a. Les mécanismes de la ’rationalité procédurale’

Dans la tradition évolutionniste, l’hypothèse de rationalité procédurale initialement développée par March et Simon et plus tard largement exploitée par Nelson et Winter [1982] est devenue un concept majeur. La rationalité procédurale définit un mécanisme de décision qui est développé par les agents lorsqu’il leur est impossible d’atteindre aisément une solution optimale. Cette impossibilité d’optimisation particulièrement sensible dans le cas de l’innovation est imputable à différents facteurs :

  • l’imperfection52 de l’information,

  • l’incomplétude53 de l’information

  • les capacités cognitives limitées et donc rares dont les agents économiques disposent.

Ces obstacles donnent lieu à des ’coûts internes à la prise de décisions’ tels que l’agent ne peut pas même parvenir à définir une quantité optimale d’efforts de recherche comme dans la théorie du ’search54 (Day [1995]ab, Conlisk [1996]). Dans ce contexte, les comportements et les décisions vont être expliqués par un mécanisme de rationalité procédurale : l’agent (à la façon d’un joueur d’échecs) tentera, selon une procédure définie de sélection des voies de recherches, d’examiner un petit nombre de possibilités et d’arrêter son choix dès qu’il pensera avoir atteint un seuil minimum de satisfaction et non plus l’optimum (principe du ’satisficing’). Si nous réintroduisons la dimension temporelle, l’agent va tenter d’améliorer ses résultats sur la base de ses procédures de décisions antérieures. Pour ce faire, il va procéder par succession d’essais et d’erreurs en se dispensant d’examiner l’ensemble des actions possibles et/ou de leurs résultats, qui ne sont de toutes les façons pas connus ex ante en univers d’incertitude. Au lieu de recourir à une rationalité substantive dans laquelle le ’sujet pensant’ n’intervient pas, l’agent va établir au fur et à mesure de son action les procédures de décision qui lui paraissent les plus pertinentes compte tenu de son expérience antérieure (Gaffard [1990], p.339) de sorte que ‘’ce qui importe c’est moins la règle en elle-même que le fait qu’elle révèle une procédure particulière de recueil et de traitement de l’information pertinent, qui lui donne son caractère rationnel.’(’Gaffard [1990], p.333)

Le recours à l’hypothèse de rationalité procédurale aboutit à la mise en évidence de trois phénomènes essentiels pour la théorie évolutionniste:

  1. Les agents économiques n’adoptent pas systématiquement des règles de décisions optimales compte tenu de l’incertitude et de la complexité du monde réel (en comparaison de leurs capacités cognitives et ’computationnelles’ limitées) (Heiner [1988], Conlisk [1996]). Au contraire les agents développeraient des comportements relativement figés et parfois sous-optimaux qualifiés de routines (routines de production, routines de recherche).

  2. L’ensemble des choix auquel les agents sont confrontés n’est pas infini ni continu. Ce qu’un agent peut faire (et donc décider) est très fortement contraint par son expérience passée et par ce qu’il fait actuellement De fait l’ensemble de choix qui se présente aux agents n’est pas exogène mais endogène à l’activité productive passée (Amendola et Gaffard [1988]). Il en résulte que les processus d’apprentissage et de prise de décision sont mutuellement contraints et difficiles à distinguer : les choix seraient localisés et dépendants du sentier plutôt que simplement dirigés par l’évolution exogène des prix relatifs et des conditions environnementales (Dosi, Pavitt et Soete [1990], Antonelli [1995]).

  3. Les agents économiques sont susceptibles de présenter une forte hétérogénéité directement imputable au caractère local de leurs apprentissages (Moati [1992])

De fait, dans une perspective évolutionniste, le type de comportement innovant n’est pas simplement expliqué par le profit relatif associé aux stratégies ’sale enhancing vs. cost reducing’ mais aussi par le type de processus d’apprentissage que la firme a développé par le passé et poursuit actuellement (par sa trajectoire technologique).

Notes
52.

Cela signifie que l’entreprise ne connaît pas exactement les conséquences de ses actes. Cependant, elle est capable de probabiliser l’espace des résultats possibles grâce à une distribution de probabilité objective établie par l’expérience. Si elle n’a pas l’expérience elle peut construire une distribution de probabilité subjective fondée sur une logique de pari, dans laquelle le décideur selon son jugement pondère les événements futurs.

53.

La plupart du temps la firme est incapable de définir l’ensemble des situations futures qu’elle est susceptible de rencontrer, elle évolue donc en situation d’information incomplète, en incertitude. Dans cette situation la firme ne peut plus dégager de distributions de probabilité, tout au plus peut-elle se fier à son ’bon jugement’ ce qui rend impossible la détermination d’une solution optimale.

54.

Dans cette perspective l’agent est supposé ignorer certaines informations. Il cherche néanmoins à maximiser son profit en procédant à une recherche d’informations (’search’ pour Stiegler [1961]). Il la pousse jusqu’à ce que la recette marginale anticipée apportée par cette information égalise le coût marginal de sa recherche. Cependant, un tel processus suppose d’une part que l’information est connue avant son obtention afin d’en évaluer l’impact. D’autre part, on suppose implicitement que cette information existe et que l’agent est capable de la traiter.