3-1-1 Lire avant « l'âge » : provocation ou éventualité?

Dans la littérature française, on peut trouver des exemples. Marcel PAGNOL illustre, à sa façon, des attitudes particulières en reflétant une certaine représentation. Il fait partager le discours de sa mère, donnant ainsi un aperçu de l'idée que l'on pouvait s'en faire au début du XXéme, surtout, si celui-ci commençait avant le prétendu "âge officiel". En effet, dans le discours de la mère du petit Marcel, sachant lire "avant l'heure", un gros risque de maladie pour son enfant apparaît et la nécessité du respect de l'âge conventionnel de l'époque pour commencer cet apprentissage est mis en avant. Revenons au texte :

‘"Lorsque ma mère survint, elle me trouva au milieu des quatre instituteurs, qui avaient renvoyé leurs élèves dans la cour de récréation, et qui m'entendaient déchiffrer lentement l'histoire du Petit Poucet.... mais au lieu d'admirer cet exploit, elle pâlit, déposa ses paquets par terre, referma le livre et m'emporta dans ses bras, en disant: "Mon Dieu! Mon Dieu!..."
Sur la porte de la classe, il y avait la concierge , qui était une vieille femme corse : elle faisait des signes de croix. J'ai su plus tard que c'était elle, qui était allée chercher ma mère en l'assurant que "ces messieurs" allait me faire "éclater le cerveau"
A table, mon père affirma qu'il s'agissait de superstitions ridicules, que je n'avais fourni aucun effort, que j'avais appris à lire comme un perroquet apprend à parler, et qu'il ne s'en était pas aperçu. Ma mère ne fut pas convaincue, et de temps à autre, elle posait sa main fraîche sur mon front et me demandait :" Tu n'as pas mal à la tête?" 88

Hormis le fait que la mère redoutait ce genre d'initiative pour la santé de son enfant, il ne faisait pas bon non plus de savoir lire avant l'âge devant les enseignants. PAGNOL le souligne un peu plus loin.

‘"Elle (sa mère) ne fut rassurée que deux ans plus tard, à la fin de mon premier trimestre scolaire, quand mon institutrice lui déclara que j'étais doué d'une mémoire surprenante, mais que ma maturité d'esprit était celle d'un enfant au berceau" ’

Son institutrice, en fait, ne reconnaissait pas les capacités de l'enfant. Lorsqu'il changea d'école, le problème fut le même avec une autre institutrice.

‘"Elle apprenait patiemment leurs lettres à mes petits camarades, mais elle ne s'occupait pas de moi, parce que je lisais couramment, ce qu'elle considérait comme une inconvenance préméditée de la part de mon père. En revanche, pendant les leçons de chant, elle disait, devant toute la classe que je chantais faux, et qu'il valait mieux me taire, ce que je faisais volontiers" 89 .’

Le propos n'est pas orienté pour élaborer une critique sans fondement sur les attitudes de la mère de l'auteur et de ses enseignantes, mais plutôt de montrer qu'il s'agit là d'une certaine représentation qui devait être courante au début du siècle. Ce n'est pas là l'environnement "socio-religieux", dont on pourrait retrouver des exemples antérieurs à cette époque, qui influence directement les attitudes des individus autour du petit Marcel. C'est plutôt un bon sens qui se veut alors commun. En 1930, VYGOTSKY considérait déjà que le langage écrit comme une fonction psychique supérieure de l'être humain, demandant des capacités cognitives très importantes, au même titre que le raisonnement, la pensée verbale ou l'accès aux concepts scientifique.

Il a fallu attendre 1964, pour que Glen DOMAN bouscule d'une façon définitive les représentations de l'apprentissage de la lecture en proposant d'apprendre à lire aux très jeunes enfants avant même l'âge de deux ans. Pour lui et son équipe,

‘"La lecture est l'une des plus hautes fonctions du cerveau humain. De toutes les créatures terrestres, seul l'homme a la faculté de lire. La lecture est l'une des plus importantes fonctions de la vie, car, pratiquement, tout notre savoir repose sur notre aptitude à lire. Il est réellement surprenant qu'il nous ait fallu tant d'années pour nous apercevoir que plus jeune un enfant apprend à lire, plus cela lui est facile et mieux il lira. Les enfants sont capables de lire des mots à l'âge d'un an, des phrases à l'âge de deux ans et des livres entiers à l'âge de trois ans et cela, en y trouvant la plus grande joie." 90

Le témoignage de l'académicien cinéaste et les prises de position de l’auteur américain montrent différentes représentations de cet apprentissage. Il va sans dire que l'histoire, les connaissances accumulées au cours des siècles, les individus et leur environnement socioculturel en ont fait évoluer la représentation. Mais, malgré les travaux de Glen DOMAN (1983), et les recherches effectuées en France par Rachel COHEN (1986) il reste encore attaché "aux notions de pré-requis, préalables nécessaires à l'apprentissage de la lecture, qui conditionnent, en particulier dans notre éducation française l'entrée au cours préparatoire et donc le début de l'apprentissage de la lecture"91. Il existe donc une mouvance de cette représentation qui non seulement s'inscrit dans les actes posés à l'école par des professionnels mais a, probablement, des répercussions dans les représentations des parents. Chacun des partenaires véhicule, parfois à son insu, des représentations qui lui sont spécifiques. C'est comme si l'apprentissage de la lecture était passé d'une conception d'alphabétisation à une conception de lecturisation (FOUCAMBERT, 1976), montrant une évolution de la représentation. Conception contre laquelle J.J. ROUSSEAU s'insurgeait déjà en disant "ils retiennent des mots, des sons, des sensations, rarement des idées, ni des liaisons entre celles-ci. En fait, l'enfant lit, ne pense pas, il ne fait que lire, il ne s'instruit pas, il apprend des mots "92. Depuis ce temps, il ne s'agit plus de s'arrêter sur l'impression donnée par le mot mais sur l'idée qu'il revêt.

Il ne semble pas qu'il y ait provocation de la part de qui que ce soit lorsque d'aucuns proposent cet apprentissage avant l'âge dit officiel. Il s'agirait plutôt de la représentation que chacun s'en fait. Mais, pour mieux comprendre par la suite celles des parents, une délimitation du concept de représentation est dès à présent nécessaire.

Notes
88.

PAGNOL ( M.).- La gloire de mon père.- Paris, le livre de poche, 1957, pages 49 50.

89.

Idem pages 56 57.

90.

DOMAN ( G.).- J'apprends à lire à mon bébé, lire avant 4 ans.- RETZ, Avril 1983, page 19.

91.

COHEN (R.) dans préface DOMAN ( G).- J'apprends à lire à mon bébé, lire avant 4 ans.- RETZ, Avril 1983 page 6.

92.

ROUSSEAU (J.J.) L'Emile.