départ de la vallée du Rhône. Sortant du mandement de Tournon, la route entre dans celui de Saint-Romain, qui lui aussi fait l’objet d’un péage, puis elle passe dans celui de Lamastre, suivi de celui de Retourtour où il faut encore payer. Après, seule la traversée de celui de Désaignes semble ne pas faire l’objet d’une taxation, encore que nos sources concernant ce château soient très lacunaires. Pour finir, le chemin traverse le mandement de Saint-Agrève dans l’étendue duquel se perçoit un important péage, le dernier château Vivarois sur la route, Montréal étant le second à ne pas imposer de péage, mais là encore la documentation le concernant est particulièrement pauvre et un péage a pu de ce fait nous échapper. Le dernier château a ne pas prélever de péage est celui de Fay ( 2778 ). Il semble donc que les seigneurs châtelains aient tout particulièrement cherché à multiplier les droits sur cet axe en raison de son importance première.

L’activité du port de Tournon, qui est jugé comme étant l’un des meilleurs du cours moyen du Rhône de par la qualité de ses berges rocheuses et stables, draine certainement vers la route un trafic important à destination du Velay ( 2779 ). Parmi tous les ports rhodaniens, celui de Tournon est l’un des rares que Jacques Rossiaud classe comme port situé à un carrefour majeur qu’il qualifie de national ( 2780 ). En effet, les marchands de la région romanaise déclarent prioritairement passer à Tournon lorsqu’ils se rendent aux foires du Puy au début du XVIè siècle, et semblent donc privilégier la route du Doux à celle passant par Valence et le plateau de Vernoux qui n’est pourtant pas plus longue ni plus accidentée ( 2781 ).

L’importance du pèlerinage marial ponot est en outre de nature à conduire une population importante sur la route de Tournon au Puy. Les villes de Tain-Tournon sont en effet le point d’arrivée dans le sillon rhodanien de routes importantes venues du massif alpin par la vallée de l’Isère qui est suivie jusqu’à Romans.

Dernier indice plaidant en faveur de l’importance de la route de Tournon au Puy aux derniers siècles du Moyen Age, la vie de Saint-Agrève nous indique que ce dernier, évêque du Puy au VIIè siècle, a été martyrisé sur le mont Chiniac ( 2782 ) au retour d’un voyage à Rome ( 2783 ). En fait, ce passage de la vie de Saint-Agrève n’est nullement attribuable au haut Moyen Age. Il s’agit en fait d’une interpolation attribuable au XVè siècle alors que les hagiographes mettant en forme la vita Agripani ont tenté d’expliquer les raisons de sa présence sur le mont Chiniac, hors de son diocèse. L’explication qui leur a semblé logique était qu’Agrève serait passé là au retour d’un voyage à Rome, ce qui sous-entend que ce chemin était alors l’axe « normal » pour se rendre vers l’est et l’Italie via Tournon, puis sans doute Romans et au-delà, les cols alpins. ( 2784 ).

Si la route de Tournon au Puy est d’importance première à la fin du Moyen Age, plusieurs éléments permettent de penser qu’elle existait déjà durant le haut Moyen Age.

Tout d’abord, l’occupation ancienne des abords du tracé ne fait pas de doute. Dans la vallée du Rhône, Tournon apparaît comme un pôle de peuplement majeur dès l’Antiquité. On peut même y envisager l’existence d’un vicus comme le laissent penser de multiples découvertes archéologiques sous la ville de Tournon et à proximité immédiate du château ( 2785 ). Le vocable de l’église paroissiale de Tournon, Saint-Julien, renvoie pour sa part au très haut Moyen Age. Enfin, la ville devient durant les siècles carolingiens le chef-lieu d’une viguerie où est peut-être établi l’un des rares châteaux publics du haut Moyen Age recensés en Vivarais ( 2786 ).

A l’entrée de la vallée du Doux, l’occupation antique est aussi importante ainsi que l’attestent de nombreuses découvertes archéologiques fortuites au quartier de Cornilhac, toponyme lui-même révélateur de l’ancienneté de l’habitat. Signalons les vestiges d’une villa proche de la route où furent mis au jour des sépultures, des vestiges d’aqueduc, un bain, une mosaïque et divers fragments de marbre provenant de la construction ( 2787 ). De même, le quartier de Cornilhac a livré une borne milliaire inscrite au nom de Tacite ( 2788 ). Trouvée vraisemblablement à peu de distance de son emplacement originel, elle atteste du passage d’une route. Toutefois, dans la mesure où elle se situe avant le carrefour où se séparent la route de la vallée du Rhône et la route du Doux, il est difficile de savoir à quel tracé il faut l’attribuer. Il serait logique de penser qu’elle concerne la route du Rhône, assurément plus importante. Néanmoins, un autre milliaire la jalonnant au niveau d’Arras est inscrit au nom de Dioclétien ( 2789 ). Il est donc envisageable que le bornage de Tacite corresponde à celui du Doux. Néanmoins, faute d’autre découverte, l’exploitation de ces bornes reste sujette à caution.

Au-delà, plus avant dans la vallée du Doux, le site de Désaignes est déjà occupé dans l’Antiquité. On y constate la présence d’un lieu de culte et peut-être d’un établissement thermal ( 2790 ). Des sépultures antiques ont été découvertes à Lamastre, non loin du prieuré de Macheville, en agrandissant l’église au XIXè siècle ( 2791 ).

Au débouché sur le plateau vivarois, Saint-Agrève apparaît occupé au moins dès le très haut Moyen Age. Cette localité compte sans doute au nombre des premières paroisses créées sur le plateau par Saint-Agrève, évêque du Puy au début du VIIè siècle, qui l’érige dès lors peut-être même en archiprêtré, ou pour le moins lui donne par sa présence un éclat particulier la distinguant de ses voisines ( 2792 ).

Le coeur du Plateau apparaît pour sa part nettement moins peuplé durant l’Antiquité, bien que le manque de prospections systématiques nous impose la prudence. La toponymie suggère par exemple l’existence d’un point de peuplement antique le long de la route, à Mars, même si aucun vestige n’y a encore à ce jour été découvert. Ainsi, Mars, est certainement un dérivé du nom d’homme Marcius à rattacher à l’Antiquité ou au très haut Moyen Age plus qu’au panthéon romain comme cela a souvent été écrit ( 2793 ). Mentionnons de même la découverte fortuite de monnaies antiques à peu de distance au nord de la route, à Araules ( 2794 ).

Il faut arriver à Chapteuil pour que les indices d’une occupation antique ou altimédiévale deviennent plus nombreux. Mentionnons la découverte de vestiges de constructions antiques au pied du mont Meygal, au nord de la route ( 2795 ). Le vocable de l’église de Chapteuil, dédiée à Saint-Julien, renvoie lui aussi au très haut Moyen Age ( 2796 ).

Pour finir, nous arrivons au niveau du Puy en passant d’abord par Saint-Pierre-Eynac où les découvertes antiques sont multiples ( 2797 ) puis par Saint-Germain-Laprade où fut découvert un trésor monétaire antique ainsi que plusieurs monnaies isolées, les substructions de bâtiments et une inscription aujourd’hui remployée dans l’église ( 2798 ). A Brives, point de franchissement de la Loire, la densité des vestiges antiques mis au jour permet de penser que nous sommes en présence d’une petite agglomération liée à la traversée du cours d’eau ( 2799 ). De plus, le toponyme « Brives », d’origine préromaine signifiant pont, suggère qu’un point de franchissement de la Loire existait là dès la protohistoire.

Une telle densité de sites répartis le long de la route autorise à penser qu’elle est d’origine antique, même si nous ne sommes pas alors en présence d’une grande « voie romaine » mais plus certainement d’un axe d’importance moyenne reliant les deux chefs-lieux de cités voisines de Valence et de Ruessium puis du Puy, et ensuite après la christianisation, les deux cités épiscopales.

Le premier texte mentionnant cette route est du XIè siècle. En 1026, Aspasius donne au prieuré de Saint-Pierre-du-Monastier, au Puy, et à l’abbaye de Saint-Chaffre du Monastier, unum mansum in villa quae dicitur La Mola (non localisé), in media strata publica de subtus ecclesiam Sancti Agripani, et in alio loco qui dicitur Eredone, medium mansum et unum molendinum pro uno manso cum omnibus adjacentiis, campis, pratis, sylvis et caeteris... ( 2800 ). Ces fonds situés sous l’église de Saint-Agrève sont donc traversés par une route importante puisqu’elle prend alors le qualificatif de strata publica ce qui est rare. A la fin du Moyen Age, la route de Tournon au Puy passe justement une vingtaine de mètres en contrebas, au sud, sous l’église de Saint-Agrève. La disposition des lieux permet donc de penser que la route importante du XIè siècle n’est autre que la route de Valence au Puy que nous venons de décrire. En outre, le lieu de Mola, s’il n’est pas identifié avec précision, renvoie à la présence d’un moulin. Au niveau de Saint-Agrève, il ne peut se trouver que sur l’Eyrieux, seul cours d’eau significatif du secteur, que la route coupe à la fin du Moyen Age au lieu de Granette, sous Saint-Agrève. Le lieu-dit d’Eredone correspond pour sa part au hameau d’Eyrieux, sur la rivière du même nom, à une centaine de mètres au nord de Granette. Tout nous permet donc de situer ces terres à proximité de l’Eyrieux, non loin du point de franchissement de la route à la fin du Moyen Age, au lieu-dit de Granette.

Si en d’autres cas, comme à Serrières ou à Malleval, plus au nord, on a pu constater que la mise en place du réseau castral avait abouti à un déplacement de la route sur certaines sections, attirée par le nouveau château, nous n’observons rien de comparable le long de la route de Tournon au Puy. C’est ici une ville neuve qui produit le même effet puisque le chemin connaît quelques changements au niveau de Boucieu-le-Roi. En effet, la nouvelle bastide royale, fondée en 1291, est initialement à l’écart de l’axe principal qui passe de manière rectiligne sur la colline au sud. Cette route est alors attirée vers Boucieu par où le chemin royal fait le détour aux deux derniers siècles du Moyen Age, même si le chemin ancien, plus direct, est encore certainement emprunté.

Notes
2763.

) AD 07, 29J 4, n°5.

2764.

) AD 07, C 196, f°10.

2765.

) Montusclat, cadastre de 1837, section A dite de Montuclat.

2766.

) Ibidem.

2767.

) AD 07, J 340.

2768.

) Saint-Julien-Chapteuil, cadastre de 1837, section D dite de Chanalez.

2769.

) Saint-Julien-Chapteuil, cadastre de 1837, section E2 dite de l’Herm.

2770.

) Saint-Julien-Chapteuil, cadastre de 1837, section G2 dite de Bez

2771.

) Saint-Pierre-Eynac, cadastre de 1837, section C2 dite de Mouleyre.

2772.

) AD 43, Hôtel Dieu, 1B 603.

2773.

) Saint-Germain Laprade, cadastre de 1809, section C.

2774.

) AD 43, Hôtel Dieu, 1B 603.

2775.

) Saint-Germain-Laprade, cadastre de 1809, section E3.

2776.

) AD 43, 17H 24, n°8.

2777.

) AD 07, 1J 214, f°47r°.

2778.

) Sur ces trois châteaux non péagers, il faut noter que Désaignes appartient au même lignage que Retourtour où en est prélevé un juste à côté, situation identique entre Montréal et Saint-Agrève, ou entre Fay et Montusclat.

2779.

) Rossiaud (J.) : Imaginaire et réalité d’un fleuve au Moyen Age, recherches sur le Rhône médiéval, op. cit., t. I, vol. II, p. 367.

2780.

) Rossiaud (J.) : ibidem, t. I, vol. I, p. 4.

2781.

) A.M. Romans, CC 472, f°280.

2782.

) Mont Chiniac : sommet granitique au pied duquel est établi le bourg de Saint-Agrève, encore parfois appelé Chinaicum à la fin du Moyen Age.

2783.

) Sur le texte de la Vita Agripani et les problèmes qu’elle pose, de même que sur Saint-Agrève lui-même, nous renvoyons à l’étude la plus aboutie qui en ait été faite : Fayard (A.) : Saint-Agrève évêque du Puy et apôtre des Boutières, op. cit.

2784.

) Ibidem.

2785.

) Sur l’occupation antique de Tournon, cf. t. I, p. 474.

2786.

) Laffont (P.-Y.) : Châteaux, pouvoirs et habitats en Vivarais, X è -XIII è siècles, op. cit., vol. I, p. 87-89.

2787.

) Mazon (A.) : Notes historiques sur l’histoire de Tournon et de ses seigneurs..., op. cit., p. 11.

2788.

) Corpus Inscriptionum Latinarum, t. XII, n°5563.

2789.

) Ibidem, n°5562.

2790.

) Blanc (A.) : Carte archéologique de la Gaule romaine, fascicule XV, Ardèche, op. cit., p. 73.

2791.

) Tartary (R.) : « Le prieuré de Macheville », art. cité, p. 35.

2792.

) Fayard (A.) : Saint-Agrève évêque du Puy et apôtre des Boutières, op. cit., p. 32.

2793.

) Dauzat (A.) et Rostaing (Ch.) : Dictionnaire étymologique des noms de lieux en France, op. cit., p. 438.

2794.

) Provost (M.) et alii : Carte archéologique de la Gaule, n°43, la Haute-Loire, op. cit., p. 172.

2795.

) Ibidem., p. 119.

2796.

) Aubrun (M.) : La paroisse en France des origines au XV è siècle., op. cit., p. 17.

2797.

) Provost (M.) et alii : Carte archéologique de la Gaule, n°43, la Haute-Loire, op. cit., p. 168.

2798.

) Ibidem, p. 115.

2799.

) Ibidem, p. 57-58.

2800.

) Chevalier (U.) : Cartulaire de l’abbaye Saint-Chaffre du Monastier, op. cit., n°CCXXIV, p. 83.