Par Chaumiène

Le second axe reliant Aubenas à Pradelles par la vallée de l’Ardèche se sépare de celui que nous venons de décrire au niveau de Thueyts, pour s’élever sur les crêtes bordant la vallée de l’Ardèche au nord, par le hameau de Chaumiène. Dès 1194, une stratam antiquam y est mentionnée, ainsi qu’un hôpital, qui servent tous deux de limite au terroir de Vauclare appartenant à l’abbaye de Mazan ( 3622 ).

De Thueyts à Chaumiène, la topographie et le cadastre permettent aisément de restituer le tracé du chemin. Sur le cadastre de 1838, il est encore appelé « chemin ferrat de Thueyts à Chaumiène » ( 3623 ). Celui-ci se sépare dans Thueyts même et continue vers Chaumiène par le seul cheminement praticable : la serre séparant la vallée de la Fonteaulière au nord de celle de l’Ardèche au sud. Le tracé figurant au cadastre, et qui semble être l’héritier du chemin médiéval, gagne la serre par les hameaux de Combaluze et Brige, avant d’y déboucher au niveau du sommet de Fort et Fenadou, culminant à 1100 mètres. De là, la crête asserrée guide directement la route jusqu’à Chaumiène par la serre de Pradal et par celle de la Pierre Plantée.

Un péage et pulvérage se perçoit à Chaumiène au moins depuis 1308 ( 3624 ). Cette localité étant dans le mandement de Mayres, tout laisse penser que Chaumiène n’est alors qu’un poste de perception des droits attachés au château de Mayres.

Au-delà de Chaumiène, la continuité de la route est nette, bien renseignée par une transaction de 1283. Elle figure en outre au cadastre napoléonien de Mayres sous le nom de « chemin de Pradelles à Chaumiène » ( 3625 ). En 1283, lors d’une transaction entre Falcon, abbé de Mazan, et Pons de Montlaur, seigneur de Mayres, le tracé précis de la strata antiqua est indiqué puisqu’elle sert de limite aux biens alors en jeu dans la transaction. Elle part du casale vocatum Lespital del strada de Chalmmeyana, et postea assenditur usque ad territorium de Monlassac in directone dicto casali et asenditur per stratam veterem usque al Boschet et usque ad teulam que est superius signo crucis cum ferro incisa et sicut ruppes magne concludunt usque ad rancum de Malassauras et ab illo loco ascenditur usque ad Nemus de Bano et sicut vadit strata antiqua usque al Talhier ( 3626 ). L’itinéraire cadastré suit exactement ce tracé, par la croix dominant Chaumiène, les Grands Rochers (falaises bordant la vallée de l’Ardèche) puis Malassaure, Banne, où il est encore mentionné en 1336 ( 3627 ) et enfin le mas de Talhac.

La route est encore mentionnée en 1327 lors d’une transaction entre le sire de Montlaur et l’abbé de Mazan portant sur les limites du terroir d’Issanlas : celle-ci suit le chemin de Pradelles à Chaumiène passant par le Mas de Talhac ( 3628 ). Sur le cadastre, dans la traversée de la commune de Lanarce, la route prend encore le nom de « Chemin de Pradelles au bois de Bauzon » ( 3629 ) et sur la commune de Mazan, elle est dite « Chemin de Pradelles à Chaumiène » ( 3630 ). Au-delà, du mas de Talhac, sa continuité ne pose aucun problème par la Serre de Blanchon puis le hameau de Peyrebeille où une auberge existe depuis 1532 ( 3631 ), présence qui ne s’explique en ces contrées isolées et désertes que par le passage de la route. En 1531, le lieu de Peira-Abeilha est d’ailleurs une étape pour les troupeaux transhumants de l’Hôtel-Dieu du Puy qui empruntent la route de Thueyts à Aubenas sur quelques kilomètres, de Pradelles au col de la Chavade ( 3632 ).

De Peyrebeille à Pradelles, la route est le plus souvent confondue ou parallèle au tracé de l’actuelle R.N. 102 ouverte au XVIIIè siècle, le cadastre permettant aisément de différencier les deux tracés, la route moderne se surimposant nettement au parcellaire. Le chemin médiéval passe par le quartier des Gardes ( 3633 ), puis par Mauras ( 3634 ), et par La Fayette où il se sépare nettement du tracé moderne. Celui-ci a alors été construit ex nihilo en direction du nord, la route ancienne descendant au contraire en direction de Pradelles, situé à trois kilomètres à l’ouest en passant par le lieu-dit de la Chausse.

L’importance de cette route reliant le Bas-Vivarais, et au-delà la vallée du Rhône au Velay, n’est certainement pas comparable à celle de la route passant par Montpezat et figurant dans l’Itinéraire de Bruges. Néanmoins, l’existence de droits de péages associés à absolument tous les châteaux dont les mandements sont traversés laisse penser que le trafic empruntant la route d’Aubenas à Pradelles n’est pas négligeable et que nous ne sommes pas en présence d’un axe mineur parcouru uniquement par des circulations locales. La route traverse successivement, après Aubenas, les mandements de Jaujac, Meyras, Chadenac et Mayres puis pour finir, Pradelles. Si le péage de Meyras porte aussi sur la route de Montpezat, celui de Jaujac sur la route de la Souche et celui de Pradelles sur la Régordane, il n’en est pas de même pour ceux de Chadenac et Mayres situés de telle façon qu’ils ne peuvent porter que sur le trafic empruntant la route de Pradelles. La localisation des postes de perception de ces trois péages est à ce titre exemplaire. Le péage de Meyras semble se percevoir au niveau de Labeaume, peut-être au lieu-dit La Garde, situé exactement sur la route là où elle se rapproche le plus du château. Le péage de Chadenac se perçoit pour sa part à Thueyts, point permettant de taxer le trafic empruntant les deux itinéraires, celui de Chaumiène et celui de Mayres, ce qui n’aurait pas été possible au niveau du château de Chadenac même. Enfin, celui de Mayres se lève à Chaumiène même, qui se trouve sur la route de crête, le village de Mayres offrant sans doute la possibilité d’un autre point de perception portant sur la route de fond de vallée.

La présence d’un hôpital sur le tracé de la route est aussi un élément plaidant en faveur de son importance. En effet, peut-on concevoir la présence d’un tel établissement sur un simple chemin régional ? Difficilement, et cela conforte l’idée que nous sommes en présence d’un axe fréquenté par un trafic important justifiant l’entretien de ce point d’accueil.

Cette route est, en outre, l’un des principaux axe de transhumance des troupeaux des abbayes de Saint-Chaffre et de Mazan ainsi que de la chartreuse de Bonnefoy estivant en Bas-Vivarais ( 3635 ). En effet, elle fait suite à la strata de Sepou que nous avons déjà décrite et qui dessert l’ensemble des grands domaines d’estive du plateau vivaro-vellave. Les troupeaux arrivant au niveau de Rieutord descendent ensuite vers la région d’Aubenas en suivant la branche de la route d’Aubenas à Pradelles passant par Chaumiène. La draille ne diverge de la route commerciale que sur le tronçon Chaumiène-Thueyts puisque les troupeaux descendent par le hameau de Bruc ( 3636 ).

Ici, comme pour plusieurs autres routes, nous nous trouvons face à un itinéraire qui se dédouble à partir d’un certain point, sans doute en partie pour des raisons de commodité de circulation, variable selon les saisons.

Le chemin par Chaumiène présente un relief plus clément : il circule en altitude sur une longue serre rectiligne où il n’a aucun cours d’eau à traverser. Même la montée sur la serre, au niveau de Thueyts, se fait en suivant une ligne de pente régulière selon un dénivelé pas trop fort. Par contre, si le profil du chemin est relativement aisé, il n’en est pas de même du climat. En effet, dès avant Chaumiène, l’altitude de la serre où se trouve la route s’élève à plus de mille mètres ce qui la soumet à des conditions climatiques particulièrement rudes. Elle est le plus souvent enneigées et ventées du mois de novembre à la fin du mois de mars.

A l’inverse, la branche passant au fond de la vallée par Mayres doit affronter la côte de la Chavade qui constitue l’une des pentes les plus raides du réseau routier vivarois. De plus, longeant l’Ardèche, c’est une multitude d’affluents qui lui barrent la route, nécessitant de nombreux passages à gué. Par contre, elle demeure à une altitude inférieure à mille mètres sur l’essentiel de son tracé, ne gagnant le plateau que tardivement et pour une quinzaine de kilomètres seulement.

On peut donc suggérer que les deux tracés se complètent. Celui de Chaumiène, au cheminement plus simple, mais impraticable voir dangereux une partie de l’année, est un passage d’été, alors que la route de Mayres doit être préférée lorsque les conditions climatiques se dégradent, de la fin de l’automne au printemps.

En 1194, la route passant par Chaumiène est dite « vieille ». Ce qualificatif est difficile à comprendre. En effet, il est encore employé presque un siècle, après en 1283 exactement, de la même manière, à Chaumiène même et au mas de Talhac, ce qui doit nous inciter à la prudence. Qu’elle est la « route neuve » qui doit être mise en regard de cette « route vieille » ? Il est difficile de répondre, mais on peut suggérer qu’il s’agit de la route passant par Mayres et conduisant aussi à Pradelles qui n’est pas mentionnée avant 1283.

La route du fond de la vallée de l’Ardèche traverse des régions au peuplement antique et altimédiéval certainement peu important, mais significatif tout de même, impliquant la présence d’un premier chemin. Les toponymes bâtis sur un suffixe en -acum que l’on rencontre le long de la vallée, évoquant une occupation au moins dès le très haut Moyen Age, en témoignent. Ainsi, on rencontre d’aval en amont : Neyrac, où des vestiges thermaux antiques ont été retrouvés ( 3637 ), Barnas, issu du nom d’homme germanique Baro et du suffixe -acum ( 3638 ), ou encore Chadenac, et Aleyrac. Le vocable de l’église de Mayres, dédiée à Saint-Martin, est pour sa part très probablement le signe d’une fondation du haut Moyen Age, ainsi que Saint-Etienne de Meyras ou encore Saint-Jean de Thueyts qui jalonnent très exactement la route. Meyras est en outre le centre d’une viguerie, s’étendant sur toute la haute vallée de l’Ardèche, attestée aux IXè et Xè siècles ( 3639 ). Cependant, cette occupation se limite pour l’essentiel au seul fond de la vallée et ne s’étend nullement en direction du plateau, dans le secteur de Lavilatte ou de Lanarce : la vallée de l’Ardèche pouvait alors tout à fait former une impasse pour la route, celle-ci se perdant à son extrémité en un faisceau de chemin locaux.

On peut donc suggérer deux grandes phases chronologiques. Dans un premier temps, le seul chemin important utilisable pour aller d’Aubenas à Pradelles est la route de Chaumiène. Pendant ce temps, la route de fond de vallée n’assure que la desserte des populations égrenées dans la vallée jusqu’à Mayres, sans déboucher significativement sur le plateau. Dans un second temps, à un moment qu’il est difficile de préciser, sans doute dans le courant des XIè et XIIè siècles, mais en tous cas avant 1194, la Côte de la Chavade est vaincue ouvrant alors un passage plus facile en direction de Pradelles et provoquant un relatif déclassement de la route de Chaumiène qui est alors dite « route vieille ».

Notes
3622.

) AD 07, 3H 1, f°1.

3623.

) Mazan-l’Abbaye, cadastre de 1838, tableau d’assemblage.

3624.

) AD 07, 19J 91.

3625.

) Mayres, cadastre de 1838, tableau d’assemblage.

3626.

) AD 07, 3H 1 , f°63v° et ss.

3627.

) AD 07, 42J 342, f°12v°.

3628.

) AD 07, 3H 1, f°82.

3629.

) Lanarce, cadastre de 1828, tableau d’assemblage.

3630.

) Mazan-l’Abbaye, cadastre de 1838, section E3 dite de Vernason.

3631.

) André (M.) : « La fondation de l’auberge de Peyrabeille », art. cité, p. 102-103.

3632.

) Merle-Comby (M.-C .) : « Quand les troupeaux de l’Hôtel-Dieu hivernaient en Provence », art. cité, p. 115-116.

3633.

) Lavilatte, cadastre de 1828, section B1 dite de Lavilatte.

3634.

) Lespéron, cadastre de 1828, section A2 dite de Champ Blazère.

3635.

) Sur la transhumance ovine, cf. t. I, p. 243-273.

3636.

) Brechon (F.) : « Contribution à une histoire de la transhumance sur le rebord sud-est du Massif Central : les troupeaux de l’abbaye de Saint-Chaffre-du-Monastier à la fin du Moyen Age », art. cité, p. 55.

3637.

) Des bassins et des systèmes d’adduction d’eau et autres tuyauteries associés à des monnaies d’Antonin, de Gordien et d’Adrien ainsi qu’à de la céramique sigillée ont été découverts au XIXè siècle. Cf. Blanc (A.) : Carte archéologique de la Gaule romaine, fascicule XV, Ardèche, op. cit., p. 63.

3638.

) Dauzat (A.) et Rostaing (Ch.) : Dictionnaire étymologique des noms de lieux en France, op. cit., p. 54.

3639.

) Laffont (P.-Y.) : Châteaux, pouvoirs et habitats en Vivarais, X è -XIII è siècles, op. cit., vol. 1, p. 107.