3.2 « Science normale » et apprentissage demandé aux élèves dans la classe

Beaufils (1991) se fonde sur une analyse d’ordre épistémologique, reprenant les concepts de « science normale » et d’ « énigmes » chez Kuhn (1970). Selon Kuhn, l’activité scientifique normale se déroule dans le cadre de paradigmes objets de consensus dans une communauté savante à une époque donnée, et progresse par la résolution d’énigmes dont la solution est compatible avec le paradigme en vigueur. Beaufils choisit de faire fonctionner l’activité d’enseignement sur le même schéma : l’enseignement se situe dans le cadre d’un état donné du savoir enseigné, et consiste à faire résoudre à l’élève des questions de physique qui ne remettront pas en cause celui-ci. Cela impose des contraintes aux problèmes posés : ‘« les problèmes posés aux élèves [ne doivent pas être] de ceux qui nécessitent la découverte de nouvelles grandeurs, de nouvelles lois plus ou moins fondamentales, ou la création d’outils nouveaux (mathématiques, numériques, expérimentaux, etc...., qui eux doivent donc être pris en charge par l’enseignant), mais appartiennent à la catégorie de ceux que « seul le manque d’ingéniosité peut empêcher de résoudre » (1991, p. 54) ».’

En conséquence Beaufils réfute les problématiques du type « changement conceptuel » (abordées ci-dessous), qui selon lui correspondraient au concept kuhnien de « révolution scientifique », lequel sort de son cadre théorique personnel (idem p. 71), et qui de plus suppose d’après lui que ‘« l’élève a, concernant ses conceptions antérieures, un point de vue général réellement scientifique, pour être mis en concurrence avec celui qu’on lui propose »’ (idem p. 70). Beaufils ne cherche pas à modifier les conceptions initiales de l’élève, mais à faire cohabiter chez lui au besoin ‘« plusieurs visions du monde incohérentes entre elles ... [pour lui] on peut demander à l’élève qu’il adopte des concepts et des méthodes scientifiques pour répondre à des questions scientifiques, tout en lui laissant garder par ailleurs, sa (ses) vision(s) du monde qui l’entoure »’ (idem p. 70). D’ailleurs les préconceptions ne peuvent fonder une activité d’enseignement, car ‘« d’une part il n’est pas prouvé qu’elles existent, ou même qu’elles puissent être mises au jour en tant que modèle explicite, fonctionnel et discutable avant qu’on ne les fasse s’expliciter. D’autre part [elles] ne peuvent concerner à notre avis que des phénomènes ou des approches élémentaires. Il nous semble peu probable que les élèves aient quelque modèle préalable à propos de notions éloignées de l’expérience commune, telles que les équipotentielles, les oscillateurs harmoniques ou les concentrations molaires »’ (idem p. 71).

Nous sommes bien loin de partager ce point de vue.

Sur le plan épistémologique tout d’abord, retenir du travail de Kuhn le concept de « science normale » mais non celui de « révolutions scientifiques », c’est le vider de son sens. Un fonctionnement « normal » de la science est né d’une suite de révolutions scientifiques ; le nier ou l’oublier, c’est considérer le paradigme qui sous-tend ce fonctionnement normal comme une vérité absolue et intangible. Or justement le fonctionnement normal de la science la conduit périodiquement à des révolutions scientifiques, parce qu’après avoir accumulé les résultats, assuré son domaine d’application, défini ses limites, la science normale franchit le pas où son paradigme de base n’est plus pertinent, où une énigme ne peut plus être résolue. Se fait jour alors (dans l’affrontement des écoles scientifiques) un nouveau paradigme qui conduira à un autre fonctionnement normal.

S’il faut transposer8 sur le plan du fonctionnement cognitif et developpemental d’un élève, nous pensons que la question du rapport entre les conceptions initiales et les connaissances construites en cours ne doit pas être envisagée de façon tranchée et caricaturale. Ainsi, c’est méconnaître les travaux antérieurs sur le changement conceptuel que de leur faire dire que le point de vue antérieur de l’élève a un caractère général et « réellement scientifique ». C’est méconnaître les résultats des travaux sur les conceptions que de considérer qu’ils ne contribuent pas de façon convaincante à des modèles de comportement des élèves « explicites, fonctionnels et discutables », ou qu’ils ne s’appliquent qu’à des phénomènes trop élémentaires pour concerner l’enseignement en terminale scientifique.

Notre point de vue est certainement qu’il peut y avoir coexistence de parties de conceptions initiales issues de la vie quotidienne et de connaissances scientifiques dans l’esprit d’un élève. Cette cohabitation prend des formes variables suivant les domaines de la physique concernés et suivant le développement de l’apprenant. Pour autant il est illusoire de croire qu’on peut séparer de façon étanche les préconceptions des élèves qu’ils appliqueraient dans leur vie quotidienne et les connaissances qu’ils construisent en cours de physique.

La coexistence n’est pas pacifique dans la réalité du fonctionnement personnel de l’élève : la construction des connaissances scolaires est déterminée par la façon dont l’élève interprète les informations qu’on lui fournit en cours, et cette interprétation dépend au moins en partie de ses préconceptions.

La coexistence ne doit pas non plus être pacifique du point de vue de l’enseignement. Que dirait-on d’un enseignement de physique qui se fixerait pour seul but d’expliquer des expériences de classe, de résoudre des exercices de classe, qui limiterait la portée de la physique à ce qui se passe dans les laboratoires, qui s’interdirait de donner des clefs d’interprétation du monde commun ou naturel ? Dès lors la question de l’affrontement avec des éléments du savoir commun incompatibles avec la physique se pose ; d’autant plus que l’élève devient conscient à certains moments (non systématiquement il est vrai) de contradictions éventuelles, et que c’est souhaitable, du moins à notre avis.

La question est donc pour chaque domaine de déterminer ce qui, dans les conceptions initiales, est compatible ou non avec un fonctionnement scientifique, ce sur quoi on peut s’appuyer et ce qui doit changer, et comment assurer le changement conceptuel souhaitable.

Notes
8.

Mais peut-on transposer ? Peut-on fonder des hypothèses d’apprentissage uniquement sur des considérations épistémologiques ? Le fonctionnement de l’élève n’est-il pas irréductible à celui du physicien ?