2-1 La petite histoire du gène de la grammaire.

La presse s'empare vite de recherches en cours non abouties où les hypothèses de travail sont reconnues comme thèse définitive. Ainsi, dans un quotidien national, l'un des articles titrait : "trois gênes à l'origine de la dyslexie"54 . Bien qu'il ne soit pas un journal de réputation scientifique et que la plupart des lecteurs ne soit pas des spécialistes de la question, on peut légitiment s'interroger sur la valeur des propos tenus. " La dyslexie est d'origine héréditaire, selon une équipe de chercheurs britanniques qui affirment avoir isolé les gènes responsables de ce trouble [...] Les scientifiques ont étudié des extraits d'ADN prélevés dans le sang de parents et d'enfants souffrant de dyslexie. Ils ont isolé trois gènes communs associés à ce handicap, voisins de ceux qui contrôlent le système immunitaire de l'être humain"55 . Le journal Le MUTUALISTE reprendra cet article avec beaucoup de prudence en annonçant : "tout récemment, en février 1998, une équipe de chercheurs britanniques a affirmé avoir isolé le gène responsable de ce trouble, ce qui confirmerait l'hypothèse héréditaire"56. Les parents sont à même de lire ce type d'informations, qui manque de précision. Pour le public non averti, il entretient ainsi une certaine conception de la difficulté d'apprentissage, dont l'origine et la véracité sont tout autres. Qu'en est-il plus précisément ? Sans que ce soit une référence scientifique, LE FIGARO du 21 et 22 février 1998 donnent parcimonieusement quelques données supplémentaires. Il s'agirait du gène, nommé SPCH1 (pour Speech 1) situé sur le chromosome 7 ; "il joue clairement un rôle crucial dans l'acquisition normale des performances verbales". Cet article se montre beaucoup plus prudent que les deux précédents et fait état d'une recherche sur le langage en tant que tel. Cependant, l'auteur s'autorise à penser "qu'il n'est pas impossible qu'une approche similaire permette de découvrir les bases génétiques d'autres troubles du langage, comme l'autisme, la dyslexie, le bégaiement"57

En fait, l'origine des recherches remonte réellement à 1990, due à la linguiste canadienne Myrna GOPNIK qui suggère l'existence d'un gène qui contrôlerait la capacité à faire des phrases. En Février 1998, le généticien Simon FISCHER, de l'université d'Oxford, annonce qu'il a localisé le gène responsable d'un grave trouble congénital. Trente-deux membres d'une famille anglaise, nommée KE, appartenant à trois générations, présentent des troubles héréditaires de la parole. Mais, comme le signale Fiona COWIE 58 " la route qui remonte de la recherche du gène SPCH1 au caractère inné de la grammaire universelle de CHOMSKY est pour le moins tortueuse". Les membres cette famille, explique l'auteur, sont atteints d'une dysphasie développementale - présence d'un grave retard ou d'une interruption du développement du langage chez des individus au QI non verbal normal et sans autre problème apparent -. Il ne s'agit pas de remettre en cause ce diagnostic mais de comprendre que le terme de dysphasie développementale (SLI) est "un fourre-tout prenant des étiologies très diverses"59 Cela peut aller du défaut de l'aptitude au langage elle-même à un contrôle moteur déficient, en passant par une altération des capacités auditives inhibant l'apprentissage du langage, etc. Tout compte fait, "bien qu'il soit relativement facile de dire si une personne répond au diagnostic du SLI par lui-même, ce diagnostic donne peu d'indications sur ce qui ne va pas exactement chez cette personne"60 . Paul FLETCHER, linguiste à l'université de Reading, s'oppose à la conception de la linguiste canadienne, et suppose, "voyant que la moitié des sujets de l'étude qui, soi disant, ne voyaient pas les signes distinctifs, ont obtenu des résultats supérieurs à 60 % aux tests de connaissances morphosyntaxique de GOPNIK"61 , que le fond du problème est dû davantage à une difficulté de production phonologique qu'à une quelconque lacune grammaticale. Autrement dit, la population étudiée présente un défaut de production de la parole et non un manque de connaissance de la grammaire. En fait, "ses membres souffrent d'une incapacité congénitale à contrôler leurs muscles faciaux"62 . En tout état de cause, le gène SPCH1 existe bel et bien et sa défectuosité entraîne indubitablement un handicap constaté, mais est-il pour autant le gène de la grammaire?

Comme nous l'observons, une recherche linguistique, psychologique et génétique a posé une hypothèse de recherche sur la difficulté de production de la parole (contrôle neuromusculaire). Dépassant son cadre, via les média, elle est assimilée à une étude sur les causes génétiques de la dyslexie, dont la définition courante est "trouble de la capacité de lire, ou difficulté à reconnaître et à reproduire le langage écrit"63 . On est bien dans le cadre de recherche sur le langage oral et non directement dans le langage écrit sans ignorer des interactions complexes entre eux. Derrière tout cela, la thèse nativiste du développement humain de CHOMSKY, selon laquelle nous sommes génétiquement préparés à apprendre une langue maternelle, reste présente. L'environnement, les apprentissages auraient ainsi un rôle mineur à jouer. Même si l'auteur n'a pas spéculé sur une base génétique, on perçoit les dangers à venir ; A quand le gène des maths, de l'apprentissage de la lecture ?

Notes
54.

Anonyme .- Trois gènes à l'origine de la dyslexie.- Le FIGARO (tirage moyen journalier 1997 : 479 265, Diffusion moyenne journalière 1997 : 366 5O4) lundi 23 février 1998, Quotidien, N°16649, page 13.

55.

Op. Cit. page 13.

56.

HURE (F.) .- La dyslexie : comment lutter contre l'échec scolaire.- Le mutualiste, (tirage : 190 000 exemplaires) Septembre 1998, pages 7 à 12.

57.

GOZLAN (M.) .- Détectée chez une famille britannique la piste génétique du langage. Des chercheurs ont découvert un gène qui joue un rôle décisif dans l'acquisition des performances verbales .- LE FIGARO, 21 et 22 février 1998.

58.

COWIE (F.) .- Les avatars du gène de la grammaire, linguistes et psychologues sont divisés sur la part héréditaire de l'aptitude au langage.- La recherche N° 311, juillet/août 1998, pp 64-67.

59.

Op. Cit. page 67.

60.

Op. Cit. page 67.

61.

Op. Cit. . page 67.

62.

Op. Cit. .page 67.

63.

Dictionnaire Petit Robert.