Chapitre 1. De la notion sociologique de «Transmission» à la notion socio-constructiviste de «Médiation».

1-1. L’insuffisance du concept de handicap socioculturel.

J.FIJALKOW balise le terrain de l'apprentissage en convoquant dans son ouvrage différents auteurs qui ont travaillé sur l'apprentissage de la lecture et ses difficultés.Pour lui, le milieu familial offre des perspectives de recherche expliquant l'échec ou la réussite scolaire. Ce courant d'idées l'amène à considérer le milieu sociofamilial comme handicap socioculturel. Ce concept, d'après lui, considère "les différences dues à l'origine sociale des enfants en termes d'infériorité ou en termes politiques d'inégalité" 21 . L'action pédagogique aura pour but essentiel de compenser les inégalités. Ce sont les enseignants eux-mêmes qui renvoient souvent à cette conception, où la difficulté n'est que le reflet d'un déficit familial. Toutefois, la notion de handicap socioculturel appliquée à la difficulté d'apprentissage de la lecture est peu spécifique. L'auteur fait remarquer, que malgré sa popularité, "les écrits qui exposent les principes de manière spécifique sont extrêmement rares" 22 . " Il est donc difficile de trouver dans la communauté francophone, des chercheurs présentant une théorie explicite du handicap socioculturel, tant celle-ci parait évidente " 23 . On fait comme si ce concept allait de soi, s'affiliant ainsi à une notion acquise sur laquelle il ne semble pas nécessaire de revenir. Seul LOBROT apparaîtrait comme ayant élaboré une théorie et explicité les relations milieu social et difficulté d'apprentissage. "Pour lui, le milieu social constitue l'origine de toute la chaîne causale qui conduit aux difficultés d'apprentissage de la lecture" 24 .Il ajoute, "d'une manière générale, la dyslexie se manifeste d'autant plus qu'on a affaire avec des milieux socioculturels plus bas. Il ne s'agit probablement pas d'une influence directe du milieu socio-économique lui-même, mais d'une influence indirecte sur la médiation des attitudes pédagogiques et affectives du milieu. Les bas milieux ont des attitudes défavorables à l'égard de l'enfant " 25 .

Différentes expériences ont été réalisées montrant ainsi le rôle du milieu familial dans cet apprentissage. Elles ont été concrétisées par des épreuves de pré-lectures en laboratoire ou en situation scolaire. Mais, J. FIJALKOW invite le lecteur à voir si l'hypothèse d'un handicap socioculturel, c’est à dire le manque d’un certain capital culturel, est réellement capable de rendre compte de la relation entre milieu social et difficulté d'apprentissage. Des mécanismes existent bien dans cette relation, et il est difficile de tirer partie de tous les indicateurs objectifs qui sont en possession du chercheur. Par exemple, le pourcentage de livres dans une famille est-il un indicateur de son niveau socioculturel ou est-il un mécanisme explicatif ? Des travaux plus récents, chez les anglo-saxons, distinguent deux styles de variables : les variables d'état (distales ) et les variables de processus ( proximales). Les premières, qui rendent compte de la profession, du niveau d'étude et du revenu, etc., sont éloignées du sujet traité 26 ..

- Etude du père
- Etude de la mère
- Profession du père
- Revenu familial
- Climat affectif du foyer
- Adaptabilité des parents
- Attentes éducatives des parents vis à vis d'eux-mêmes
- Attentes éducatives et professionnelles des parents vis à vis de l'enfant
- Connaissance qu'ont les parents du processus scolaire
- Occasions offertes au développement de la communication pour l'enfant
- Occasions d'apprentissage en général

Les secondes, " constituées de facteurs supposés caractéristiques du milieu familial qui, médiatisant l'effet des variables d'état"27, permettraient d'expliquer les relations liant celles-ci aux difficultés d'apprentissage. DAVE 28 , en 1963, concrétise cette approche en proposant un questionnaire recouvrant 5 dimensions de ces variables proximales que l'on retrouve ci-dessous.

- La pression vers la réussite: aspiration des parents pour l'éducation de l'enfant
- Le modèle de langue: qualité de la langue qu'emploient les parents (prononciation, vocabulaire.. etc.)
- L'aide scolaire: importance de la supervision exercée par les parents et suggestions concernant le travail à l'école.
- L'activité familiale: variété et valeur éducative des jouets et des jeux dont dispose l'enfant:
- Les habitudes de travail de la famille: degré de l'organisation et des habitudes dans la vie familiale

D'autres approches psycholinguistiques et sociolinguistiques éclairent différemment la conception du handicap socioculturel. La première suppose que la difficulté de l'apprentissage de la lecture soit la résultante d'une difficulté dans le développement du langage, dont la cause se réfère aux origines sociofamiliales. Pour la seconde, les difficultés s'expliquent par les différences linguistiques. Les conclusions de J.FIJALKOW ne font guère avancer le questionnement. Pour lui, la première approche ne nous concerne pas directement puisqu'elle n'aborde pas réellement l'apprentissage de la lecture et se situe en amont ou aval de celle-ci. La seconde garde des positions limitées, faisant émerger les réserves émises par les chercheurs eux-mêmes.

* Au niveau de la langue du coté syntaxique :

‘" Rien n'incite à penser qu'un quelconque vocabulaire non standard puisse être en soi un obstacle à l'apprentissage"
(LABOV 29 )’ ‘"Pour certains auteurs, semble-t-il, l'échec de l'apprentissage de la lecture est dû avant tout à une interférence de structures de ces deux variétés de l'anglais. Nos recherches indiquent le contraire"
(LABOV 30 )’

* Au niveau de la langue du côté du symbole écrit :

‘"Quoiqu'il existe des différences significatives entre les différents systèmes d'écriture, il ne faut pas décider d'exclure la possibilité que ces différences ne jouent qu'un rôle très minime dans l'habileté à acquérir la maîtrise de ce système, si on les compare à d'autres facteurs" (HALL 31 )’

Ainsi, les différentes études qui tentent d'expliquer les difficultés dans l'apprentissage de la lecture se basent essentiellement sur les dichotomies "favorisés/défavorisés", "riches/pauvres" ou encore "instruits/ignorants". En créant ainsi des scissions, somme toute, subjectives dans les populations étudiées, elles n'apportent pas une compréhension complète du problème., En outre, on peut craindre que certains jugements de valeur plus ou moins exprimés aient guidé ces recherches, occultant ainsi une partie de leur intelligibilité. Par conséquent, elles amènent à prendre en compte des aspects socio-économiques de la famille qui ne sont pas entièrement satisfaisants pour expliquer les difficultés.

Quittant ce registre, il est intéressant comme le fait J. FIJALKOW, de s'interroger sur la place de la représentation sociale de l'école en général que se font les différentes populations de parents. En effet, il constate, selon la thèse du handicap socioculturel que "l'apprentissage de la lecture représente aux yeux des parents de milieux défavorisés davantage un mal nécessaire qu'une étape importante dont dépend l'avenir de l'enfant"32. Leurs attentes vis à vis de l'école et leurs représentations de celle-ci pourraient être une variable significative, dont les effets seraient conséquents aux difficultés d'apprentissage. Cependant, les différentes recherches francophones entreprises ont utilisé le questionnaire comme méthode d'investigation ; or, on en connaît les limites de validité. "Il apparaît donc que, dans le domaine des attentes comme dans celui des valeurs ou de l'aide scolaire, les recherches effectuées démentent l'existence d'un handicap socioculturel particulier des enfants de milieux défavorisés"33.Comme le souligne l'auteur, il paraît nécessaire que l'étude de la relation entre parent et apprentissage de la lecture donne lieu à des recherches approfondies, que des questionnaires n'ont pas su mettre en évidence de façon cohérente.

Les chercheurs associent donc, en termes de causalité, difficulté ou réussite scolaire et appartenance à telle ou telle classe, favorisée ou défavorisée. Mais, dans la mesure où l'on cadre de façon définitive une famille dans une position bien particulière, on s'abstient de penser qu'elle peut être en évolution dans un sens ou un autre et on porte d'emblée un jugement de valeur sans raison objective, en opérant une distinction. Il est donc nécessaire d'affiner l'outil d'analyse afin de dépasser cette division. Ainsi, dans une démarche se voulant heuristique, il sera possible d'établir de nouvelles données de l’acte médiationnel de la famille en rapport avec notre objet de recherche, c’est à dire l’apprentissage de la lecture et, plus précisément, la découverte de l'acte lexique.

Notes
21.

FIJALKOW ( J.) .- Mauvais lecteurs, Pourquoi ?.- PUF, 2ème édition 1990, page 102.

22.

Op. Cit. pages 101-102.

23.

Op. Cit. page. 102.

24.

Op. Cit. page 102.

25.

LOBROT (M).- Existe-t-il une pathologie de l'apprentissage de la langue écrite ?.- in CRESAS, la dyslexie en question, page 127 , Paris, A. Colin in FIJALKOW (J.).- Mauvais lecteurs, Pourquoi ?.- PUF, 2ème édition 1990.

26.

FOTHERINGHAM et CREA in FIJALKOW (J.) .- Mauvais lecteurs , Pourquoi ?.- PUF, 2ème édition 1990, page 107-108.

Tableau

27.

FIJALKOW (J.).- Mauvais lecteurs, Pourquoi ?.- PUF, 2ème édition 1990, page 107.

28.

DAVE (R.H)., The identification and mesurent of environnemental proches variables relate tau éducationnel achèvement, unpublished doctoral dissertation, université if Chicago, 1963. inFIJALKOW (J.) .- Mauvais lecteurs , Pourquoi ?.- PUF, 2ème édition 1990, page 107-108.

29.

Op. Cit. page 158.

30.

Op. Cit. page 159.

31.

HALLE ( M.)., On a parallèle betwen conventions of versifications an orthography and on literacy among the cherokees, in J.F. KAVANAGH et I.G. MATTINGLY (édition) Language by ear and by eye, Cambridge, MIT, 1972, page 151.

32.

FIJALKOW ( J.).- Mauvais lecteurs, Pourquoi ?.- PUF, 2ème édition 1990, page 112.

33.

Op. Cit. page 116.