Il était plus difficile a priori de se servir du modèle matérialisé pour établir des relations entre les deux mondes des niveaux de savoir. Nous allons examiner ici dans quelle mesure cet objectif a été atteint.
La situation 2 comporte une tâche spécifique d’interprétation dans le monde des théories/modèles de ce qui a été observé précédemment dans le champ expérimental ; la gestion du temps de la classe a fait que l’expérience et son interprétation à l’aide du modèle matérialisé se sont déroulées à une semaine d’intervalle ; cette activité est décomposée en plusieurs sous-tâches :
D’une part il faut assimiler la technique d’animation et de trace propre au logiciel (étape s2-4-7) ; Emmanuel et Adeline suivent les explications qui leur sont données en les refaisant au fur et à mesure sur leur propre poste.
L’enseignant leur demande ensuite d’interpréter la trace qu’il a réalisée du rayon incident (la zone colorée en rouge sur l’écran) comme la visualisation du faisceau incident (étape s2-4-8) ; Emmanuel et Adeline n’ont aucune difficulté à fournir ...leur interprétation, qui n’est pas celle de la physique : ils disent que cette zone colorée rouge représente la lumière (ou le faisceau lumineux) émis par les étoiles globalement, alors qu’il ne s’agit que d’une étoile ; ne trouvant pas leur faisceau assez dense par rapport à ce qu’ils peuvent observer sur les écrans de leurs voisins, ils recommencent et constatent la relation entre la vitesse de déplacement du point animé et la densité de rayons tracés31 ;
Puis l’enseignant demande « comment allez-vous interpréter l’allure du faisceau émergent ? » (étape s2-4-10). Adeline et Emmanuel commentent l’aspect de la figure : identification de ce qui représente la « lumière parasite » (int. 2/1237), apparition du rayon réfléchi (int. 2/1247), présence d’inégalités de coloration attribuées au fonctionnement de l’ordinateur (int. 2/1247), délimitation du faisceau émergent dans la zone de convergence (int 2/1249) ; ce commentaire porte essentiellement sur la reconnaissance de similitudes entre la figure obtenue et la réalité. Il est intéressant de voir que cette reconnaissance est soit explicite (dans le cas de l’identification de la lumière parasite), soit en actes (Emmanuel décrit sur le modèle matérialisé une procédure pour délimiter le faisceau émergent identique à celle qu’il a utilisée lors de l’expérience pour faire le tracé qui lui était demandé).
L’enseignant pose par écrit deux questions : « Est-ce que ce que vous observez sur l’écran ressemble à ce que vous avez observé dans l’expérience ? Si vous voyez une différence à quoi est-elle due ? ». Il semble bien qu’Emmanuel et Adeline ne trouvent de différences que parce que par contrat il faut en trouver (étape s2-4-11 int. 2/1286-1300-1317). C’est le cas de la plupart des élèves de la classe, d’ailleurs, comme le montre le dialogue public de l’étape s2-4-13. Ils énoncent quand même que l’ordinateur rend mal compte des différences de luminosité qu’on observe réellement (étape s2-4-11 int. 2/1337). Quand il faut énoncer une raison de la différence, Adeline donne une supériorité à l’ordinateur sur l’expérience (étape s2-4-11 int. 2/1363-1365), en expliquant que le modèle matérialisé est plus perfectionné que « ce que l’on a fait nous de notre petite lentille ». Il y a là une façon de considérer que l’expérience et sa modélisation sont sur le même plan, sont comparables.
La dernière question est « pouvez-vous prévoir ce qui va se passer si on ferme le diaphragme ? ». Adeline et Emmanuel font la prédiction et la vérifient sans difficultés.
Dans l’étape s6-6-12, Emmanuel invoque l’agrandissement pour donner un sens physique au fait que les rayons émergents se coupent en un même point, alors qu’aucun élément observable sur le schéma qu’il visualise à l’écran ne possède de taille visible. On peut donc faire l’hypothèse qu’il reconstitue un objet depuis le point qui sert de source jusqu’à l’axe, ainsi qu’une image depuis le point de concours des rayons émergents jusqu’à l’axe. Pendant cette phase il ne cesse de déplacer le point qui sert de source. On peut se demander dans quelle mesure cette procédure de déplacement n’aide pas Emmanuel à formuler cette idée relative à la taille, donc à l’agrandissement, dans la mesure où le déplacement de la source a un effet non seulement sur le déplacement longitudinal de l’image, mais aussi sur son déplacement latéral.
Dans l’étape s9-1-4 (int 9/82) Adeline ne comprend pas pourquoi on leur demande de trouver une méthode de mesure de la distance focale à partir du modèle matérialisé où le foyer de la lentille est représenté, alors que cette distance focale est de ce fait même accessible sur le logiciel. Elle ne comprend donc pas le rapport entre le modèle matérialisé et l’expérience qui va être réalisée après son usage. Plus précisément elle ne comprend pas le statut de schéma de principe de ce qui apparaît sur son moniteur ; peut-être faut-il attribuer cette réaction par le fait que précédemment les élèves ont été habitués à recevoir beaucoup d’informations des cabri-fichiers. De la même façon, dans la discussion devant la classe entre l’observateur et Emmanuel dans l’étape s9-2-1, celui-ci répond au niveau de l’expérience (il faut utiliser un écran, int. 9/134) alors que l’observateur attendait une réponse au niveau du modèle matérialisé32.
Lors de la manipulation de la méthode d’autocollimation (situation 9), Emmanuel commence par quitter le logiciel (étape s9-3-2 int. 9/344), ce qui empêche en particulier Adeline d’utiliser le modèle matérialisé comme elle en avait l’intention pour prévoir où se trouve l’image (étape s9-3-4 int. 9/395). Cette référence au modèle matérialisé leur sert en permanence dans toute l’étape s9-3-4, puisqu’ils cherchent à localiser l’image en dessous de l’objet. Ils effectuent une vraie démarche de modélisation (repérant par exemple où est l’axe optique, int. 9/397). Pour autant, ils n’y arrivent pas, parce qu’ils utilisent maladroitement l’écran de projection amovible au lieu de prendre comme écran le porte-objet lui-même, et l’enseignant choisit de leur donner la solution à l’étape suivante. On peut dire que l’échec est dû à ce que la modélisation n’est pas allée jusqu’à son terme, puisque la fusion de deux éléments du modèle (la source et le moyen d’observation de l’image) en un seul objet du monde réel (le porte-objet) n’était pas prise en charge par le modèle matérialisé, et même allait contre les implicites qu’il utilisait précédemment : dans les fichiers qui ont été utilisés dans les situations 7 (image d’un objet), 8 (formule de conjugaison), 10 (méthode de Bessel), 11 (méthode de Silbermann), les deux fonctions du modèle étaient remplies par deux objets séparés, et tout à coup les élèves sont confrontés à une situation où il est nettement plus pratique de n’utiliser qu’un seul objet ; on peut parler d’une rupture de contrat.
Lors de la discussion sur les défauts de l’oeil, dans les épisodes 2 et 3 de la situation 14, Adeline fait référence à ses propres défauts ophtalmologiques, assurant ainsi une relation entre la théorie qui lui est enseignée et une forme d’expérience. Ainsi dans l’étape s14-2-4 elle détermine la nature exacte de son propre défaut (l’hypermétropie) sur la base de ce que l’enseignant dit que les hypermétropes arrivent à voir les objets à l’infini (int. 14/181).
Lorsque les élèves donnent du sens aux éléments présents sur la figure au début de la situation 15 (sur la lunette astronomique), c’est la capacité de la distance focale de l’oculaire de se modifier et d’entraîner le déplacement de cette lentille qui permet à Adeline et Emmanuel d’identifier laquelle des deux lentilles on appelle oculaire (étape s15-1-2 int. 15/35-41). De la même façon, dans l’étape suivante s15-1-3, c’est cette faculté de cette distance focale de l’oculaire de changer qui conduit Emmanuel à répondre que les deux distances focales de l’oculaire et de l’objectif sont différentes (int. 15/52-54).
Au cours de la phase de manipulation sur la lunette astronomique (épisode s15-3), qui est importante et complexe, aucune référence n’est faite au modèle matérialisé. Le dernier épisode de cette situation (s15-4) utilise de nouveau le modèle matérialisé pour mettre en évidence le cercle oculaire de la lentille. Les élèves n’ont pas de difficultés spéciales à animer les deux points nécessaires pour tracer complètement le faisceau émergent, et font la petite manipulation qu’on leur demande ensuite pour localiser le cercle oculaire sur leur montage avec une grande dextérité.
Dans ce cas des rapports entre le modèle matérialisé et le champ expérimental, l’analyse qualitative vient renforcer les conclusions fournies par l’analyse catégorielle, en montrant la nature des difficultés des élèves.
On notera qu’ils découvrent ainsi seuls une propriété du micromonde qui ne leur avait pas été signalée auparavant.
Ce qui montre que les élèves changent parfois de niveau de savoir, contrairement à ce qui a été affirmé le plus souvent dans ce travail. Simplement, les connaissances des sciences humaines, de la didactique des sciences en particulier, n’ont pas le caractère obligatoire et permanent des théorèmes des « sciences dures » ...