4-4 Une reconnaissance théorisée du social ; un modèle théorique tripolaire.

Il va sans dire que l’éducateur, au sens large du mot, dans son comportement et les attitudes qu’il développe donne un caractère tout à fait particulier à son enseignement. Il transmet peut-être plus ce qu’il est que ce qu’il est censé réellement transmettre (POSTIC, 1994 ). L’enfant épistémique se développe dans une relation bipolaire, tandis que l’enfant réel a besoin d’un étayage "à travers lequel l'adulte restreint la complexité de la tâche permettant à l'enfant de résoudre des problèmes qu'il ne peut accomplir seul"144. Il y a donc une dimension sociale à l’apprentissage qui est à considérer, et là les concepts piagétiens n’offrent pas un cadre théorique adéquat. La référence à VYGOTSKY est dorénavant nécessaire pour l’étude menée. Dans ses recherches, celui-ci introduit en effet la dimension sociale comme une composante au développement dans un contexte d’apprentissage. D’ailleurs, il affirme que "l’apprentissage et le développement représentent non pas deux processus indépendants mais un seul et même processus et qu’il existe entre eux des rapports complexes"145. Contrairement à l’auteur genevois qui postule un développement cognitif précédent l’apprentissage, "l’apprentissage devance toujours le développement"146 .Cette formule phare indique le caractère prépondérant de l’apprentissage, quel qu’il soit, permettant à l’enfant d’organiser sa pensée. "L’enfant acquiert certaines habiletés dans une discipline donnée avant d’apprendre à les utiliser consciemment et volontairement"147. Cela tendrait à dire que l’on peut posséder un savoir-faire relatif dans une discipline particulière sans pour cela avoir fait une étude systématique et approfondie de celle-ci. L’apprentissage de l’acte lexique pourrait donc s’entreprendre sans un apprentissage formel, tel que l’on peut l’imaginer en cours préparatoire dans nos écoles françaises. De plus "Si [..] l’on essaie de représenter symboliquement le déroulement du processus scolaire sous la forme d’une courbe et si l’on procède de même pour le développement des fonctions psychiques qui participent directement à l’apprentissage, on voit que ces deux courbes ne coïncident jamais mais font apparaître des corrélations très complexes"148. L’apprentissage ferait donc partie de la clé de voûte du développement cognitif de l’enfant où sa pensée abstraite s’élaborerait à l’occasion de toutes activités sans qu’il y ait une réelle prise de conscience de sa part. Pour l’auteur, étant donné que chaque discipline scolaire a un caractère de discipline formelle, "la base psychique requise pour l’apprentissage des différentes matières est pour une large part commune"149 . L’apprentissage va donc exercer sur les fonctions cognitives une influence beaucoup plus étendue que les limites de son cadre. L'auteur pense aussi que "l’attention volontaire, la mémoire logique, la pensée abstraite et l’imagination scientifique se développent[...] en un processus complexe unique"150. Ces trois caractéristiques donnent donc une primauté toute particulière à l’enfant en situation d’apprentissage. Sa démarche, s’appuyant notamment sur le processus dynamogène, repose également sur une conception sociale de ce dernier, dans un mouvement conduisant la pensée, du social à l’individuel.

Pour le psychologue russe, puisque les processus mentaux supérieurs sont des créations socio-historiques, la base du développement repose sur un apprentissage et sur la trame socio-historique de l’individu. Elle est médiatisée par des outils sémiotiques et n’est pas directement issue de l'organisation biologique, comme le pense PIAGET. Le social est pleinement présent sous différentes formes. A partir de ce constat, on ne peut se satisfaire de ce que l’enfant est capable de faire seul pour que l’on puisse se permettre de juger de l’avancement de son développement cognitif. En ce sens "l’état du développement ne se mesure jamais aux seuls éléments venus à maturité"151. Il ne suffit donc pas de constater ce que l’enfant sait faire seul mais ce qu’il pourrait être capable de faire s’il était aidé par un "expert". Là, résident tous les fondements du concept de Zone de Proche de Développement (Z.P.D.) 152 définit comme étant "la différence entre le niveau de résolution de problèmes sous la direction et avec l’aide d’adultes et celui atteint seul »153.

Comme le montre cette visualisation de la Zone de Proche Développement, l’intervention sociale ne sera bénéfique pour l’apprentissage et le développement cognitif de l’enfant qui si elle a lieu entre ces deux pôles.

Pour Lev Semionovitch VYGOTSKI, le rapport qu’entretiennent apprenant et "expert" est majeur pour la compréhension de l’évolution du développement cognitif à travers l’apprentissage. Tout en faisant l’éloge de PIAGET, il lui reprochera d'avoir sous-estimé le milieu social, considéré seulement comme un élément particulier de l’environnement, auquel l’enfant s’adapterait, contraint et forcé. Ainsi, "l’expert" joue pleinement un rôle d’acteur si sa présence devient une médiation possible et harmonieuse entre le sujet et l’objet de connaissance, dans un rapport dynamique."Ce que l’enfant sait faire aujourd’hui en collaboration avec quelqu’un, il sera demain en état de réaliser tout seul"154 . Nous ne sommes plus, comme précédemment, dans un cadre théorique bipolaire, où l’objet de connaissance se présente face à l’enfant. Il est substitué par un cadre théorique tripolaire, où - dans le cadre de cette recherche - le parent se trouve à jouer le rôle "d’expert". La pédagogie de la médiation se substitue à la pédagogie de la découverte. Cependant, il ne faudrait pas vouloir opposer ces deux modèles théoriques, qui sont complémentaires dans la mesure où l'enfant ou l'adulte apprenant peut se retrouver dans telle ou telle style de relation à des moments divers de leur "apprentissage/enseignement".

Tableau N°2 Relation pédagogique tripolaire
Tableau N°2 Relation pédagogique tripolaire

Quand il y a apprentissage, il n'y a pas forcément enseignement ; l'apprenant est en lien direct avec l'environnement, sans médiateur ou la médiation est trop diffuse et incertaine pour la constater. Dépassant le cadre de recherche, il est à noter qu'il peut y avoir aussi enseignement sans apprentissage. Dans un tel cas, c'est la médiation qui ne correspond pas à l'apprenant ; l'échec scolaire en est le symptôme. L'apprentissage de l’acte lexique, par tout son versant symbolique de communication, demande la présence de l'adulte. Comment s'établira-t-elle ? Dans une logique de découverte, où l'enfant apprend le code par "assimilation/accommodation", ou dans une logique de médiation, par l'adulte qui favorise au maximum les relations avec "l'environnement apprentissage de l’acte lexique" ? La médiation semble incontournable et nous partageons ce que souligne H. GILABERT lorsqu'elle écrit"l’apprentissage n'est pas une simple réplique du développement. Il est en réalité à la fois la source et le résultat du développement du sujet humain, vivant dans un milieu social et physique qui, certes, le façonne mais sur lequel il agit en retour et se construit sous l'effet de la médiation de l'adulte. Si cette médiation ne s'accomplit pas, la croissance mentale du petit ralentit, s'amoindrit, voire même s'arrête. C'est à dire à quel point l'intervention opérante de l'adulte est la condition du développement des fonctions supérieures de l'intelligence de l'enfant, auquel participe à un très haut degré l'apprentissage de la lecture"155. Dans cette perspective, on perçoit mieux le lien qui peut exister entre l'apprentissage de l’acte lexique avec ces aspects psycho-cognitifs et le contexte social dans lequel s'élabore cet apprentissage. On ne doit pas entendre contexte social dans l'acception qui prendrait en compte uniquement des variables socio-économiques. Il faut comprendre également toutes les variables (variables distales, variables proximales) 156 . Comment le parent perçoit-il l'apprentissage de l’acte lexique ? Dans une relation pédagogique bipolaire, où son implication ne se résout qu'à accompagner le développement de l'enfant ? Dans une relation pédagogique tripolaire, où l'accompagnement se transforme en médiation ? Ces questions semblent primordiales, dans la mesure où les rapports symboliques aux contenus d'enseignement peuvent être totalement différents. Dans le cas d'une relation bipolaire, l'accent est porté sur la recherche de connaissances. Dans la seconde, non seulement la recherche de connaissances est importante mais elle est parrainée par la médiation du contact social. Nous percevons peut-être mieux l'intérêt qu'il y avait d'interroger le parent sur ses propres représentations, dans la mesure où il est lui-même porteur d'une théorie implicite de l'apprentissage. Est-elle, pour lui, basée sur la découverte ou sur la médiation ? Le tableau 157 des différentes tendances typologiques en a déjà précédemment donné un aperçu

Notes
144.

BRUNER (J).- Le développement de l'enfant, savoir dire savoir faire.- Paris, PUF, mars 1991, page 288.

145.

VYGOTSKY (L.V.).- Pensée et Langage.- Terrains, Messidor -Editions Sociales, 1985 page 258.

146.

Op. Cit. page 266.

147.

Op. Cit. page 266.

148.

Op. Cit. page 266.

149.

Op. Cit. page 269.

150.

Op. Cit. page 269.

151.

Op. Cit. page 269.

152.

Op. Cit. page 269. Suivant les traductions on peut trouver "Zone Proximale de développement" ou "Zone de Prochain Développement".

153.

SCHNEULY (B.) et BRONCKART ( J.P.).- Vygotski aujourd’hui.- Delachaux et Niestlé.

154.

VYGOTSKY .- Pensée et Langage.- Terrains, Messidor-Editions Sociales, 1985 page 270.

155.

GILABERT (H.) .- Apprendre à lire en maternelle.- Paris, E.S.F. 1992 page 47.

156.

Cf. chapitre 8

157.

Cf. chapitre 3 Famille/école, une cohabitation en devenir.