4-3 La part de l’endogène ; un modèle théorique bipolaire.

Avec PIAGET, il en va autrement. Pour lui, même si la formule est un peu rapide, le développement précède l’apprentissage. Autrement dit, tant que l'individu n'est pas assez mûr pour tel apprentissage, il ne peut l'appréhender ; il faut attendre qu'il soit développé avant d'apprendre telle ou telle notion Cette expression, un tant soit peu réductrice, du psychologue genevois a le mérite de considérer le développement comme une activité dépendant de l’intérieur de l’individu et organisant a priori l’apprentissage. Nous ne sommes plus dans l’exclusivité des rapports sociaux mécanistes, puisqu'il y a considération de la part endogène de l’individu apprenant. Ce nouveau modèle met l’accent sur les différents stades du développement cognitif 133 auxquels l’enfant accède par le jeu d’équilibrations complexes où l’assimilation des schèmes anciens et l’accommodation des nouveaux lui permettent d’élaborer sa structure cognitive de manière de plus en plus complexe. Dans ses recherches, PIAGET montre qu’il est un constructiviste pour qui "les connexions nerveuses présentent une certaine structure isomorphe à celle de la logique : la loi neurologique du tout ou rien peut en effet se traduire par une arithmétique binaire (1 et o) isomorphe à l’algèbre de BOOLE"134 L’une des tâches de l’homme pour s’adapter est donc de fabriquer des structures de compréhension du réel. C’est ainsi, que l’on reprochera à PIAGET d’avoir étudié l’enfant épistémique, n’ayant pas de vie affective, mais seulement porté par l'envie de comprendre et de savoir 135 .

A notre connaissance, dans ses recherches, il semble qu’il n’ait pas tenu compte de l’environnement et du facteur social, des interactions qui se nouent entre les différents partenaires lorsque l’enfant apprend. C’est peut-être un procès 136 d’intention à l’encontre de l’école Piagétienne dans la mesure où PIAGET lui-même déclare que "nous croyons que la vie sociale est une condition nécessaire du développement de la logique. Nous croyons donc que la vie sociale transforme l’individu en sa nature même, le faisant passer de l’état autistique à l’état de personnalité. En parlant de coopération, nous songeons donc à un processus créateur de réalités nouvelles, et non à un simple échange entre individus entièrement développés. La contrainte sociale n’est qu’une étape vers la socialisation"137. Dans ce contexte, PIAGET prend acte que des pairs apprenant ensemble s’apportent mutuellement et construisent dans l’interaction mutuelle des stratégies de compréhension de plus en plus complexe. Il se trouve bien dans une dynamique socio-constructiviste quand il affirme que la coopération des individus est "au point de départ d’une série de conditions importantes pour la constitution et le développement de la logique"138. Déjà en 1931, il synthétisera l’idée que la coopération individuelle est nécessaire à plus d’un titre pour la structuration de l’activité cognitive. En effet, il trouve "que la coopération est source de trois sortes de transformations de la pensée individuelle, toutes trois étant de nature à permettre aux individus une plus grande conscience de la raison immanente à toute activité intellectuelle. En premier lieu, la coopération est source de réflexion et de conscience de soi. Sur ce point, elle marque une inversion de sens non seulement par rapport à l’intelligence sensori-motrice propre à l’individu, mais encore par rapport à l’autorité sociale, laquelle engendre la croyance coercitive et pas la délibération vraie. En second lieu, la coopération dissocie le subjectif et l’objectif. Elle est ainsi source d’objectivité et corrige l’expérience immédiate en expérience scientifique, alors que la contrainte se borne à consolider la première en promouvant simplement l’égocentrisme au rang du sociomorphisme. En troisième lieu, la coopération est source de régulation. Par-delà la simple régularité perçue par l’individu et la règle hétéronome imposée par la contrainte, dans le domaine de la connaissance comme en morale, elle instaure la règle autonome, ou règle de pure réciprocité, facteur de pensée logique et principe du système des notions et des signes"139 Cependant, même si, pour lui "il clair qu’il faut préserver une part au facteur social dans la construction de ces structures car l’individu n’agit jamais seul mais est socialisé à des degrés divers"140, l’acquisition d’une connaissance ne peut-être le résultat d’une transmission éducative ou sociale seule.

Le développement cognitif reste un processus d’adaptation biologique, au même titre que n’importe quel mécanisme d’adaptation. Et c’est en ce sens qu’il est un constructiviste. Il semble y avoir dans l’école Piagétienne une primauté de la construction qui s'opère dans le for intérieur de l'individu. Dans ce modèle, l'enfant entre en interaction avec le monde par un apprentissage basé sur le principe de"l'assimilation/accommodation"141. Par l'assimilation, l'enfant ramène les nouvelles informations issues de son interaction avec son environnement à ce qu'il connaît déjà. Le principe d'accommodation demande de la part de l'enfant de trouver des moyens nouveaux pour une meilleure adaptation avec l'environnement. Dès lors, il élabore intrinsèquement un conflit cognitif continuel, qui lui permet d'acquérir de nouvelles connaissances par un processus simultané de déséquilibration et d'équilibration entre les informations qu'il possède déjà et les nouvelles, issues d'un apprentissage. En d'autres termes, il réorganise perpétuellement les champs de ses connaissances à l'aide de ses nouvelles découvertes. Il tisse seul une relation entre les contenus d'apprentissage et lui-même. Le tableau ci-après illustre la relation ; l'enfant découvre la lecture comme un objet de connaissance et met seul en pratique le principe "assimilation/accommodation".

Tableau N°1 Relation pédagogique bipolaire
Tableau N°1 Relation pédagogique bipolaire

Ce modèle n’est pas à exclure de notre champ de recherche car la part intrinsèque de l’enfant dans son apprentissage de l’acte lexique n'est pas à sous-estimer

Les travaux d'Emilia FERREIRO donnent les bases psycho-génétiques de l'apprentissage de la lecture en correspondance avec ce modèle. Elle décrit avec précision le développement de l'apprentissage du lire-écrire. Il n'est pas possible de faire l'impasse sur ces travaux montrant les différentes étapes de la genèse du lire-écrire. Elle demande à ce que des jeunes enfants, non-lecteurs ou débutant-lecteurs écrivent des mots ou des phrases simples (le papillon vole, le chat, etc..) et recueille par la suite ce qu'ils disent de leurs productions écrites. Ces travaux, expérimentés en langue française, italienne, catalane, espagnole, ont permis de mettre en évidence que les jeunes enfants passaient par les mêmes étapes dans leur tout début d'apprentissage de la lecture. La méthodologie expérimentale employée par les auteurs a permis de relever les conduites du sujet face à l'objet "écrit". C'est en ce sens qu'elle donne une primauté à la reconstruction active de ce savoir par l'enfant, en s'inspirant du modèle psycholinguistique du constructivisme génétique et du structuralisme linguistique. Elle élabore dans ces champs d'études respectifs une psychogenèse de la lecture et de l'écriture, ordonnant les niveaux de conceptualisation par lesquels passeraient tous les enfants, et cela même avant leurs 6 ans, âge du cours préparatoire. Ainsi, elle répertorie différents niveaux (pré-syllabique, syllabique, syllabo-alphabétique, alphabétique) sans entrer dans le débat des méthodes d'enseignement de la lecture, sans proposer réellement d'innovation, ni d'application propre. Elle éclaire le pédagogue sur la genèse du lire-écrire, qui se métamorphose sous les yeux de l'observateur attentif et offre des points de repère constructivistes et psycho-génétiques pouvant guider et améliorer les pratiques et les théories éducatives.

Cependant, en se centrant uniquement sur les interactions entre l'enfant-cognitif et l'objet de connaissance -"le lire-écrire"-, elle occulte volontairement l'environnement social alors qu'elle affirme "qu'on le veuille ou non, il s'avère que les enfants n'attendent pas d'avoir six ans et une maîtresse devant eux pour se poser des questions concernant l'écrit[...]. A mon avis, c'est comme l'acquisition du langage : un enfant de deux ans ne parle pas comme nous mais il parle, on ne lui nie pas le droit à la parole. Un enfant de trois quatre ans n'écrit pas comme nous mais il écrit. Il y a des activités d'interprétation et de production de l'écrit qui précèdent les activités de production et d'interprétation de textes propres à la lecture dans un système alphabétique»142 . Evoquer cela, c'est tout d'abord être conscient du vécu extrascolaire, ayant des incidences sur le développement de l'apprentissage de la lecture. Par ailleurs, c'est également admettre que l'enfant ne franchit pas les différents niveaux de l'apprentissage de la lecture de la même façon,"tout dépend des informations qu'il a reçues et les expériences qu'il a faites."143 On sait que l'enfant rencontre l'écrit bien avant l'école, qu'il gribouille sur le sable ou sur des feuilles de papier pour laisser une trace, sa trace, ou faire comme les grands. Il évolue avec sa propre conscience de l'écrit et de l'acte lexique. Mais qui le lui a montré ? Qui lui a donné une feuille, un crayon, un pinceau ? Qui a admiré l'œuvre de sa trace ?

L’enfant est bien acteur de son propre développement cognitif et il est bien en situation de découverte face à l'objet "lire-écrire". Cela dit, même si PIAGET attire notre attention sur les composantes sociales de l’apprentissage, il le fait, à notre connaissance, autour de la coopération entre pairs, sans l’éclairer d’un champ conceptuel. FERREIRO, quant à elle, montre qu'il y a une conscience de l'écrit qui s'élabore dans un processus ordonné en fonction de l'expérience de l'écrit qu'ont les enfants. Cela ne semble pas suffisant dans la mesure où les rôles des adultes environnant l’enfant sont primordiaux pour la construction de ses structures cognitives. Ils sont présents en permanence lors de l’édification de l’intelligence. Par conséquent, tout en conservant sa validité en terme de succession des stades de développement cognitif ou de niveau de conscientisation du lire-écrire, ce modèle bipolaire ne convient pas à la recherche menée, puisqu’il n’offre pas de place aux parents.

Notes
133.

Piaget identifie quatre stades du développement de l’enfant : – 1 de 0 à 2 ans, stade de l’intelligence sensori-motrice ; – 2 de 2 ans à 7/8 ans, stade de l’intelligence pré-opératoire ; –3 de 7/8 ans à 11 ans stade, de l’intelligence opératoire concrète ; – 4 de 11/12 ans à 15/20 ans, stade de l’intelligence formelle.

134.

PIAGET (J.) .- 6 études de Psychologie.- collection Médiations, Denoël-Gonthier, Paris, 1965, page 136.

135.

COHEN (D.) .- Piaget, une remise en question..- RETZ, 1992, 208 pages.

136.

Constantin XYPAS dans l’un de ses livres, Piaget et L’éducation , Paris, PUF, pages 36 à 45, considère que le modèle piagétien est "tripolaire et paradoxal". D’un point de vue théorique, nous ne nous permettrons pas de contester l’auteur, dans la mesure où son approche est englobée dans une perspective historique. Cependant, dans la plupart des cours dispensés à l’université ou en école supérieure, on occulte la partie coopération et socialisation de l’enfant pour aborder davantage l’enfant épistémique. "Contrairement aux idées reçues, le modèle que nous propose le psychologue genevois n’est pas bipolaire (sujet-objet) mais tripolaire. Son modèle comprend certes les opérations intellectuelles du sujet sur l’objet, mais aussi la coopération (au sens opérations conjointes du sujet avec autrui à propos de l’objet ". page 45.

137.

DAMON (W.), the social world of the child, San Francisco, Jossey-bass,1977.ALLER, (M.) Soziales Lernen und Interacktionskompetenz, Stuggart, Klett-Cotta, 1978 in le Développement Social de l’intelligence, DOISE et MUGNY, Interéditions, page 30, 1981, 199 pages.

138.

PIAGET (J.) .-La psychologie de l’intelligence.- Paris, Armand Colin, 1956, page 194.

139.

GERSEN (R.P.), DAMON,(W.), Moral understanding and children’s conduct »in W. DAMON, Ne Directions for Child Développement, San Francisco, Jossey-Bass, 1978, p 41 sq in le Développement Social de l’intelligence, DOISE et MUGNY, Interéditions, pg 30, 1981, 199 pages.

140.

PIAGET (J.) .-Six Etudes de Psychologie.- Paris, Coll. Médiations, Denoël-Gonthier, 1965, page 145.

141.

PIAGET. (J ) .- La naissance de l'intelligence chez l'enfant.- Delachaux et Niestlé, 1977, pages 10 à 14.

142.

FERREIRO (E.).- Apprentissage et pratique de la lecture à l'école.- Acte du colloque de Paris 1979, CNDP.

143.

BESSE,(J.M.),GAULMYN de (M.M.),GINET (D.) Introcuction in .-lire-écrire à l'école comment s'y apprennent-ils? Analyses des perturbations dans les processus d'apprentissages de la lecture et de l'écriture.- E. FERREIRO, M GOMEZ PALACIO, CRDP Lyon, 408 pages, page 26, 1988.