1. les savoirs de référence en optique géométrique

Bien que ce ne soit pas l’objet principal de notre travail, construire une séquence d’enseignement en Terminale, conformément à un programme, demande de s’interroger sur la transposition didactique qui a eu lieu, et donc sur le savoir savant qu’on a pris comme référence soit dans l’élaboration du programme soit dans la construction de la séquence.

Cela suppose que ce soit effectivement « le » savoir savant, c’est-à-dire universitaire, qui soit la référence, et non une pratique sociale (voir cette discussion sur la nature de la transposition didactique dans Caillot, 1996 p. 20 et 34, qui conclut que la physique est épistémologiquement assez proche des mathématiques pour que ce soit possible, à la différence d’autres disciplines, comme la chimie, où les références professionnelles ont plus de poids).

L’optique géométrique est dans la situation inconfortable d’un champ d’une discipline scientifique qui ne suffit pas à lui-même : elle décrit dans certaines conditions le comportement de la lumière, mais ne peut pas expliciter la nature de cette lumière sans faire appel à des concepts qui lui sont extérieurs et qui relèvent de l’optique ondulatoire. Ainsi le phénomène le plus apparent de la lumière, la couleur, ne peut pas être expliqué par l’optique géométrique, alors même qu’il intervient directement dans des phénomènes que cette discipline se targue d’interpréter, tels la déviation par un prisme, la focalisation par une lentille, les aberrations d’un instrument d’optique. Seuls les miroirs idéaux y échappent, puisque la lumière ne pénètre pas dans un milieu matériel, et qu’il ne peut donc y avoir dispersion.

On peut avancer l’idée que la transposition didactique du savoir savant au savoir enseigné en lycée s’effectue en deux temps : des laboratoires de recherche à des ouvrages généraux du niveau du premier ou du deuxième cycle universitaire ; puis de ces premières années de l’Université aux programmes du secondaire. Le fossé serait en effet trop profond pour être comblé en un seul mouvement par quiconque, de la pointe de la science qui se fait à celle qui s’enseigne à la masse des débutants en physique. De toutes façons, le décalage temporel est aussi important : il y a bien longtemps que l’essentiel des connaissances enseignées au niveau du lycée en optique géométrique ne sont plus objet de recherche en physique...

Nous dirons quelques mots ici du deuxième mouvement, qui va des ouvrages du premier cycle universitaire, à la rigueur du deuxième cycle, aux programmes de lycée. Un des ouvrages qui ont le plus marqué l’enseignement de l’optique dans l’Université française est celui de Bruhat (1930). La première édition date de 1930, elle a été complétée au fil des années soit par l’auteur (troisième édition en 1942), soit sous la direction de Kastler à partir de 1954 (sixième édition en 1992).

La partie consacrée à l’Optique géométrique dans le manuel de Bruhat est volontairement restreinte (un seul chapitre), limitée par l’auteur aux principes et lois de base. Il est cependant intéressant de caractériser la démarche suivie. Dès le premier paragraphe l’outil de base de l’optique géométrique est défini comme élément théorique : « on interprète cette expérience en admettant 20 que la lumière se propage suivant les droites issues de S, droites qu’on appelle des rayons lumineux » (op. cit. p. 1). Le domaine de validité de l’optique géométrique, limité par la diffraction, est ensuite donné. Puis la loi de Descartes (Snell) est fournie comme d’origine expérimentale ; elle permet de définir l’indice de réfraction d’un milieu transparent, d’où le chemin optique21 entre deux points et le principe de Fermat22, puis le théorème de Malus23, toutes expressions dont l’équivalence est démontrée.

Un point intéressant marque la démonstration du théorème de Malus : le concept de surface d’onde est introduit comme surface normale aux rayons lumineux, sans qu’aucune hypothèse soit faite sur la nature de la lumière, et en particulier sans dire qu’il s’agit d’une onde. Entre deux surfaces d’onde, le chemin optique est constant quel que soit le rayon que l’on considère. Une fois que l’auteur a défini l’image A2 d’un point source A1 comme le point par où passent tous les rayons émergents issus de A1, il est facile de noter que A1 et A2 peuvent être considérés comme des surfaces d’ondes particulières, et que par conséquent le chemin optique de A1 à A2 ne dépend pas du rayon suivi.

Cette tentative pour définir le modèle de l’optique géométrique indépendamment de la nature ondulatoire de la lumière trouve évidemment sa limite dès qu’on aborde les phénomènes de dispersion ou de coloration, comme nous l’avons avancé plus haut. Si l’auteur arrive à passer sous silence le terme « longueur d’onde » aussi longtemps qu’il reste dans un discours qualitatif (par exemple il définit la dispersion par un prisme en parlant de couleur et de lumière monochromatique, signale que l’indice d’un milieu dépend de la couleur de la lumière mais ne donne pas la formule de Cauchy), il doit réintroduire subrepticement la longueur d’onde (implicitement dans le texte p. 22 bis, explicitement en note p. 22 ter) dès qu’il veut donner la courbe de visibilité de l’oeil moyen, c’est-à-dire dès qu’il fournit des valeurs numériques.

Lorsque l’auteur a défini la lumière comme une onde électromagnétique (op. cit. p. 55) et donné les caractéristiques essentielles d’une vibration se propageant, il réinterprète les lois essentielles de l’optique géométriques dans cette nouvelle perspective (pp. 63-68).

Une tentative originale de renouvellement qui a marqué l’enseignement universitaire de l’optique ces dernières années est représentée par l’ouvrage de Pérez (1996, première édition en 1984). Il s’agit d’un manuel qui couvre l’ensemble de l’optique géométrique (180 pages sur 450 environ) et ondulatoire, destiné en principe aux classes préparatoires aux grandes écoles et au premier cycle universitaire, mais dont le volume et le niveau réel dépassent largement l’enseignement fourni immédiatement après le baccalauréat.

L’auteur exprime dans l’avant-propos la particularité de sa démarche de la façon suivante (1996, p. xv) : ‘« une fois les fondements de l’optique géométrique et l’approximation de Gauss précisés, nous présentons toute l’optique géométrique en nous appuyant sur les possibilités offertes par le calcul matriciel ... Bien qu’elle soit exclue par certains programmes, cette méthode, convenablement employée, présente pour les opticiens plusieurs avantages : ...(ii) l’accès à la matrice de transfert d’un système centré quelconque, soit par une voie analytique, soit par une voie expérimentale, permet de déterminer de façon systématique et sûre les éléments cardinaux. On applique alors les relations de conjugaison et on vérifie, par la construction [géométrique]24, les résultats établis algébriquement. Dans ces conditions, les trois méthodes, matricielle, algébrique et géométrique, sont complémentaires ... »’. Enfin des arguments renvoyant à l’innovation technologique et aux progrès scientifiques (optique électronique, cavités des sources lasers, optique ophtalmique) viennent en renfort de l’utilisation de l’optique matricielle.

Le contenu de l’ouvrage illustre dès le début la situation subordonnée de l’optique géométrique telle que nous l’avons située ci-dessus, puisque le rayon lumineux, instrument de base du modèle de l’optique géométrique, est défini comme la normale à la surface d’onde : l’auteur commence par dire que la lumière est décrite par une onde obéissant au principe de Huygens, par identifier le phénomène de diffraction, et par dire que le rayon lumineux est l’idéalisation d’un faisceau lumineux cylindrique si on néglige la diffraction. Au plan de la modélisation, on pourrait remarquer que cette présentation donne au rayon lumineux un double statut : à la fois élément d’un modèle défini comme limite d’une situation expérimentale idéalisée, et élément de contact entre deux modèles dont l’un (géométrique) est inclus dans l’autre (ondulatoire). On se trouve donc ici en face à la fois d’un exemple de modèle tératologique (le rayon lumineux comme cas limite) et d’une imbrication de modèles, au sens employé par Walliser, rappelé au chapitre 1.

En ce qui concerne la formation de l’image à travers un système optique, l’idée fondamentale est que tous les rayons issus de l’objet passent par l’image.

Le formalisme matriciel est introduit dès qu’on se place dans les conditions de l’approximation de Gauss (rayons paraxiaux, petits angles), parce qu’alors la loi de Snell sur la réfraction (loi des sinus) devient linéaire (les angles étant petits sont assimilables à leur sinus, ce qui revient à dire que la loi de Snell devient la loi de Kepler). La puissance de ce formalisme permet de définir les éléments cardinaux d’un système centré le plus général possible, avant d’en avoir examiné aucun, si ce n’est le dioptre sphérique qui permet de les constituer tous. Les lentilles épaisses, puis minces, ne sont traitées que comme des cas particuliers de systèmes centrés. L’ordre d’exposition est donc du général au particulier. Dans ce formalisme, l’exigence que la position de l’image soit indépendante de l’angle d’incidence du rayon qui permet de la calculer amène à annuler un terme de la matrice de transfert, ce qui fournit la relation de conjugaison algébrique classique (op. cit. p. 40).

Les constructions géométriques de l’image reposent sur le tracé d’au moins trois rayons particuliers. Quoi qu’en ait dit l’auteur dans l’avant-propos, force est de constater que leur importance est très limitée dans les propriétés des divers instruments d’optique envisagés dans l’ouvrage.

On pourrait comparer ces deux ouvrages de référence sous bien des aspects, et cette comparaison serait intéressante en particulier sur la conception reflétée par l’ordre d’exposition en ce qui concerne la modélisation que réalise la physique. Pour notre travail il suffira de présenter les deux ouvrages comme deux pôles de présentation possibles de l’optique géométrique : plus géométrisée pour Bruhat, plus algébrisée (même si on n’utilise pas le formalisme de l’algèbre linéaire) pour Pérez.

Notes
20.

C’est nous qui soulignons

21.

Produit de la distance par l’indice de réfraction du milieu

22.

La lumière se propage entre deux points sur une trajectoire telle que le chemin optique soit stationnaire

23.

Dans les milieux isotropes, les rayons lumineux sont orthogonaux aux surfaces d’onde

24.

C’est nous qui complétons