3.2 La mise en scène

Nous allons ici décrire l’articulation des différents savoirs dans la séquence que nous avons mise en place.

Rappelons que le temps imparti à la formation des images dans l’enseignement de Spécialité est a priori de huit semaines, à raison de deux heures de cours-TP chaque semaine.

Ce sont des considérations relatives aux processus de modélisation qui ont orienté les choix faits en ce qui concerne la progression de la séquence. Plusieurs solutions étaient possibles (Tiberghien & Megalakaki, 1995, p. 372) :

La solution retenue se rapproche plutôt de la première possibilité, en vertu de la première hypothèse générale mentionnée ci-dessus, suivant laquelle il est préférable d’expliciter pour les élèves les changements de modèles. Nous avons en effet distingué deux parties dans cette séquence d’enseignement.

Dans une première partie, les éléments principaux des lentilles sont définis, en même temps que leurs conditions d’existence (les conditions de Gauss). Ces éléments principaux sont en effet construits comme des objets d’un modèle qui correspond à la réalité seulement si les conditions de Gauss sont vérifiées. Cependant cette définition se fait en référence à une situation expérimentale extérieure à la classe de physique, la prise de vue d’une constellation. Cette référence expérimentale extérieure permet de fixer explicitement la formation des images comme objectif à l’étude des lentilles : d’emblée le problème est annoncé aux élèves comme celui de la formation d’une image par un instrument d’optique (en l’occurrence un appareil photographique). Par ailleurs cette référence expérimentale extérieure donne lieu à deux simulations successives dans la classe : la prise de vue est simulée par un dispositif expérimental comprenant une lentille de mauvaise qualité et une lampe produisant un faisceau parallèle ; cette expérience est ensuite modélisée par un cabri-fichier. Cela peut se traduire par le schéma ci-dessous (figure 7-1).

Figure 7-1 : modélisation de la situation extérieure de référence ; la zone entourée est de la responsabilité des concepteurs de la séquence

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Il est important de noter qu’il s’agit réellement d’un processus de modélisation, puisque cette situation extérieure n’a pas une simple fonction de motivation initiale : on revient sur elle plusieurs fois au cours de l’enseignement, en enrichissant à chaque fois le rapport entre sa description et les éléments théoriques que l’enseignement construit. C’est le cas pour les situations 2, 4 et 15 (voir annexe 3, volume II pp. 16, 19, 35).

On peut remarquer également que les concepteurs de la séquence ont choisi non seulement la situation extérieure, mais également les caractéristiques de la simulation par un matériel expérimental d’optique scolaire : on aurait pu demander aux élèves de définir ces caractéristiques, en disant par exemple que l’objectif de l’appareil photographique était simulé par une lentille, la pellicule par un écran d’observation, etc .. Mais outre que la qualité de la lentille a été choisie à dessein mauvaise pour montrer la nécessité de la diaphragmer et l’existence des conditions de Gauss, un tel choix par les élèves du matériel avec lequel ils doivent faire les expériences qu’on attend d’eux, s’il est extrèmement formateur, nécessite pour n’être pas hypocrite (dirigé en sous-main par l’enseignant) un temps disponible assez important.

Dans l’activité en classe, la responsabilité d’établir des liaisons avec la relation extérieure est laissée à l’élève, en grande partie, puisque notamment l’appareil photographique n’est pas présent, que l’expérience de prise de vue ne peut pas avoir réellement lieu. Dans la figure 7-1, les pointillés entourent ce qui est fourni effectivement par les concepteurs de la séquence à l’élève.

A l’intérieur de cette première partie, la volonté de privilégier la perspective de la formation des images sur l’étude académique d’un constituant simple comme la lentille mince a eu également comme conséquence le choix de présenter les concepts de foyers image avant de présenter les foyers objets ; ce sont d’ailleurs les foyers image qui sont mis en oeuvre par la situation expérimentale extérieure qui sert de référence.

De plus, la volonté de partir des connaissances antérieures des élèves a impliqué que nous nous sommes appuyés explicitement sur les lois de la réfraction pour construire les éléments principaux d’une lentille mince. Très concrètement, au niveau de l’implémentation informatique, cela a conduit à utiliser une construction géométrique bien définie : la construction de Snell (May, 1993 p. 22) qui permet de construire le rayon réfracté à travers une surface correspondant à un incident donné quand on connaît les indices de réfraction ; six cabri-fichiers utilisent cette construction.

Dans la deuxième partie, les propriétés des éléments principaux des lentilles minces définis auparavant permettent d’aborder le problème de la formation des images, et l’enrichissement progressif du concept d’image ; ces propriétés constituent cinq règles énonçant le comportement de rayons particuliers passant par ces points :

Les trois premières propriétés sont les propriétés classiques, utilisées dans les constructions géométriques des images et les tracés de rayons dans un environnement papier-crayon, dans les manuels etc. ...

La quatrième propriété, quoique plus difficile certainement pour les élèves, a dans le contexte des cabri-fichiers une très grande importance : c’est elle qui permet de tracer l’émergent correspondant à un rayon quelconque, qu’on pourra donc déplacer pour figurer le comportement de tous les rayons d’un faisceau ; ainsi peut-on mettre en oeuvre la définition de l’image optique qu’on souhaite voir construire par les élèves, à savoir « c’est la zone de l’espace où convergent tous les rayons issus de la source et émergents du système optique », et s’affranchir des constructions basées sur les rayons spéciaux. Dix-huit cabri-fichiers utilisent ces propriétés.

Au total, les élèves ont à manipuler deux modèles successifs de la façon dont la lumière traverse une lentille : l’un basé sur la loi de la réfraction, l’autre sur les propriétés des éléments principaux des lentilles minces. Dans la mesure où on passe de l’un à l’autre en ajoutant des contraintes supplémentaires, l’ensemble des conditions de Gauss et la minceur suffisante des lentilles, on peut dire qu’on est en présence d’une hiérarchie de modèles au sens de Walliser (1977 pp. 149-153) tel qu’il a été défini au chapitre 1 : le modèle de la réfraction joue le rôle de modèle théorique par rapport au modèle des lentilles minces, qui joue le rôle de modèle empirique.

A l’intérieur de la deuxième partie, il s’agit de leur faire acquérir les raffinements successifs du concept d’image : image réelle d’un objet réel, image virtuelle (cas de la loupe, cas d’une lentille divergente) d’un objet réel, image d’un objet virtuel, image à travers deux lentilles successives. Au cours de ces raffinements successifs, le concept d’image obéit selon nous tout à fait aux réflexions suivantes de Bachelard (1938, p. 61) :

‘« D’après nous la richesse d’un concept scientifique se mesure à sa puissance de déformation. Cette richesse ne peut s’attacher à un phénomène isolé qui serait reconnu de plus en plus riche en caractères, de plus en plus riche en compréhension. Cette richesse ne peut s’attacher davantage à une collection qui contiendrait les phénomènes les plus hétéroclites, qui s’étendrait, d’une manière contingente, à des cas nouveaux. La nuance intermédiaire sera réalisée si l’enrichissement en extension devient nécessaire, aussi coordonné que la richesse en compréhension. Pour englober des preuves expérimentales nouvelles, il faudra alors déformer les concepts primitifs, étudier les conditions d’application de ces concepts et surtout incorporer les conditions d’application du concept dans le sens même du concept.»’

Il faut commenter deux termes dans cette citation : « déformation » et « concepts primitifs ». À notre avis, il ne faut pas comprendre le terme déformation dans le sens de trahison, mais dans le sens de plasticité. Les nouvelles acceptions du concept ne seront pas contradictoires avec les acceptions initiales, elles doivent au contraire être compatibles avec elles, et ouvrir à un champ d’application plus large. Par ailleurs, le sens de « concepts primitifs » ne doit pas se confondre avec celui que nous lui avons donné au chapitre 1, de concepts construits chez un individu par ses expériences antérieures, issus de la vie quotidienne ou d’un enseignement préalable. Il s’agit plutôt dans le texte de Bachelard de « concepts initiaux », ou des formes initiales du concept.

Au fond, dans cette séquence on part de la mise en évidence des éléments principaux d’une lentille (situations 1 à 5) pour reconstituer par la suite à partir d’eux et en restant à l’intérieur du modèle l’image d’une source, d’abord ponctuelle (situation 6) puis étendue (situation 7). On donne sens à certains de ces éléments principaux (les foyers images) par une situation extérieure. Nous aurions très bien pu faire un autre choix : partir d’une expérience d’observation de l’image d’une source ponctuelle à travers une lentille convergente, obtenir de la même façon que dans la situation 8 la relation de conjugaison, et en particularisant, déduire l’existence des éléments principaux. Le choix que nous avons fait découle encore de l’hypothèse générale n° 1 (rendre explicite les processus de modélisation), au sens où il nous permettait d’introduire les conditions de validité du modèle des lentilles minces que nous voulions créer : les conditions de Gauss.

Remarquons pour terminer cette présentation des objectifs de modélisation qu’à la différence de ce qui a été fait pour l’enseignement de l’énergie en classe de Première (Tiberghien, 1996 p. 105), ou pour l’enseignement de la mécanique en classe de troisième (Guillaud, 1998, pp. 104, 109, 113) aucun germe de modèle n’a été distribué aux élèves avant enseignement25.

Notes
25.

Dans la forme finale de la séquence, un texte du « modèle de l’optique géométrique » est distribué aux élèves en trois parties, à trois moments différents de la séquence.