Introduction générale

1 Une interrogation issue de la pratique quotidienne.

Notre interrogation et notre besoin de recherche naissent de la confrontation journalière à la difficulté ou à l’échec de certains enfants lors de leur appropriation de l’acte lexique.

En examinant, avec quelques institutrices de C.P., les notes d’un contrôle effectué au mois de décembre, donc seulement après trois mois d’initiation à la lecture, il nous a semblé que les enfants qui obtenaient les meilleurs scores étaient ceux dont, apparemment, les parents soutenaient 1 l’activité de lecture déjà depuis plusieurs années (pendant leur scolarisation en classe maternelle). Les autres, supposés soutenus à la maison pendant ces trois premiers mois seulement, n’obtiennent pas d’aussi bons scores. Il va sans dire que les derniers, vraisemblablement non soutenus, sont en grande difficulté scolaire au bout du premier trimestre.

Ces observations n’ont rien de scientifique mais elles permettent de supposer que l’élaboration de cet apprentissage ne se situe pas uniquement à l’école maternelle. Pour sortir du champ intuitif du quotidien, il est donc souhaitable de codifier théoriquement ces observations pour qu’elles deviennent réellement objet scientifique. Une analyse sommaire montre que les enfants dont les scores sont les meilleurs auraient bénéficié d’une mise en projet de "lecturisation" (FOUCAMBERT, 1976 ). Tout au long de leur petite enfance, ils se seraient alors construit, implicitement ou explicitement, des habiletés 2 de signification du langage écrit.Le signe écrit, s’il n’avait pas uniquement une valeur phonologique se rapprochant du code de l’oral, aurait pour eux une valeur sémiotique. En d’autres termes, ils reconnaîtraient déjà des mots en leur donnant une signification, sans en faire obligatoirement une analyse grapho-phonologique. Au travers de la forme logographique de certains mots, ils attribueraient un sens aux signes alphabétiques et élaboreraient incidemment une signification de l’acte lexique 3 . Le tracé ne revêtirait pas seulement pour eux une forme quelconque, mais représenterait le signifiant d’un signifié qui fait sens dans leur esprit. De là, on peut dire qu’ils ont élaboré, dans leur quotidien, un vécu de conscience de l’écrit, chargé, déjà à leur niveau, d’une intentionnalité qui continue à s’élaborer en classe de C.P.. Pour les autres, l’acte lexique commence seulement à se construire ; "débarquant" en quelque sorte dans le monde de l’écrit, les enfants non-initiés identifient, dans un premier temps, la lecture à un objet scolaire dénué de liens directs avec le vécu lectoral et scriptural intra-familial. Ce n’est qu’a posteriori qu’émane un sens et que se tissent des liens entre vécu d’apprentissage scolaire et vécu culturel. Nous serions tenté de dire qu’ils sont en cours "d’alphabétisation" 4 . La famille 5 , pour les premiers, est un lieu où ils s’approprient les écrits et l’acte lexique ; ils se construisent, très tôt, un sens dans le giron familial. L’école, pour les seconds, est un lieu où l’on enseigne la lecture.

Chacun de nos élèves de C.P. a donc des comportements de débutant-lecteur qui lui sont propres. Sans prendre garde à l’interpénétration d’un bon nombre de facteurs intervenant dans le cadre de cet apprentissage, nous pourrions dire que chacun d’eux avance à son propre rythme, en fonction de sa maturité. Cependant, ces enfants faisant partie de la même classe d’âge, allons-nous seulement nous satisfaire de cette réponse, concernant uniquement la maturité intellectuelle ? Toutes les réponses données par un certain courant maturationniste et constructiviste, pertinentes sur un certain nombre de points - la succession des stades du développement intellectuel et psychoaffectif n’a, à notre connaissance, jamais été fondamentalement remise en question ; il n’en est pas de même pour les modalités de succession d’un stade à un autre - désormais ne nous suffisent plus. Thomas, âgé de 6 ans, a été orienté directement en CE1, dès la fin de la grande section, parce qu’il avait un niveau de lecture d’un enfant 8-9 ans 6 ; il n’a pas attendu d’avoir 6 ans pour apprendre à lire. Quittant le registre de la maturité, pouvons-nous, cette fois, tenir uniquement compte, dans notre tentative d’explication de la réussite et de l’échec en lecture, des origines sociales de l’enfant ? Non, ce n’est également pas suffisant. En effet, comment expliquer que Nathalie, dont les parents ont des revenus très modestes et sont dépourvus de diplômes universitaires, soit l’enfant qui réussisse la mieux de sa classe ?

Pour Thomas et Nathalie, il s’est passé quelque chose d’important en amont de l’école élémentaire et sans doute en amont de l’école préélémentaire ou parallèlement à elle. Tous deux ne sont-ils pas prêts à rentrer dans le monde abstrait de l’écrit parce qu’on les y a aidés d’une façon ou d’une autre? N' ont-ils pas trouvé quelqu’un qui les a accompagnés dans leur quête d’apprentissage 7 de l’acte lexique? D’une certaine façon, n' ont-ils pas construit du sens dans l’action implicite qu’ils ont menée avec cet autre et créé des liens avec leurs savoirs antérieurs ? Ainsi, la présence active des parents 8 est probablement un des vecteurs de leur réussite dans cet apprentissage.

Ces réflexions, issues de notre pratique, ont maintenant besoin d’être pondérées par la recherche. Dès lors, notre question générale sera la suivante :

Comment les parents aident-ils leur enfant à s’approprier l’acte lexique?

Notes
1.

Ce terme signifie que les parents développent des attitudes allant dans le sens de l’approche de la lecture (lire des contes, faire remarquer l’écrit quotidien à l’enfant, jeux éducatifs initiant l’enfant à la lecture, petits mots journaliers, etc.).

2.

Ce terme renvoie à tous les éléments cognitifs indispensables à la construction de l’acte lexique. Ils feront l’objet de précisions importantes qui seront développées.

3.

Le mot “lecture” apparaît équivoque car il désigne à la fois l’action de lire et l’objet à lire. Nous préférons le terme “acte lexique ”, moins équivoque, dans la mesure où il comprend non seulement le fait de la prise de conscience de "l’objet-écrit" mais suppose également qu’il y ait un motif suffisamment puissant pour que naisse l’intention de lire. En cela, de terme "acte lexique" paraît plus pertinent, car il engage le sujet apprenant dans un acte vis à vis de "l’objet- écrit". On peut apprendre à connaître le fonctionnement de "l’objet-écrit" sans pour cela savoir à quoi il sert.

4.

Ce terme sera défini ultérieurement. Il est à mettre ici en opposition avec celui de lecturisation.

5.

La signification donnée ici du mot “famille” reste encore ambiguë, dans la mesure où l'on ne perçoit pas ce tout à fait qu'elle revêt. Le terme "adulte-référent-responsable" paraît, malgré sa longueur, mieux s'adapter à différentes situations familiales. Ainsi, la mère ou le père élevant seul son enfant a toute sa place au même titre qu'une famille constituée des deux «parents». Ainsi la structure familiale (de la famille monoparentale à la famille mosaïque ou recomposée) est prise en compte. Il est même possible d'étendre ce terme à d'autres personnes telles que les membres de la fratrie ainsi qu'à l'éducateur ou l'éducatrice pour un enfant vivant dans une structure (foyer de l’enfance) en dehors de la famille. La complexité du groupe familial étant, la définition suivante paraît appropriée ; "la famille d'un élève est le groupe dans lequel il vit et au sein duquel se trouve au moins un adulte réputé responsable de son éducation et de sa scolarité". Les mots "parent" ou "famille" devront donc être compris à partir de cette dernière acception. MONTANDON (C) et PERRENOUD (Ph.).- Entre «parents» et Enseignants ; Un dialogue impossible.- Peter Lang, 1987, page 92.

6.

L’enfant a été testé sur l’épreuve de compréhension lexicale E.20 de Khomshi et avait obtenu les notes Nlg : 12 Nlf : 5 sur un temps de 12 min.

7.

Ce concept est à différencier de celui d’enseignement. Il sera approfondi ultérieurement. Dans un premier temps, l’expression “pendant que le maître enseigne, l’enfant apprend” montre bien les différences d’action et d’agents.

8.