a. Théorie évolutionniste de l’accumulation technologique : le concept de trajectoire technologique.

Ainsi que le soulignent les travaux évolutionnistes, la façon dont le progrès technologique (et plus particulièrement son évolution temporelle au sein des firmes) doit être modélisée est largement contrainte par la prise en compte :

  1. De l’incertitude qui pèse sur les processus de résolution de problème.

  2. Des processus psychologiques et collectifs d’apprentissages (Cohen et Levinthal [1990]).

  3. Du caractère tacite, local, spécifique et privé d’une part non négligeable des connaissances technologiques.

Selon l’importance du rôle joué par les connaissances tacites, locales et privées dans la base de connaissance69 de chaque firme (Nelson et Winter [1982], p.80), le progrès technologique ne va plus pouvoir s’interpréter comme une translation de l’ensemble de la fonction de production de l’industrie mais va présenter un caractère local dans l’espace des technologies / produits (Dosi [1988], p.1143) et spécifique à chaque firme (’firm specific’) 70.

  1. Le progrès technologique est spécifique à chaque firme dans la mesure où les processus d’amélioration technologique se fondent sur les bases de connaissances que détiennent en privé les agents innovants de la firme et pas simplement sur l’exploitation de ressources technologiques publiques. Ces bases de connaissances dépendent des compétences, des routines et des représentations en place dans la firme mais aussi des propriétés intrinsèques de la technologie utilisée, faisant par-là référence à la fois ’au nombre et aux types de connaissances scientifiques fondamentales et appliquées utiles pour l’activité innovatrice, ainsi qu’au caractère tacite ou codifié, simple ou compliqué, spécialisé ou général de la connaissance qui sous-tend l’innovation dans une industrie’ (Malerba et Orsenigo [1995], p.48-49).

  2. Le progrès technologique est dans une certaine mesure irréversible. En effet, si une firme désire changer de combinaisons productive, la connaissance tacite et spécifique associée à son ancienne combinaisons peut être considérée comme un coût irrécouvrable qui dissuade de la mobilité. La connaissance tacite produite par les autres firmes autour de leurs propres combinaisons productives peut quant à elle être assimilée à une barrière à l’entrée. La firme qui veut changer de combinaisons productive rencontre donc deux obstacles majeurs : des coûts irrécouvrables et des barrières à l’entrée d’autant plus élevés que les connaissances nécessaires à la production sont tacites et appropriables.

  3. Le progrès technologique est cumulatif du fait que compte tenu de l’incertitude qui pèse sur les choix innovateurs et du caractère local des connaissances acquises (en particulier des savoir-faire techniques), les firmes ont intérêt à mener leurs recherches à proximité de ce qu’elles maîtrisent déjà : les ’ prior related knowledge ’71 sont donc essentiels (Cohen et Levinthal [1990]). ’Toutes choses égales par ailleurs, le progrès technologique devient plus facile dans cette direction [(celle initialement choisie par la firme)] que dans les autres. Par la suite, [...] les agents vont continuer à investir cette direction de recherche ce qui va encore renforcer les connaissances spécifiques et les qualifications. Cela aboutit à l’apparition de rendements d’échelle dynamiques le long de trajectoires spécifiques qui canalisent aussi la réponse apportée aux incitations à innover de l’environnement.’ (Dosi [1988], p.1143). Le caractère cumulatif du changement technologique traduit donc l’idée selon laquelle le changement technologique est largement auto-renforcé.

Les comportement technologiques des firmes présentent donc ce qui est habituellement désigné comme une forte dépendance face au sentier de sorte qu’au niveau micro-économique le changement technologique va se présenter comme un processus temporel, séquentiel et local de décision en univers d’incertitude à caractère non déterministe72 (Gaffard [1988], p.7, Le Bas [1991], p.162 Nelson [1995]). A chaque instant du temps, ce n’est pas un spectre illimité de possibilités qui va s’offrir à l’innovateur mais un nombre restreint de choix qui dépendent étroitement de la succession historique des décisions antérieurement adoptées (Cohen et Levinthal [1990]). Dans cette perspective les connaissances intervenant dans le développement du changement technologique n’ont plus le simple statut d’input du système productif, elles revêtent au contraire une rôle actif dans la production des technologies futures : la technologie est produite à partir d’elle-même et en cela son apparition obéit à des mécanismes bien précis.

La théorie évolutionniste parvient ainsi à mettre en évidence l’existence entre firmes d’une forte diversité comportementale qui est directement corrélée aux conditions d’apparition et de développement de la variété technologique de telle sorte que pour chaque firme il est a posteriori possible d’identifier une ’trajectoire technologique’. Celle-ci synthétise des éléments aussi bien organisationnels que cognitifs ou purement techniques. Cette trajectoire représente la façon dont la firme a accumulé des connaissances technologiques dans le temps. Parvenir à montrer que les firmes initialement innovantes en produits, en procédés ou en produits & procédés évoluent le long de trajectoires spécifiques indiquerait alors pour nous que dans chacun des cas ’la production de la technologie par elle-même’ ne se fait pas selon les mêmes règles i.e. que les apprentissages ne sont pas de même ampleur ou de même nature.

D’un point de vue empirique ce concept de trajectoire technologique a souvent été associé à la notion de ’persistance’ des comportements innovant (Cefis [1996], Malerba, Orsenigo et Peretto [1997], Geroski, Van Reenen et Walters [1997], Cefis [1999], Malerba et Orsenigo [1999], Le Bas, Cabagnols et Gay [2000]). En effet, plus les caractères spécifique et cumulatifs du changement technologique sont marqués et plus les firmes sont susceptibles d’innover sur de longues périodes de temps (i.e. persister). L’impact de l’irréversibilité sur la persistance serait en revanche négatif puisqu’elle compromet les capacités des firmes à exploiter de nouvelles opportunités et donc altère leurs aptitude à continuer d’innover en cas d’évolution de radicale.

Notes
69.

La base de connaissance se définit comme ’l’ensemble des inputs informationnels, des connaissances et des capacités sur lesquelles les inventeurs se fondent quand ils cherchent une solution innovantes.’ (Dosi [1988], p.1126.

70.

Pour un survol de la littérature sur ’l’économie du changement technologique localisé’ voir Antonelli [1995].

71.

’Prior knowledge permits the assimilation and exploitation of new knowledge. Some portion of that prior knowledge should be very closely related to the new knowledge to facilitate assimilation and some fraction of that knowledge must be fairly diverse, although still related, to permit effective, creative utilization of the new knowledge.’ Cohen et Levinthal [1990], pp.135-136.

72.

Le déterminisme fait ici référence à la théorie néoclassique. Cette approche est qualifiée de déterministe et de mécaniciste par Nelson [1995] dans la mesure où elle se fonde sur une rationalité substantive qui correspond à des états de certitude ou de risque mais pas d’incertitude radicale où l’ensemble des états du monde futur n’est pas connu. Ainsi, dans une situation déterministe, un observateur extérieur pourrait isoler l’unique solution qui, compte tenu du but recherché et de l’état actuel de l’environnement, donne le résultat optimal.