e. Incertitude et cycle de vie des industries

Les modèles de différenciation considèrent habituellement que la demande est uniformément répartie sur un spectre de caractéristiques. Qu’en est-il lorsque les firmes ne connaissent ni l’emplacement ni l’étendue du spectre et encore moins la loi de répartition de la demande le long de ce spectre ? En fait, que se passe-t-il en cas d’incertitude sur les caractéristiques de la demande (qualitatives et quantitatives) ? C’est précisément à cette question que les premiers modèles de cycle de vie du produit ou de l’industrie ont tenté de répondre (Utterback et Abernathy [1975]). Leur réponse permet d’expliquer de manière très globale l’évolution des industries en les interprétant comme le résultat de processus de recherche dans lequel l’incertitude quant aux caractéristiques réelles de la demande agit comme un stimulant de l’innovation de produit mais surtout comme un inhibiteur de l’innovation de procédé.

Les structures de marchés, la taille des firmes, la nature de la concurrence (en prix ou en qualité) et les types d’innovations sont tous expliqués de manière endogène et simultanée par la réduction de l’incertitude qui entoure la demande (elle est supposée figée). Cette réduction de l’incertitude est elle-même expliquée par l’activité économique des firmes qui en explorent les caractéristiques grâce à leurs innovations de produits successives.

Tout part du lancement d’un nouveau produit (exogène) pour lequel diverses spécifications sont a priori envisageables. Ce nouveau bien est supposé satisfaire des besoins initialement mal définis ce qui génère une forte incertitude quant aux design à proposer et aux volumes à produire. Le but des entreprises est donc dans un premier temps de découvrir les véritables caractéristiques de la demande. De fait, l’exploration progressive des besoins des utilisateurs se traduit par une prédominance des innovations de produits plutôt que des innovations de processus8 A ce stade du développement industriel, les processus doivent demeurer suffisamment flexibles (’organique’) pour pouvoir absorber des modifications souvent importantes dans la spécification du produit (innovations radicales). Ce stade se caractérise par un comportement de ’maximisation des performances’ du produit du point de vue des utilisateurs : les firmes se livrent une sorte de course à la découverte du marché. L’obstacle majeur n’est pas l’état des connaissances scientifiques et technologiques mais l’insuffisante visibilité en ce qui concerne les besoins des utilisateurs. L’enjeu pour les firmes consiste donc à bien se positionner sur un marché pour lequel on anticipe une forte augmentation de la demande. De fait, cette analyse permet de prédire conformément aux travaux de Zimmermann [1987], Zimmermann [1989], Pohlmeier [1992], Flaig et Stadler [1998] une forte corrélation entre l’évolution anticipée de la demande par les firmes en long terme et l’innovation de produit. A ce stade le marché est encore atomique et relativement concurrentiel, la concentration est faible.

Au fur et à mesure que la demande est mieux cernée et que la consommation du produit se diffuse (accroissement du volume des ventes), l’incertitude diminue en ce qui concerne ses principales spécifications : un ’design dominant’ émerge autour duquel se joue désormais la concurrence. La concurrence s’oriente alors progressivement vers les prix et la différenciation : elle devient monopolistique. Cela se traduit par un déplacement des centres d’intérêt depuis l’innovation de produit radicale (’design’) vers l’innovation de produit incrémentale (différenciation verticale et horizontale) et vers l’innovation de procédé, ainsi que par un recours plus intense à des inputs scientifiques pointus pour améliorer les performances des produits et des procédés. En parallèle à une augmentation de l’intensité capitalistique et des investissements, le processus de production se rationalise progressivement, le but étant de ’maximiser le volume des ventes’. Certaines étapes de la production demeurent néanmoins relativement souples, pour permettre encore quelques modifications dans le produit, le processus est alors dit ’segmenté’, le marché commence à se concentrer.

Avec le temps, les caractéristiques du produit sont de mieux en mieux cernées et la concurrence ne se joue presque plus que sur les prix. Cela se caractérise par une rationalisation totale de la production afin de satisfaire à l’objectif de ’minimisation des coûts’. Les innovations de produit deviennent alors difficiles car la production forme un ’système mécanique’ dont la modification d’un des éléments représente un fort coût puisqu’il implique des modifications en chaînes. Les innovations de produit sont donc plus rares à moins que n’apparaissent des évolutions radicales. En ce qui concerne les innovations de procédé elles prennent, elles aussi de plus en plus leur origine chez les fournisseurs d’équipement et de moins en moins à l’intérieur de l’industrie. Le marché tend à fortement se concentrer.

Les différentes caractéristiques de ce modèle sont résumées par le tableau suivant (Tableau 2) :

Tableau 2 : Les principales caractéristiques des phases du cycle de vie de l’industrie
Stade 1 : Fluidité. Stade 2 : Segmentation. Stade 3 : Systémique.
Type de concurrence. Par la performance des produits. Par la sortie de nouveaux produits Par la réduction des coûts
(Innovations de procédés)
Stimulants de l’innovation. Information sur les besoins des utilisateurs. Opportunités techniques internes à la firme. Pression concurrentielle pour réduire les coûts.
Principale forme d’innovation. Produit. Procédé Faible niveau d’innovation. Amélioration de la qualité et productivité.
Type de produit. Diversifié en fonction de la demande. Assez stable. Standardisé.
Processus de production. Flexible, non optimisé. De plus en plus rigide. Optimisé avec forte intensité capitalistique.
Equipement. Peur spécifique. Automatisation de certains segments de productions. Très automatisé, essentiellement du travail de contrôle.
Matériaux. Inputs standards. Inputs spécifiques. Très spécifiques, intégration verticale possible.
Usine. Petite échelle, proche du marché. Division en section. Grande échelle. Fortement spécialisée par produit.
Forme de management. Informel, d’entreprise. Relationnel, groupes de discussion. Accent mis sur la structure et les règles.
[Note: Source : Le Bas [1995], p.29, à partir de Utterback et Abernathy [1978] et Rothwell et Zegveld [1975].]

Il existerait donc un lien positif entre l’incertitude sur les caractéristiques de la demande et l’apparition d’innovations de produits et un lien négatif entre l’incertitude sur les caractéristiques de la demande et les innovations de procédés. En effet, en présence d’incertitude sur la demande, les entrepreneurs seraient obligés d’engager des processus d’exploration afin de découvrir par tâtonnement quelles sont les vraies caractéristiques de la demande. Ce tâtonnement s’exprimerait par l’apparition d’innovations de produits. Pour leur part les innovations de procédés seraient d’autant plus risquées que le volume de la demande et que les caractéristiques des produits sont imparfaitement spécifiés. En effet, les innovations de procédés impliquent de forts coûts irrécupérables qui sont d’autant plus hasardeux que le marché des produits est incertain.

Schématiquement le modèle d’Utterback et Abernathy (voir Figure 1) prédit alors l’évolution suivante des innovations de produits et de procédés le long d’un axe temporel qui est en fait un axe représentant l’environnement concurrentiel et l’incertitude des firmes quant aux caractéristiques de la demande9.

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Figure 1 : Types d’innovations et phases du cycle de vie de l’industrie
[Note: Source : Extrait de Utterback et Abernathy [1975], p.645]

Cette analyse est restée célèbre du fait de la richesse des situations qu’elle permet de d’expliquer10 et surtout à cause de sa capacité à synthétiser l’action de nombreuses variables interdépendantes. Différentes réserves peuvent néanmoins être émises à l’égard de ce modèle (Klepper [1996], p.563) :

Pour notre part, l’intérêt essentielle de ce modèle vient de sa prise en compte de l’incertitude et d’une conception de l’innovation de produit au moins comme processus d’exploration d’une demande a priori inconnue.

Notes
8.

Utterback et Abernathy ne parlent pas de procédé au sens strict mais du processus de production en le définissant comme ’un système d’équipements, de procédés, de force de travail, de spécifications de tâches, d’inputs matériels, de flux de travail et d’information, etc., ...’ .

9.

En effet, dans leur travail empirique, les auteurs n’affectent pas les firmes à une phase du cycle de vie en fonction de critères temporels mais selon une typologie construite sur deux critères : « les facteurs stimulant l’innovation » et « les informations utilisées pour innover ». Ainsi ce que cherchent à représenter les auteurs n’est pas vraiment un axe temporel mais plutôt « une partition qui représentera des différences dans la nature des incertitudes et de l’environnement concurrentiel auxquels la firme est confrontée », (Extrait de Utterback et Abernathy [1975], p.648 en note).

10.

Des version élargies de ce modèle de base permettent même d’expliquer la localisation internationale (Vernon [1966]), et régionale (Brouwer, Budil-Nadvornikova et Kleinknecht [1999]) des comportements innovants de produits et de procédés : en phase initiale du cycle de vie les innovations de produits se développeraient dans les pays développés / les zones urbaines à proximité des marchés afin de réduire les incertitudes et de bénéficier de nombreuses externalités technolgiques et services externes (Mackun et MacPherson [1997]) tandis qu’au fure et à mesure de l’évolution du cycle de vie du produit avec l’intensification de la concurrence par les prix et la standardisation des produits, les unités de productions se localiseraient dans des pays / zones géographiques plus éloignées de la demande mais où les coûts sont moins élevés et dans lesquelles seraient mises en oeuvre les innovations de procédés.