2-3 Le don serait-il une réponse à la réussite scolaire ?

Pour répondre à cette question, peut-on circonscrire la définition du don ? Qu'est ce qu'un enfant ou une personne "douée" pour un art, une pratique sportive ou intellectuelle ? Quelle est la part de l'individu et celui de son environnement ? On ne peut ignorer que, dans les classes, dans les associations sportives ou culturelles existent des enfants doués dans telle ou telle discipline. A les voir, à les entendre, on est pris d'admiration, tant l'impression qu'ils dégagent est d'un naturel désappointant. Mais, la définition classique "dispositions innées pour quelque chose" nous laisse sur notre faim et assimile le don à un certain caprice de la nature, qui aurait octroyé à un individu en particulier des capacités remarquables dépassant l'imagination ; la perspective génétique lui servirait alors d'échos en se construisant une argumentation de type scientifique. "Affirmer que la différence vient ici de la présence d'un don, là de son absence, n'est pas du tout scientifique. C'est une élucubration purement idéologique, à laquelle on cherche par des tests, à donner forme scientifique"68. Etant donné la prégnance de l'environnement, doit-on ou peut-on, pour autant, ignorer que l'enfant puisse développer de lui-même telle ou telle compétence ? Autrement dit, dans une perspective sociale, l'environnement est-il toujours la cause du développement de l'enfant ou ce dernier agit-il indépendamment du contexte dans lequel il vit ?

On peut dire, sommairement, qu'un être "doué" est motivé par ce qu'il entreprend et a rassemblé un certain nombre de qualités qui lui permette d'être reconnu comme tel. L'apprenant qui réussit mieux que les autres gère les événements différemment ; c'est ce que dit, en substance, Antoine de la GARANDERIE dans ses travaux sur la gestion mentale. Tout ce courant pédagogique et les auteurs qui s'y rattachent prennent en compte l'enfant ou, plus largement, l'apprenant dans sa globalité comme un être de sens qui est en recherche de significations et de directions. Quel que soit son génotype, il est un être à part entière, qui demande à apprendre et à développer des aptitudes intellectuelles ; faut-il pour cela qu'un tiers "experts" lui indique les moyens de les exercer et que l'apprenant soit motivé ? Comme le fait justement remarquer Antoine de la GARANDERIE, la motivation 69 ne suffit pas tout à fait à la réussite car, si la plupart des enfants motivés réussit, il en existe aussi qui échouent. De surcroît, il y en a même qui ne sont pas motivés et qui réussissent.

En psychologie, ce concept est utilisé comme "un terme général qui englobe tout ce qui pousse l'individu vers certains buts, certaines orientations, certaines finalités en provoquant des comportements adaptés à ces aspirations"70. Néanmoins, cette définition reste trop imprécise car elle désigne "l'ensemble des forces affectives, conscientes ou inconscientes, qui sous-tendent les conduites animales ou humaines, besoins, mobiles, impulsions, tendances, intérêts, etc."71. La justification de cette définition est représentée par l'objet vers lequel elle se dirige. La motivation n'est pas le concept clé de cette recherche mais elle nous permet d'en jalonner le terrain. Muchiellin'écrit-il pas "l'un des fondements de la vie sociale est l'affrontement des êtres qui s'efforcent de réaliser leurs motivations, c'est à dire d'être à leur manière"72? On ne peut en faire l'impasse."La motivation est la recherche de cette interaction satisfactrice"73. Joseph NUTTIN, quant à lui, propose une définition qui sous-tend deux aspects de la motivation humaine perpétuellement en interaction. Il emploie deux termes, définissant ainsi les deux faces de la motivation : l'intrinsèque et l'extrinsèque. On fait un acte uniquement en vue de réaliser quelque chose. Cette vision n'est plus restrictive, dans la mesure où elle tient compte de ce qu'elle est dans la profondeur du sujet. Il y a un lien, pour l'auteur, entre "motivation intrinsèque et autodéveloppement de la personnalité". "Le domaine de la motivation intrinsèque', pour Joseph NUTTIN, "connaît une extension importante du fait de son association avec l'autodéveloppement de la personnalité"74 . Elle est donc liée à l'identité et au parcours choisi par l'individu. Quant à la motivation extrinsèque, elle se définit "dès que l'objet-but, poursuivi par le sujet , n'est pas l'objet propre de l'activité déployée pour l'atteindre"75. Dans la théorie de l'action, selon PARSONS 76 , l'action humaine sous-tend quatre propositions : les buts, impliquant de la part de l'acteur des anticipations, les situations, structurées par les ressources, les normes régulant la relation de l'acteur aux moyens en le guidant et, enfin, la motivation, une dépense d'énergie s'appliquant à la relation de l'acteur au but qu'il poursuit.

Antoine de la GARANDERIE apporte des éléments nouveaux quant au versant pédagogique qui nous intéresse plus particulièrement. La question de la motivation en pédagogie suppose que l'apprenant n'est pas seul face au savoir qu'il veut se construire. Là où la psychologie renvoie uniquement au champ de la conscience de l'individu, via son comportement, et les moyens mis en œuvre, la pédagogie donne une place à l'éducateur, qui éveille l'apprenant en général et l'enfant en particulier au désir du savoir, à la motivation de connaître. Face à la difficulté, voire l'échec de leur enfant, les parents font ce style de réflexion :" il est pourtant curieux de tout ! Il se donne du mal ! il travaille beaucoup !". Mais répondent-ils de façon suffisante à ses demandes ? lui ont-ils montré le sens de son investissement scolaire et les moyens pour y parvenir ? "Conformément à ce qui a été établi par les observateurs de l'effet Pygmalion, il est sûr que l'éducateur ne doit pas être la Cassandre des élans, autant sinon plus par ses silences que par ses critiques"77. On est bien dans une logique de médiation où la parole pour montrer, pour dire les choses, s'installe dans une "triangularité" qui rappelle le triangle pédagogique ( HOUSSAYE, 1992).

La douance - terme canadien signifiant la réussite particulière d'un individu dans un domaine particulier - ne naît pas du fruit du hasard, encore moins de la structure génétique de l'individu apprenant. Dire d'un enfant qu'il est doué et rester sur ce constat en admirant ses prestations font preuve d'une certaine paresse intellectuelle si, parallèlement, on ne s'interroge pas sur les éléments qui en ont été à l'origine. S'il a une part de responsabilité dans les succès qu'il engrange, dans la curiosité qu'il développe, dans l'appétit insatiable dont il fait preuve, c'est qu'il s'est doté implicitement d'un sens qui dirige ses actions et qu'il a trouvé auprès de son entourage les moyens qui lui ont permis petit à petit de structurer son espace mental. L'enfant construit du sens, même lorsqu'il est très jeune. Il ne peut pas le formuler explicitement avec des mots, parce que son bagage linguistique, ses capacités motrices ne lui permettent pas, mais il est un spectateur actif du monde qui l'entoure. De ses cinq sens, il est là en interrogateur discret, et c'est la raison pour laquelle, lors de l'enquête effectuée, la plupart des parents dit que leur enfant, qu'il soit en échec ou en réussite vis-à-vis de l'apprentissage de la lecture, est curieux, s'intéresse à tout. Cependant, comme nous le verrons dans l'analyse des entretiens, dans certaines familles une pédagogie dite familiale est mise en place, faisant partie intégrante de son ethos et de l'habitus qui en découle. C'est donc à partir des réponses qu'on aura données à l'enfant qu'il se construira son propre sens, sa propre vision du monde, son propre discours sur les choses. A l'école "l'enseignant transmet à l'élève des structures de sens devant lui abandonner le soin de découvrir par lui-même le sens de ces structures"78. Autrement dit, il découvre à l'école les mécanismes de bases gérant l'univers des signes (l'apprentissage du code phonographologique, l'addition, la grammaire etc.) des choses ( le domaine des sciences, technique, etc.) et des événements (l'histoire, géographie, etc.). Cependant, il est maître du sens qu'il va pouvoir en dégager, pour sa propre vie ici et maintenant. Se rapportant toujours à l'école, "la pédagogie ne procurera jamais le sens à l'élève mais, elle est en mesure de lui proposer des projets de sens"79 . La famille est un cadre qui propose des projets de sens aux enfants et, si des oppositions de projets de sens - les sociologues disent des oppositions de culture entre univers scolaire et familial - sont trop divergentes, l'enfant ne peut pas se construire mentalement les structures nécessaires pour apprendre, parce qu'il ne fait pas du sens des mécanismes d'apprentissage."L'éducateur doit donc ouvrir le jeune aux richesses qui lui sont offertes de tous côtés et l'inviter à y regarder de plus près, pour en sonder le bien fonder"80.

Plus concrètement, concernant maintenant l'apprentissage de la lecture, l'enfant a à se construire, dans un premier temps, le sens même de l'acte de lire. C'est la raison pour laquelle nous préférons le terme "acte lexique", car il englobe une réalité beaucoup plus grande que le simple fait d'apprendre à décoder des signes graphophonétiques ou de comprendre le sens sur un texte. S'inscrivant dans la temporalité, l'enfant élabore, toujours implicitement, le sens de son action. Mais, comment peut-il appréhender l'acte lexique s'il n'a pas de quoi mettre dans son univers mental, les ingrédients favorisant le désir de connaître l'acte de lire ? Et c'est là que l'univers familial, puisqu'il est premier partenaire de l'enfant, joue un rôle essentiel. Sans parler d'apprentissage, l'enfant rentre d'abord dans le monde magique du récit qui excite ses phobies, ses lubies, ses fantasmes ; là, il est auditeur attentif, car les paroles lues le renvoient à un vécu de conscience qui lui appartient, tel que peut le décrire pour lui-même Jean Paul SARTRE 81 . Il découvre des images d'objets de scène, il écoute les déroulements des aventures - pour le cas des histoires narratives - il observe et se rend attentif à des textes plus scientifiques ou racontant la vie des hommes. Progressivement, il s'en fait des évocations 82 qui lui servent et dont SARTRE disait : "c'est l'humus de ma mémoire"83 . Bien avant d'apprendre à lire ou, plus exactement, d'apprendre le code, l'enfant qui bénéficie d'un entourage familial où l'on prend du temps avec lui pour découvrir naturellement l'écrit est porté par un projet de sens. Autrement dit, sans même aborder le rapport phonographologique, il fait du sens sur les structures écrites. Il sait, sans même savoir lire, que les mots écrits lus par une personne "experte" ont une signification le renvoyant dans son vécu de conscience. D'ailleurs, il n'est pas rare qu'un enfant qui sait lire demande qu'on lui raconte une histoire, plutôt que de la lire seul. "Il suffit de voir comment l'enfant fait abstraction du monde environnant et oublie tous ses soucis lorsqu'on lui lit une histoire qui le passionne, comment il vit dans le monde imaginaire de cette histoire bien après la fin de la lecture"84. On pourrait objecter à BETTELHEIM qu'il a un même comportement face à un film vu à la télévision. Ce à quoi il aurait pu répondre qu'il est fort probable qu'un enfant habitué tôt au livre s'intéressera davantage à l'écrit en général qu'un enfant rivé sur son poste de télévision. Cette dernière délivre un contenu synthétisé où le feed-back avec l'interlocuteur est impossible. Le rapport psycho et socioaffectif avec la personne "experte" lisante n'est pas neutre ; le discours, les postures, les lieux sont autant de signes qui imprègnent à plus ou moins long terme un niveau de convivialité avec l'objet écrit. En fonction de son intention à vouloir à son tour maîtriser le code, l'enfant s'initiera en interrogeant cette fois le sens des structures. Il demandera à son entourage, "c'est quoi qui est écrit là ?" désignant un signe, un mot, une phrase. A ce moment là, déterminant parce que les réponses qu'il recevra l'inviteront à d'autres recherches ou le laisseront sans assistance, il fait un effort de sens sur le sens des structures ; il pose un acte de connaissance 85 . Il a le désir de connaître le code, et on pourrait dire qu'il n'y a pas forcément d'âge pour être motivé pour quelque chose. L'enfant n'apprend pas à lire pour un "plus tard" dont personne n'a la maîtrise d'une façon certaine. Il lit pour aujourd'hui, au moment il le désire mais, incidemment, au fond de sa conscience, pour devenir chercheur de sens "il doit être convaincu qu'elle lui ouvrira tout un monde d'expériences merveilleuses, dissipera son ignorance, l'aidera à comprendre le monde et à maîtriser son destin"86.

Doit-on encore s'interroger sur le don ou l'hypothétique gène de la lecture ? A notre sens, nous avons mieux à faire. Sans ignorer qu'il existe des enfants qui réussissent à apprendre à lire plus vite que d'autres, il est intéressant d'interroger dans un premier temps les représentations que les parents se font de la lecture, pour ensuite comprendre comment ils médiatisent l'acte lexique auprès de leurs enfants. Ainsi, on sort de la logique du don pour pénétrer dans les rapports de médiation se tissant entre parents et enfant.

Notes
68.

GARANDERIE ( A. de la) .- Critique de la raison pédagogique .- Paris, NATHAN, 1997, page 13.

69.

GARANDERIE (A. de la) .- La motivation, son éveil et son développement.- Bayard éditions, 1991, page 8.

70.

COLETTE (A.).- Introduction à la psychologie dynamique.- in Encyclopédie Hachette ,Volume 8, Mars 1988 page 2936.

71.

Encyclopédie Hachette Volume 8, Mars 1988, page 2936.

72.

Mucchielli (A.).- l'identité.- P.U.F, Que sais-je, 1ére édition ,1986 page 123.

73.

Op. Cit.. page 25.

74.

Nuttin (J.).- La théorie de la motivation humaine.- 3ème Edition 1991, P.U.F., 1991, page 121.

75.

Op. Cit. page 122.

76.

Dubar (C.).- La Socialisation, Construction des Identités sociales et professionnelles.- Armand Colin, 1991, page 49.

77.

GARANDERIE (A. de la) .- La motivation, son éveil et son développement.- Bayard éditions, 1991, page 9.

78.

GARANDERIE ( A. de la) .- Critique de la raison pédagogique .- Paris NATHAN, 1997, page 22.

79.

GARANDERIE ( A. de la) .- Critique de la raison pédagogique .- Paris, NATHAN, 1997, page 27.

80.

GARANDERIE (A de la) .- La motivation, son éveil et son développement.- Bayard éditions, 1991, page 89.

81.

SARTRE (J.P.) .- Les mots.- Paris, Gallimard, 1994 pages 33-34.

82.

GARANDERIE (A. de la) .- Les profils pédagogiques, discerner les aptitudes scolaires .- Le centurion-formation, 1982, chapitre 5 pages 70-94.

83.

SARTRE (J.P.) .- Les mots.- Gallimard, Paris 1994 page 34.

84.

BETTELHEIM (B.).- La lecture et l'enfant.- Paris, R. laffont, 1983, page 51.

85.

GARANDERIE (A. de la).- Critique de la raison pédagogique .- Paris, NATHAN, 1997, page 54.

86.

BETTELHEIM (B.).- La lecture et l'enfant.- Paris, R. laffont, 1983, page 50.