Comment construit-on un modèle à partir d’une réalité expérimentale ? On peut décrire ce processus de modélisation par quatre ensembles de choix.
Il faut d’abord choisir la théorie applicable au champ des phénomènes étudiés. Va-t-on traiter ce problème d’optique en utilisant l’optique géométrique, ondulatoire, corpusculaire ?
Le phénomène qu’on traite est par essence complexe et multiforme ; sa modélisation oblige donc ensuite à désigner quels sont ses éléments pertinents, quels sont au contraire ceux qu’il faut négliger. En ce sens, le physicien construit son champ2 expérimental.
Puis il faut associer aux éléments retenus les représentations externes les plus commodes dans le cadre du modèle. Ces deux opérations définissent la ’sémantique’ du modèle, ce qui donne sens à ses éléments.
Enfin il faut préciser les relations qu’entretiennent les éléments du modèle les uns avec les autres. Ces relations constituent la ’syntaxe’ du modèle.
Ces quatre opérations se déroulent sous le contrôle de la théorie du domaine considéré, ce que le schéma ci-dessous (figure 1) représente.
Cette description de la modélisation est légèrement différente de celle produite par Chevallard (1989, p. 53), mais compatible avec elle. En effet Chevallard propose les trois étapes suivantes :
‘« On définit le système que l’on entend étudier, en en précisant les aspects « pertinents » par rapport à l’étude que l’on veut faire de ce système, soit l’ensemble des variables par lesquelles on le découpe dans le domaine de réalité où il nous apparaît ...
On construit alors le modèle à proprement parler en établissant un certain nombre de relations entre les variables prises en compte dans la première étape, le modèle du système à étudier étant l’ensemble de ces relations.
On « travaille » le modèle ainsi obtenu, dans le but de produire des connaissances relatives au système étudié. »
On voit bien que la première étape de Chevallard regroupe les trois premières opérations (le choix de la théorie applicable étant fortement implicite), c’est-à-dire ce que nous avons appelé la sémantique du modèle, alors que la deuxième étape, qui pour Chevallard construit « à proprement parler » le modèle, n’est autre que l’élaboration de la syntaxe. Sa troisième étape ne porte pas sur la construction du modèle, mais sur son utilisation.
Il est par ailleurs clair que notre première définition correspond plus au contexte de la didactique de la physique que celle de Chevallard, didacticien des mathématiques, sur trois points :
La dissymétrie est plus affirmée entre le champ expérimental, partie du monde réel, et le modèle, élément théorique, qu’entre le « système » abstrait et le modèle ;
Les relations entre les éléments du champ expérimental et les constituants du modèle peuvent être plus diverses que des variables ;
Le modèle une fois construit ne se limite pas à un ensemble de relations entre variables ; il incorpore un système de signes (Guillaud, 1998, pp.89-90), qui ne prennent pas obligatoirement la forme canonique de relations fonctionnelles.
Remarquons par ailleurs que l’ordre introduit dans les opérations susdites, aussi bien dans notre première énonciation que dans la citation de Chevallard, ne peut être qu’un ordre d’exposition : dans la réalité du processus de modélisation, les allers-et-retours sont incessants entre les différentes « étapes », chaque aller-retour améliorant la pertinence du modèle.
Walliser (1977, pp.156-157) introduit un point de vue un peu plus général. Il décrit ce qu’il appelle la « dynamique de la modélisation » comme un cycle d’opérations qui mettent en relation trois niveaux (champ théorique, modèle, champ empirique) et qui peuvent suivant les cas être initiées à partir de n’importe lequel de ces niveaux (alors que dans les deux explications précédentes on part de ce qu’il appellerait le champ empirique). Cette dynamique peut être représentée par le diagramme suivant (figure 2) :
L’intérêt de cette « dynamique de la modélisation » est de marquer la différence de statut qui peut exister entre un modèle dont on se sert pour interpréter une réalité matérielle, et dont on peut dire qu’il est assez « confirmé » pour qu’on s’appuie sur lui, et un modèle « hypothétique » qu’on veut vérifier en effectuant à partir de lui une prévision qu’on cherchera à valider dans le réel. Au besoin nous utiliserons cette distinction. Il nous semble par ailleurs qu’un modèle plus théorique (au sens de Walliser donné plus haut) que le modèle confirmé/hypothétique peut jouer le rôle du champ théorique dans cette dynamique.
Le terme « champ » implique une construction, à la différence du mot « monde » qui connote un donné extérieur. L’individu est devant le monde des objets, il se construit un champ expérimental. De même au niveau de la théorie, l’expression « champ théorique » impliquera que dans la variété des théories possibles, l’individu choisit les éléments qui s’appliquent au problème qu’il veut traiter.