La conception qu’Emmanuel a de l’image apparaît essentiellement dans les épisodes 2 et 3 de la situation 2 (foyer principal image). Elle est cohérente avec ce qu’a montré le test initial : l’image est plus grande ou plus petite suivant que l’écran sur lequel on la matérialise intercepte le faisceau émergent selon une tache plus ou moins grande (étape s2-2-3, int. 2/180) :
‘« ouais ça dépend de là où tu places ta pellicule parce que si tu places ta pellicule ici elle [l’image] serait plus grande »’ ; et en disant cela il met sa règle sur son dessin, perpendiculairement à l’axe, loin du point de convergence, donc à un endroit où le faisceau émergent a retrouvé une certaine largeur.
La taille de l’image dépend donc de cette distance à la lentille mais aussi de la convergence de la lentille, ce qui est cohérent parce qu’à distance égale une lentille plus convergente donnera un faisceau plus large, si on se place après la zone de convergence : ‘« mais oui d’accord mais tout dépend de la lentille aussi » ... « si t’as une lentille qu’est plus convergente (?) »’ (étape s2-2-3, int. 2/184, 2/186)
En même temps Emmanuel affirme (étape s2-2-3, int. 2/196) que l’image sera un point et acquiesce quand Adeline dit ‘« en fait c’est un point qui a la forme de l’étoile »’ (étape s2-2-3, int. 2/206). Cela pourrait signifier que le mot « point » a pour eux une signification différente du point mathématique, où un « point » serait quelque chose d’assez petit, mais de taille non forcément nulle.
Cette conception de l’image interfère avec sa conception d’un objet lumineux : jusqu’à l’étape s2.2.3 il pense qu’Orion est une étoile unique ; à partir de l’étape s2.2.4 il prend en compte le fait qu’Orion est un ensemble d’étoiles disjointes qu’il faut voir chacune séparément. Cela le conduit à changer le modèle qu’il se fait de l’expérience qu’il a devant lui : la lumière de la lanterne représente la lumière émise par l’objet global Orion, et en conséquence il faut placer la pellicule avant ou après le point de convergence pour que les différentes étoiles soient séparées. Ce glissement de modélisation est rendu possible par deux idées : l’image peut être observée à n’importe quelle distance de la lentille ; la lumière émise par un objet porte une information globale sur cet objet, le décomposer en points, comme les physiciens le font automatiquement, n’est pas une opération pertinente pour Emmanuel.
Cela donne lieu à un malentendu dans le dialogue public d’Emmanuel et de l’enseignant qui se produit à l’étape s2-2-5 : apparemment Emmanuel donne la réponse attendue par l’enseignant, mais les mêmes mots n’ont pas le même sens pour l’un et pour l’autre (étape s2-2-5, int. 329-330) :
Emmanuel : ‘« ben moi je disais que ça allait donner qu’une seule étoile / du moins elles vont être confondues »’ ; l’enseignant : ‘« voilà on va pas les distinguer »’.
Quand Emmanuel dit que les images des étoiles vont être confondues, l’enseignant comprend que chaque image étant élargie, les différentes images vont se recouvrir ; pour Emmanuel, cela signifie que chaque image est ponctuelle, mais que toutes ces images ponctuelles sont rassemblées en un même point de la pellicule et donc se confondent. Le principe qu’on peut avoir une bonne image n’importe où est clairement à l’oeuvre dans ce point de vue.
Or cette idée, qui est fausse du point de vue de la physique, fournit néanmoins à Emmanuel un cadre pour résoudre la question qui lui est posée ensuite, à savoir « que faut-il faire, avec cette lentille, pour que les onze étoiles de la constellation soient vues distinctement ».
En effet, ce qu’Emmanuel (comme sa camarade) retient du malentendu signalé plus haut, qui éclate dans les discussions de l’enseignant avec ce groupe seul (étape s2-3-3), c’est qu’il faut éliminer la lumière parasite. Le problème de la compréhension de ce qu’est l’image de la constellation est alors ramené à un problème très pratique : comment éliminer la lumière parasite ? Emmanuel commence par proposer une solution logique, qui est de mettre un petit trou au voisinage du point de convergence, et on pourra récupérer l’image nette de la constellation après le trou, puisqu’on aura éliminé la lumière parasite. l’enseignant, quand on lui soumet cette solution, la rejette par contrat implicite, sur des arguments de faisabilité technique (étape 2.3.3, int. 487). Alors Emmanuel propose après une assez longue réflexion de mettre le cache avant la lentille. Il n’explicite pas son raisonnement, qu’il vérifie empiriquement aussitôt, et qui marche. C’est ensuite qu’il fait le rapprochement avec ce qu’il sait des diaphragmes des appareils photographiques, ce qui le conforte dans sa solution. Il réutilise l’idée que l’image existe partout, et le même modèle de la référence expérimentale, puisqu’il dit qu’on peut mettre l’écran avant ou après la zone de convergence, maintenant qu’on a éliminé « à la source » la lumière parasite. On se reportera, en annexe 7 (volume II p. 94), à la réponse manuscrite qu’Adeline a donnée pour la paire étudiée, et qui est très explicite.
Quand ils utilisent l’ordinateur, Emmanuel exprime encore une position cohérente avec une vue holistique de la lumière émise par l’objet, pour donner un sens à la trace colorée qu’ils viennent de faire apparaître sur l’écran (étape 2.4.8, int 2/1137) : ‘« ben ouais la lumière qui caract... ouais le rayon le faisceau lumineux émis par les35 étoiles on pourrait dire ça »’
On peut faire plusieurs remarques susceptibles d’admettre une généralisation au-delà du cas d’Emmanuel, à propos du fonctionnement de cette conception initiale dans le cadre d’une classe de physique :
il s’agit d’une conception qui s’exprime aussi bien dans un environnement papier-crayon à propos d’une question certes posée en terme d’objets matériels, mais seulement représentés par le graphisme simpliste d’un schéma de principe, que dans un environnement expérimental mettant en jeu de vrais objets que les élèves manipulent ;
cette conception est assez forte pour orienter la recherche de solution de l’élève sans passer par le mécanisme de l’analogie avec des connaissances issues de la vie quotidienne : Emmanuel retrouve le parallélisme avec le diaphragme des appareils photos après avoir trouvé la solution adaptée à son problème scolaire ;
cette conception est opératoire pour l’élève, puisqu’elle le conduit à la réponse à la question posée: sa première solution est bien rejetée par l’enseignant, mais l’élève ne remet en cause que la solution technique, non la connaissance qui l’a motivée ; il est même le premier dans toute la classe à proposer la « bonne » solution technique, c’est-à-dire celle attendue par l’enseignant, qui le félicite bien sûr, alors que sa réponse repose sur une conception incorrecte du point de vue de la physique ; l’intention didactique est donc en ce qui concerne Emmanuel complètement en échec ; par la même occasion il la met en échec pour les autres élèves aussi, puisque sa solution se répand la première dans la classe, alors que les autres sont en train de chercher, et qu’en fournissant cette solution il rend inutile le passage par le modèle matérialisé que les concepteurs de la séquence avaient voulu nécessaire (voir chapitre 7, paragraphe 3.4) ;
cette conception de l’image forme un tout articulé avec la conception holistique de la lumière émise par un objet, ce qui précisément lui permet de résister à la remise en cause qui intervient quand ils s’aperçoivent qu’ils avaient raisonné comme si la constellation d’Orion était une seule étoile.
Nous nous trouvons donc face à un élève qui manifeste dans deux environnements différents une conception très proche d’une conception bien répertoriée par la didactique de l’optique géométrique. Il est donc particulièrement intéressant et généralisable d’étudier si et comment cette conception évolue au cours de l’enseignement.
Pour suivre cette évolution, nous allons énoncer dans le tableau 9-1 ci-dessous les différentes idées partiellement articulées dont l’ensemble, à notre avis, constitue la conception en question. En regard nous présenterons le point de vue de la physique sur les divers aspects mis en valeur.
Conception d’Emmanuel | Point de vue de la physique |
Un objet est un tout | Un objet est un ensemble de points |
La lumière émise par un objet est un tout | La lumière émise par un objet est modélisable par l’ensemble des faisceaux issus de chacun des points de l’objet |
L’image est émise par l’objet | L’image est le point de rassemblement de la lumière émise par l’objet |
On peut faire apparaître l’image n’importe où derrière la lentille | L’image est localisée en un endroit précis |
La taille de l’image dépend de la largeur du faisceau émergent à l’endroit où on place l’écran | La taille de l’image dépend de la taille de l’objet et de sa position par rapport à la lentille |
Pour un objet à distance finie, le faisceau émergent est délimité par les deux rayons qui partent des extrémités de l’objet et qui passent par le centre de la lentille | Dans tous les cas, le faisceau émergent est l’ensemble des rayons émergents quand leur source ponctuelle décrit l’objet |
La taille de l’image dépend de la lentille | La position de l’image, donc sa taille, dépendent de la distance focale de la lentille |
L’image est inversée au niveau de la lentille | Que l’image soit droite ou renversée dépend de la nature de la lentille et de la position de l’objet par rapport à elle |
On doit faire plusieurs remarques sur cette énumération d’idées, sous peine de lui demander plus qu’elle ne peut tenir.
Même dans le cas de connaissances effectivement énoncées par Emmanuel, leur expression ci-dessus s’éloigne plus ou moins de ce qu’il a réellement dit, soit parce que la forme en était défectueuse et qu’elle a été complétée ou corrigée par nous, soit parce qu’il s’agit d’une synthèse opérée par nous de phrases prononcées dans plusieurs occasions distinctes.
On pourrait logiquement penser que certaines des connaissances ci-dessus attribuées à Emmanuel sont plus importantes ou plus fondamentales que d’autres, qui pourraient être considérées comme en découlant ; mais cette considération serait entièrement notre fait et non celui d’Emmanuel : il n’exprime pas de lien entre ces diverses connaissances qu’il énonce d’ailleurs à des moments différents. Cette hiérarchie entre connaissances serait donc entièrement reconstruite. Ce qui ne signifie pas que ce serait inutile.
On ne saurait oublier que le mot image, qui se trouve employé dans l’une et l’autre colonne de ce tableau 1, n’a pas la même signification dans chacune ; dans la première il indique essentiellement une ressemblance à l’objet, conformément au sens commun ; dans la deuxième, il s’agit d’un concept conforme à une théorie physique.
Les écarts entre une connaissance et l’énoncé correspondant du point de vue de la physique sont de nature variable. La première distinction s’établit entre les connaissances en actes et leurs correspondantes « en physique » : les connaissances en acte apparaissent ici comme allant de soi et non explicites. Une deuxième distinction sépare des connaissances qui ne relèvent pas du même paradigme, et donc s’opposent frontalement : que « l’image soit émise par l’objet » et qu’elle « s’inverse au niveau de la lentille » est incompatible avec le point de vue de la physique, et les connaissances qui en sont dérivées sont tout simplement non valides («on peut faire apparaître l’image n’importe où derrière la lentille »). Enfin on trouve des énoncés qui n’étant que qualitatifs (telle variable « dépend de » telle autre), peuvent être acceptables du point de vue de la physique, en leur donnant un autre sens, et sous certaines conditions.
L’essentiel de la différence entre les connaissances que nous avons regroupées pour caractériser la conception initiale d’Emmanuel et les connaissances que nous leur opposons du point de vue de la physique est au-delà du simple jugement sur leur validité : dans le cas des connaissances de la physique, il s’agit d’un ensemble structuré en vue de la prédiction. Dans le cas des connaissances attribuées à Emmanuel, on peut avancer l’idée qu’il s’agit principalement de conceptions visant à interpréter des phénomènes se manifestant dans la vie quotidienne, appliquées au besoin à des tâches de prédiction dans le domaine de la physique (comme c’est le cas de la question du test papier-crayon).
On peut se poser la question de savoir d’où vient cette conception, bien que nous ayons déjà signalé que rien dans nos données ne nous en fournissait une preuve. Dans la continuité de ce que nous avons dit au chapitre 3, cette idée qu’on peut placer un écran n’importe où derrière une lentille en obtenant alors une image plus ou moins grande, nous semble imputable à une interprétation erronée (du point de vue de la physique), de plusieurs observations réalisables dans la vie quotidienne. Dans l’environnement technique courant des élèves, il existe plusieurs appareils qui fournissent des images sur des écrans placés à toute une gamme de distances : le rétroprojecteur, le projecteur de diapositives, l’écran de cinéma ... Plus l’écran est loin, plus l’image est grande. En quelque sorte, Emmanuel synthétise toutes ces réalisations en une seule, la lentille jouant le rôle d’appareil d’optique générique, la différence des situations se transformant en une simultanéité de cas particuliers.
C’est nous qui soulignons