1-4 L'affinement de la conceptualisation de la médiation cognitive.

Quand on parle de médiation cognitive, le registre de la transmission d'héritage culturel n'est pas, pour autant, quitté. Il est plutôt affiné, rendant mieux compte de ce qui se passe au sein de la famille. Il est approfondi pour donner du sens à la relation culturelle qui s'établit entre le parent et l'enfant dans le champ socio-cognitif (BRUNER, 1991). En effet, l'enfant n'effectue pas, seul, indépendamment des autres et du contexte culturel de sa famille, ce travail d'appropriation et de construction. Le parent, quant à lui, fait office de médiateur en lui proposant, par ses attitudes, un rapport spécifique avec l'objet culturel du lire-écrire. Il y a alors rencontre entre l’enfant et l’écrit par une ou des médiation(s) originale(s) qui restent à découvrir et à comprendre

A l’encontre du courant maturationniste, d’un courant psychosociologique, enfermant le problème de l’échec dans une causalité linéaire, et d’un courant innéiste dominant, le jeune enfant se construit une conscience de l’écrit à partir du moment où ses parents s’impliquent dans cet apprentissage. Chacun d’eux met en œuvre des logiques de moyens et de finalité(s). Dès lors, des médiations éducatives et cognitives se construisent, implicitement ou explicitement, lui permettant de s’approprier l’écrit. Ce concept de médiation auquel sont attribués les adjectifs éducatif et cognitif est central dans la perspective de cette recherche. A l’instar des théories socio-constructivistes, il montre que l’élaboration de la conscience de l’écrit chez l’enfant est conditionnée par un tiers, généralement l’adulte. Ce dernier véhicule, peu ou prou, dans ses attitudes implicites ou explicites, à l’égard de l’écrit, du sens. Il lui accorde un crédit en fonction de son éthos et parraine l’enfant dans ce nouvel univers abstrait de significations.

Ce n’est pas une nouveauté de dire que l'enfant, dans la plupart des cas, sera le premier acteur face à ce nouvel apprentissage. Cependant, l’objet de cette recherche a pour but de montrer que les parents ne seront pas assignés à un second rôle, dans la mesure où le vécu intra-familial agit sur le développement de l’enfant dans toutes ses composantes affectives, sociales et cognitives. C’est en ce sens qu’ils sont les premiers enseignants - les premiers à faire connaître - et la famille le premier lieu des apprentissages multiples et fondamentaux (POURTOIS et Coll. 1984). Par conséquent, ils seront, confrontés un jour ou l'autre à cet apprentissage et chacun d'eux réagira en fonction de la représentation qu’il s’en fait.

Cette médiation parentale cognitive et éducative, dont les indicateurs opérationalisant l'hypothèse de la recherche seront définis ultérieurement, revêt un intérêt non des moindres, quand il s’agit d’apprentissage, notamment de la lecture. On commence à quantifier les réussites et les échecs scolaires à partir du C.P. comme s’il ne s’était rien passé avant. Là, à ce moment précis de la vie scolaire de l’enfant, le moyen de contrôle le plus important de l'évolution cognitive de l'enfant, est la lecture. La plupart des enseignantes de C.P. le sait bien et évalue les acquis partiels à la fin de chaque trimestre à la manière d’un expérimentaliste prenant les mesures sur ses observations de laboratoire. Certaines savent aussi que la difficulté ou la réussite se construisent bien ailleurs, en dehors de l’enceinte de l’école, dans le giron familial. Quand Colette CHILLAND (1989) 42 écrit que les enfants en échec ou en difficulté scolaire ont un langage sans métalangage, sans interrogation et curiosité sur le langage, on peut se demander pourquoi ces enfants n’ont pas acquis, avant l’entrée au C.P., de structures mentales opérationnelles qui s’acquièrent, entre autres, dans la famille. L'enfant est un être de langage, qui installe progressivement sa compréhension du monde ; une fois qu'il maîtrise, par la relation qu'il tisse avec l'autre, les formes prélinguistiques adéquates, il peut les dépasser, pour évoluer dans les frontières du langage proprement dit (BRUNER, 1991). Pour les mêmes raisons, on peut dire également, avec François BRESSON (1982) 43 , que ces enfants parlent mais ont à apprendre la gestion du langage, une certaine organisation de travail mental, et une attitude de connaissance. Ne faut-il pas non plus, comme le suggère Gilbert DIATKINE 44 , attribuer la difficulté de ces enfants, à l’absence d’oppositions structurantes, par exemple entre le jour et la nuit (les ampoules restent allumées nuit et jour derrière des volets fermés), le travail et les loisirs (les parents n'ont pas de travail) ? Ces oppositions permettent à l'enfant, d’un point de vue cognitif, de se définir les choses et les êtres. Et ce qui est vrai pour le langage, peut l'être également, par extension, pour l’acte lexique.

Tous ces éléments de la vie quotidienne de la famille participent à la construction des schèmes mentaux qui aideront l’enfant dans son acquisition des savoir-faire lectoraux. Les rôles respectifs des parents ont, par conséquent, une place prépondérante dans l’évolution des apprentissages. Cependant, il serait tout à fait injuste de leur faire porter la responsabilité entière des difficultés d’apprentissage de l’enfant. Notons avec P. OSTERRIETH ( 1967) «qu’il est d’usage assez courant de décrire la famille et de la rendre responsable d’innombrables maux, en quoi on a simplement le tort de ne pas assez souligner que ce n’est pas «la» famille qui est en cause, mais bien la carence de la famille, son insuffisance psychologique, pédagogique et morale. C’est la «mauvaise famille », la famille insuffisante, qui est à l’origine de tant de vie manquées et de misère, de névroses, d’inadaptation et de troubles de toutes sortes... Il est injuste de ne mettre sur le compte de la famille que nos défauts et nos insuffisances, et d’insinuer ainsi que nos caractéristiques valables et positives auraient une autre origine... probablement situés en nous-mêmes»45. La famille n'est pas seulement le lieu de l'échec de la difficulté ; elle réussit aussi à offrir des moyens de développement de la personnalité. L’auteur, ne s'interroge pas sur ses compétences éducatives et pédagogiques pour instruire et éduquer. Pour ce faire, il faut lui donner les moyens de l’exercice de son "métier" (LACAPERE, 1982). Or, pour mieux comprendre les enjeux du développement cognitif de l’enfant, il est nécessaire de s’interroger sur les relations qui interagissent entre parents et enfants lors des apprentissages, notamment celui de la lecture (premier code appris alors que l’enfant commence tout juste à rentrer dans la pensée symbolique). C'est la raison pour laquelle, les théories du déterminisme social, du maturationisme ou de l'innéité ne suffisent plus à donner des explications satisfaisantes. En ce sens, nous rejoignons les propos du sociologue A. ACCARDO quand il écrit que"rien ne se produit jamais socialement par le seul effet de l’âge ou du sexe ou du diplôme ou de la formation ou quelque propriété que ce soit"46.

C’est la raison pour laquelle, l’école ne peut plus rester insensible ou ignorante de la place incontournable liée à la relation parent-enfant lors des apprentissages. Elle se doit d’en prendre conscience, non pour renforcer sa position critique face à la famille mais pour lui donner les éléments cognitifs les plus pertinents pour la réussite. Jacques FIJALKOW 47 relève que les enseignants eux-mêmes font porter la responsabilité de l’échec ou de la difficulté scolaire sur la famille, mais sans une véritable analyse. Sous la plume de Jean GUION, la même constatation est relevée ; "de nombreux auteurs évoquent la famille seulement sous l’angle de considérations sociologiques en affirmant que son action est tantôt positive tantôt négative"48. Il ajoute "que ces auteurs ne précisent jamais ce que peuvent faire tels parents précis dans telles circonstances et n’envisagent pas qu’il puisse y avoir coopération active en vue de l’apprentissage de la lecture, en dehors de cas isolés où les parents sont intégrés à l’école". L’auteur interprète cette absence de coopération comme une crainte, de la part de l’école, de se faire prendre une parcelle de son pouvoir.

Dès lors, la médiation cognitive, dont les contours épistémologiques restent à définir, apparaît comme un concept beaucoup plus précis que la transmission d'héritage culturel. Le mot lui-même renvoie à la notion de milieu, de moyen ou d'intermédiaire, et son emploi dans différentes corporations met en évidence qu'il est depuis quelques temps une référence (SIX, 1990), entre autres, dans la conciliation de protagonistes. Lorsque qu'une société industrielle ou marchande rencontre des problèmes avec son personnel, un médiateur est nommé pour trouver une sortie honorable au conflit. Au lieu de porter plainte auprès de qui de droit, un locataire et un propriétaire peuvent demander qu'un médiateur les aide à trouver des réponses à leurs oppositions, etc. Le médiateur est ainsi la personne qui met en relation des individus, des groupes de pressions, pour trouver un terrain d'entente permettant d'échafauder de nouveaux principes de négociation et d'accord afin d'assurer l'avenir des relations. Dès lors, chacun s'approprie les nouvelles donnes et règles, pour un fonctionnement plus harmonieux. Le médiateur s'est, à un moment donné de l'histoire des individus ou des entreprises, interposé entre des univers représentationels différents, en tirant les écheveaux de ce qui paraissait inextricable, pour en donner un nouveau sens admis et entériné par tous. La construction des rapports sociaux, dans le contexte sociétal de cette fin de XXème, ne se fonde plus uniquement sur des relations d'autorité, mais tend au contraire à trouver les justes milieux pour le bien de tous.

Dans le contexte des relations humaines, Jean François SIX (1990) élabore quatre composantes incontournables, qu'il appelle d'ailleurs "les structures fondamentales de la médiation". Elles sont présentes tout au long de la médiation en cours. La première, allant de soi, est que toute médiation requiert la présence d'une tierce personne. Sa neutralité objective entre les parties et l'objet du conflit à traiter reste la qualité nécessaire ; sans ce préalable, la médiation sera difficile. Cette personne nommée doit être en mesure de poser le problème dans la sérénité et le calme. Ce n'est pas lui qui apporte des solutions, mais il élabore, avec les forces en présence, les conditions d'émergence des solutions répondant au mieux aux problèmes des uns et des autres. Enfin, l'acte de médiation ressemble à une catalyse ; la réaction sociale - à l'image de la réaction chimique - produite, allant dans le sens de la conciliation, le médiateur s'efface et laisse cheminer les acteurs sans qu'il intervienne ultérieurement dans leurs relations ; il a donné un nouveau sens à celles-ci, qui se construisent dorénavant sans lui. Toutefois, une médiation ne peut s'opérer qu'à la demande des intéressés. La démarche est volontariste et exige que toutes les parties en présence soient d'accord pour la mise en place d'une médiation.

A l'aide de ces caractéristiques, il est possible de les transposer à l'acte pédagogique. Tout d'abord, la tierce personne est toujours présente ; L'autodidaxie n'existe pas dans l'absolu car l'individu quel qu'il soit à toujours besoin de maîtres même si ces derniers restent dans l'ombre, cachés (LE BOUEDEC, 1998). Le médiateur, plus précisément, est celui qui s'interpose entre la tâche à effectuer et l'apprenant. Il participe pleinement à son développement cognitif. Son rôle ne se limite pas à l'apport incessant d'acquisitions, qui se ferait sans le consentement de l'apprenant au risque de le perturber. Bien au contraire, il est là pour activer la responsabilité de l'élève dans son acte d'apprendre. Pour ce faire, le médiateur doit le respecter, le considérant, comme un individu certes, apprenant mais aussi doté de compétences et de qualités ne demandant qu'à être dévoilées. Ce dernier doit accepter de se conduire en individu libre et responsable.

Ce n'est pas parce que le médiateur est détenteur d’un savoir qu’il doit pour autant l’impose sans prendre en compte la capacité d'autonomie de l'apprenant à s'approprier lui-même les connaissances dont il a envie. Sa responsabilité repose plus sur ses compétences à proposer des moyens d'apprendre, des savoirs nécessaires et souhaités que de conditionner l'apprenant pour tel ou tel type d'acquisitions qui se situeraient en dehors du champ de ses préoccupations. Par conséquent, le médiateur est dans une situation de non-pouvoir.

Comme le souligne J.F. SIX, le médiateur en pédagogie doit également être un catalyseur ; c'est lui qui favorise la rencontre entre savoir, connaissance et apprenant. Il est dans une dynamique tripolaire où, favorisant cette rencontre en convoquant tous les artifices que sont l'intérêt, la curiosité, le projet de réutilisation, une meilleure connaissance de soi, etc. il sait se retirer à temps pour laisser l'apprenant investir sa nouvelle acquisition, comme il le souhaite personnellement.

Enfin, dans les jeux de mise en relation du médiateur, la communication, reste une caractéristique dynamogène. Autrement dit, elle engendre chez l'apprenant, non seulement une autonomie, mais aussi une capacité à tisser d'autres liens de sens. Elle devient une communication participative avec le savoir. Le médiateur est là, présent, un moment plus ou moins long, dans la relation que l'individu entretient avec son objet d'apprentissage. Et lorsque, enfin, les prémices de l'appropriation se font sentir, le médiateur doit savoir partir et laisser, dans l'intimité de la réflexion, de la compréhension, de la mémorisation, l'apprenant qui s'active à saisir cette nouvelle connaissance qu'il ne possédait pas.

Structures fondamentales
de la médiation
Implications
du médiateur pédagogue
La présence d'une tierce personne Activer la responsabilité de l'élève dans son acte d'apprendre
Participer pleinement à son développement cognitif respecter l'apprenant
Considérer l'apprenant doté de compétences et de qualités
Son non-pouvoir Ne pas imposer son savoir
Prendre en compte la capacité d'autonomie de l'apprenant à s'approprier lui-même les connaissances dont il a envie
Proposer des moyens d'apprendre, des savoirs nécessaires et souhaités
Sa capacité à catalyser Favoriser la rencontre entre le savoir, la connaissance et l'apprenant
Savoir se retirer à temps pour laisser l'apprenant investir sa nouvelle acquisition
Sa capacité à établir une communication Créer chez l'apprenant, une autonomie,
Inviter à tisser d'autres liens de sens.
La communication devient participative avec le savoir

Alors, au seuil de sa réussite, le médiateur se fait discret et "fait le deuil de la réussite de son action : "c'est à l'apprenant d'apprendre, et lui, il ne saura pas forcément quand ce qu'il a proposé est su vraiment"49.

La famille est un lieu de médiation, comme l'école, où s'échangent des relations de savoir, qui s'inscrivent dans un processus dont CHARLOT et Al (1992) donnent la définition "d'un ensemble de phénomènes, dont on doit concevoir la dynamique non pas en termes de linéarité déductive, mais en termes de pluralité constructive. On doit, on peut donc, prévoir les effets d'un processus, à condition que toutes les chaînes causales soient connues, et que soient connues également leurs interactions dans le temps. Ce qui veut dire que, en fait, on ne peut pas prévoir l'issue d'un processus complexe : un tel processus est intelligible par îlots temporels ; on peut en penser des moments, des séquences, mais on ne parvient jamais à une intelligibilité totale, à une mise à plat du processus, celui-ci produit, dans le temps, un effet qui est toujours possible sans jamais être nécessaire, dont on peut rendre compte sans qu'il soit pour autant prédictible. En chacun de ces moments, le processus semble obéir à une logique de développement, mais il peut soudain s'arrêter, bifurquer vers un autre effet, voire s'inverser." La médiation, se définissant donc comme un processus, se caractérise, comme le souligne LE BOUEDEC (1998), par deux sens concomitants : l'intervention, car le médiateur intervient dans le temps à des périodes précises ; le cheminement, parce qu'il accompagne dans la durée.

Et c'est peut-être là que le concept de transmission d'héritage socioculturel n'arrive pas tout à fait à rendre compte de la réalité individuelle de la passation des savoirs. La médiation, en tant qu'intervention et cheminement dans la complexité du développement cognitif de l'enfant, apporte justement un cadre plus fin, permettant de saisir, à un moment donné de l'histoire de la famille et du sujet, des caractéristiques propres à chacun. L'intervention peut être rendue visible, c'est à dire que l'on peut connaître les actions en œuvre hic et nunc. Le cheminement peut se deviner par les intentions découvertes des médiateurs que sont les parents. Par exemple, lorsqu'ils vont à la bibliothèque de quartier ou lisent une histoire à leur enfant, ont-ils le souci de lui apprendre à lire ou de lui conter l'histoire pour le plaisir des mots ? Autrement dit, la médiation apporte la possibilité de comprendre les logiques de moyens et de fins que les parents médiateurs proposent à leurs enfants.

Notes
42.

CHILLAND, (C)..- L’enfant, la famille, l’école.- P.U.F. le psychologue, 1989, page 146.

43.

BRESSON, (F.).- Echec et Réussite à l’école.- numéro spécial de la revue Animation et éducationSeptembre et Octobre 1982 page 9.

44.

DIATKINE (G.).- Familles sans qualités : les troubles du langage et de la pensée dans les familles à problèmes multiples.- la psychiatrie de l’enfant, 22, 1, 237 - 273, 1979.

45.

OSTERRIETH (P.) .- L’enfant et la famille .- Paris, Ed. du scarabé, 1967 pages 9-11.

46.

ACCARDO (A.) .- Initiation à la sociologie - Le Mascaret, 1991, page 173.

47.

FIJALKOW (J) .- Mauvais lecteurs, Pourquoi ?.- P.U.F., 2éme Edition, 1990.

48.

GUION (J.).- Contribution à une didactique scientifique de la lecture, Mythes et Sciences.- Thèse présentée en vue du Doctorat de 3ème cycle devant l’Université LYON II, 1979.

49.

CARDINET (A.) .- Pratiquer la médiation en pédagogie.- DUNOD,1995, page 36.