3. la solution des micromondes

Notre objectif de construire une séquence d’enseignement qui permette aux élèves de se livrer à des activités de modélisation dans le domaine spécifique de l’optique géométrique nous a conduit à nous intéresser à une catégorie bien déterminée de logiciels.

3.1 Les logiciels de géométrie dynamique

Le développement de l’informatique a fait apparaître une classe de logiciels (Cabri-géomètre, Sketchpad, Geometry Inventor, Cinderella ..) appelés « de géométrie dynamique » qui possèdent plusieurs propriétés intéressantes pour notre objectif. Ces logiciels permettent de dessiner des représentations d’objets théoriques, et de les manipuler à l’écran. Ce terme « théorique » signifie que ce tracé incorpore des connaissances de géométrie auxquelles les manipulations ultérieures vont se conformer. Laborde (1999) distingue deux types d’opérations réalisables sur ces logiciels :

  • les opérations de premier ordre consistent à tracer les représentants d’objets théoriques grâce à des outils ad-hoc ; ces outils constituent non seulement les propriétés caractéristiques de ces objets qui sont nécessaires à leur construction, mais aussi celles qui n’ont pas été utilisées ; c’est en cela que ce sont réellement les représentants d’objets théoriques, héritant de toutes les propriétés des objets ;

  • les opérations de second ordre portent non sur les objets eux-mêmes, mais sur les opérations sur ces objets ; ainsi des macro-constructions, définies sur une instanciation particulière, peuvent enregistrer la séquence d’opérations pour l’appliquer ensuite à d’autres instanciations ; on peut citer aussi la redéfinition d’un objet et la configuration des menus du logiciel.

L’existence de ces deux niveaux d’opérations fait de ces logiciels des micromondes (Balacheff, 1994, p.32).

Le caractère de micromonde apparaît d’ailleurs dans le fait que des utilisateurs ont pu définir un type de macro-constructions (la création de points conditionnels dans le cas de Cabri-géomètre) non prévu à l’origine par les concepteurs15.

Se constitue ainsi une branche nouvelle de la géométrie, la géométrie dynamique (voir Laborde JM., 1995 et 1999), qui a ses propres méthodes et qui se pose des problèmes spécifiques. Les rapports entre géométrie classique et géométrie dynamique sont complexes et ne relèvent pas directement de l’objet de notre travail, relevons simplement que la géométrie dynamique peut conduire à lever certains implicites fréquents en géométrie classique (Laborde C., 1999).

Cette constitution de la géométrie dynamique donne plus d’espace théorique à la distinction du dessin et de la figure en géométrie ; elle permet notamment à Laborde (1999 et à paraître, voir aussi Capponi & Laborde, 1995) de définir un champ expérimental (ou spatio-graphique) et un champ théorique, dans une analogie de structures avec la didactique de la physique. D’une part le dessin offre à l’apprenant le support d’une activité perceptive (essentiellement visuelle) par ses propriétés spatio-graphiques ; d’autre part la figure renvoie à des objets théoriques que l’apprenant sait plus ou moins dotés de définitions, de théorèmes, d’énoncés ...

C’est précisément ce double jeu qui est censé offrir à l’apprenant les moyens de l’apprentissage, en lui permettant de donner un sens, un référent concret aux énoncés théoriques.

En principe, l’enseignement qu’on pourrait un peu caricaturalement appeler classique en mathématiques prétendrait s’abstraire de la figure : la résolution d’exercices de géométrie ne devrait presque pas s’appuyer sur elle ; l’idéal serait que le dessin serve uniquement à désigner sans ambiguïté les éléments du problème. Il est clair que la pratique des élèves de tout niveau est loin de cet idéal. Mais Laborde (à paraître) cite aussi plusieurs exemples de cas où des démonstrations qu’on trouve dans des manuels sont également fondées sur des informations implicitement issues de la figure : les experts ne sont pas toujours aussi indemnes qu’ils le prétendent des « défauts » qu’ils reprochent aux élèves ...

Dès lors qu’on accepte le rôle de la figure dans la construction du sens, alors on doit considérer qu’elle constitue un référent empirique pour la théorie, un champ expérimental pour la géométrie. L’usage de logiciels de type micromonde renforce ce parallélisme entre le rôle de la figure en géométrie et le rôle de l’expérience en physique, de deux façons :

  • d’une part la déformabilité de la figure informatisée permet d’explorer plusieurs cas d’un point de vue spatio-graphique ;

  • d’autre part et surtout, l’obéissance obligatoire des objets géométriques visibles sur l’écran à des propriétés théoriques fait que leur comportement échappe à l’utilisateur une fois qu’ils sont créés ; ils lui deviennent extérieurs, comme la lentille est extérieure à l’élève situé en classe de physique ; comme le dit Laborde « tout se passe comme s’ils réagissaient aux manipulations de l’utilisateur en suivant les lois de la géométrie de la même façon que les objets matériels réagissent en suivant les lois de la physique ».

Ce qui apparaît sur l’écran de l’ordinateur est donc bien une matérialisation, la création d’une réalité extérieure à l’utilisateur. Mais c’est la matérialisation d’un modèle, de règles qui traduisent une théorie bien précise. Les événements qu’on peut faire advenir sur l’écran en déplaçant tel ou tel objet ne sont pas dus au hasard : ils ont une cause, que l’élève sait devoir chercher dans la théorie en question. Laborde l’exprime dans le cas de l’utilisation mathématique de Cabri-géomètre en disant : ‘« les invariants spatiaux dans les figures mobiles sont presque certainement la représentation d’invariants géométriques » ou bien « l’invariance émerge des variations »’.

Dans le cadre de la géométrie classique, tout dessin est porteur d’ambiguïtés, et une explication textuelle est en général nécessaire pour les lever. Soit ainsi un point sur un segment, lequel appartient à une droite. Le point appartient-il au segment, ou à la droite ? En géométrie classique, l’énoncé doit apporter la réponse. En géométrie dynamique, l’élève pourra par le déplacement de ce point savoir s’il est confiné sur le segment, ou s’il peut se déplacer sur toute la droite, ou si encore il s’agit d’un point libre dans tout le plan de la figure dont la présence sur le segment n’était que fortuite16.

Notes
15.

Ces créations de points conditionnels ont été abondamment utilisées dans certains fichiers de notre séquence d’optique géométrique, dans tous les cas en particulier où des images virtuelles pouvaient être créées.

16.

Notons que dans ce dernier cas la convention de la géométrie classique sera de ne pas le représenter sur la droite, tout simplement