L’importance des incertitudes techniques pesant sur les projets innovants a maintes fois été soulignée par les travaux empiriques qui comparent le plus souvent le coût et la durée prévus de développement aux coûts et à la durée de développement effectivement observés (Breadsley et Mansfield [1978], Freeman [1982]). Cependant, en plus de l’incertitude technique, les firmes sont aussi confrontées à des incertitudes d’origine commerciale. Ces dernières, comme nous allons maintenant le montrer, semblent bien plus difficiles à surmonter et caractériseraient principalement les innovations de produits. Compte tenu de leurs différents lieux d’exploration les innovations de produits et de procédés ne soulèvent pas les mêmes formes d’incertitudes. Si nous retenons la distinction de Freeman [1982] entre l’incertitude technique et l’incertitude commerciale alors nous constatons que les innovations de produits présentent un degré d’incertitude systématiquement supérieur aux innovations de procédés dans la mesure où :
elles soulèveraient simultanément des problèmes techniques et commerciaux compte tenu de leurs différents lieux économiques de valorisation tandis que les innovations de procédés poseraient essentiellement des problèmes d’ordre techniques,
les paramètres qui touchent aux dimensions techniques de l’innovation seraient plus faciles à évaluer par les firmes (p.e. ’la probabilité de succès technique’, ’les coûts / délais de développement’) que les paramètres liés aux aspects commerciaux de l’innovation (p.e. ’la probabilité de succès sur le marché’, ’les revenus des ventes d’un nouveau produit’) (Seiler [1965]).
Trois arguments permettent de rendre compte de cette incertitude plus grande sur les conditions de marché que sur les conditions de réalisation technique de l’innovation (Freeman [1982], p.154) :
Le développement des ventes liées à un nouveau produit implique un horizon temporel plus lointain que celui lié au lancement d’un nouveau procédé qui valorise des produits déjà existants. L’évolution du comportement des consommateurs est aussi une source majeure d’incertitude très difficile à cerner dans le détail.
Alors que les activités de développement se réalisent essentiellement au sein de la firme, la valorisation des innovations se fait sur le marché. Dans un univers concurrentiel les réactions des concurrents sont difficilement prévisibles pas plus que celles des futurs consommateurs.
La prévision des revenus et des ventes se fonde sur une estimation non seulement des quantités vendues mais aussi des coûts de production, du prix de vente et de l’élasticité prix de la demande. Cet exercice est particulièrement difficile à réaliser pour un produit qui n’est pas encore consommé alors que dans le cadre des innovations de procédés cette incertitude est réduite.
A ce propos, Lundvall (Lundvall [1988], Lundvall [1992], Lundvall [1994]) souligne le fait que dans la théorie économique standard, le système de prix qui y est décrit ne permet pas d’attribuer un prix aux innovations de produits dans la mesure où elles n’existent pas encore. Ainsi, même si l’opportunité d’innovation existe bel et bien (i.e. il existe un réel besoin potentiel chez l’utilisateur) :
Le besoin (l’utilité) d’un nouveau bien ne peut pas se manifester.
Le besoin potentiel de l’utilisateur demeure insatisfait.
Le producteur hypothétique reste dans l’incertitude totale quant à la rentabilité de son innovation.
Les premiers acheteurs potentiels encourent un risque important du fait de l’absence d’informations sur la valeur d’usage réelle du bien.
Compte tenu de l’incertitude radicale qui pèse alors sur l’innovation de produit dans un système standard de référence, la seule forme d’innovation concevable est celle destinée à la firme elle-même (i.e. l’innovation de procédé).
Les firmes rencontreraient donc de fortes difficultés pour optimiser leurs efforts de recherche et en particulier pour estimer de manière précise le rendement des innovations de produits. Ainsi, l’aptitude de la firme à développer des stratégies pour surmonter cette incertitude peut expliquer en grande partie l’apparition d’innovations de produits. Plus généralement, divers comportements peuvent être envisagés pour réduire l’incertitude selon qu’elle concerne des éléments techniques ou commerciaux :
En ce qui concerne l’incertitude technique (qui affecte à la fois les produits et les procédés), sa réduction peut s’opérer au travers de procédures de simulation, d’expérimentation et de test. Elle n’est cependant jamais totalement éliminée dans la mesure où l’expérimentation ne remplace pas le terrain. La deuxième solution consiste à ne procéder qu’à des améliorations incrémentales des produits et des procédés déjà existants. Ces deux moyens de réduction de l’incertitude technique sont complémentaires dans la mesure où il est d’autant plus facile de simuler un phénomène qu’il se rapproche de ceux déjà connus. On peut penser que les produits et les procédés présentent en la matière les mêmes niveaux d’incertitudes. En ce qui concerne l’émergence de procédés ou de produits concurrents, leur prévision peut être envisagée à l’aide de techniques de ’technological forecasting’ mais semble bien plus importante dans le cas des produits étant donné que les nouveaux produits sont mis en oeuvre sur le marché et ne bénéficient pas du secret qui entoure les nouveaux procédés.
En ce qui concerne l’incertitude commerciale qui affecte essentiellement les innovations de produits, les solutions à apporter sont en revanche beaucoup moins claires et efficaces dans la mesure où elles impliqueraient de maîtriser (ou du moins de prévoir/simuler) les comportements d’agents économiques extérieurs à la firme (les concurrents et les utilisateurs). Les techniques de prévisions sont en la matière peu efficaces et le seul véritable moyen de réduction de l’incertitude est le développement de liens étroits (’ interactions ’) entre producteurs et utilisateurs de telle sorte que des informations qualitatives puissent être échangées (Lundvall [1988], [1992], [1994]). Ce transfert d’informations nécessite l’instauration d’une coopération spécifique de sorte que l’innovateur obtienne des informations précises sur les besoins de l’utilisateur et que l’utilisateur fasse confiance au fournisseur et parvienne à évaluer concrètement l’utilité qu’il peut retirer des nouveaux produits (Lundvall [1988], p.352).
Compte tenu des éléments qui viennent d’être évoqués, il semble que la résolution des questions relatives aux fins et aux moyens n’expose pas les firmes aux mêmes types d’obstacles. L’innovation de produit impliquerait la mobilisation d’acteurs économiques hétérogènes aussi bien internes qu’externes à la firme. Elle s’accompagnerait d’une forte incertitude commerciale. L’innovation de procédé par contre impliquerait essentiellement des acteurs internes à la firme confrontés à des problèmes de nature technique. L’incertitude serait dans ce cas moins marquée que pour l’innovation de produit.