4-5 Un apprentissage médiatisé.

Parler de médiation, prendre en compte les valeurs sociales dans le développement des structures cognitives du sujet, c’est se référer non seulement à VYGOTSKY mais également à BRUNER, pour qui "la culture (et non la biologie) donne forme à la vie et à l’esprit de l’homme, qu'elle donne signification à son action en situant l’intentionnalité qui la sous-tend dans un système interprétatif précis"158 . Et, comme pour VYGOTSKY, les interactions sociales sont décisives, car l’enfant est d’abord un être social et culturel avant même de s’individualiser. Cette conception s’oppose à celle de PIAGET pour qui le langage est d’abord égocentrique pour devenir socialisé. "PIAGET va trop loin, dira VYGOTSKY, lorsqu’il affirme que pendant toute la petite enfance jusqu’à sept ans, l’enfant parle de manière plus égocentrique que sociale et que c’est seulement au-delà de cette limite d’âge que prédomine la fonction sociale de la parole. Cette erreur est due à ce que PIAGET ne tient pas assez compte de la situation sociale. Que le langage de l’enfant soit plus égocentrique ou plus social dépend non seulement de l’âge mais aussi des conditions ambiantes dans lequel il se trouve...[...] l’enfant a tant à souhaiter et à demander pour ses besoins pratiques et spirituels, tant à questionner et à entendre que l’aspiration à comprendre et à être compris, donc à un langage plus socialisé, doit jouer un grand rôle dès les toutes premières années"159. L’enfant est donc contraint, en quelque sorte, à une pratique sociale. Jérôme BRUNER partage cette conviction ; pour lui, l’enfant pénètre d’emblée dans la vie sociale tout en étant capable d’abstraction. On le voit à l’expérimentation dans les jeux de scénarios de cache-cache. Il se trouve capable également d’inversions de rôles. L’enfant est immédiatement chercheur de significations sociales et, en cherchant, il se cherche, il se structure, tant sur le plan affectif, cognitif que social. "Il ne s’introduit pas dans la vie de son groupe comme un ensemble particulier et autistique de processus primaires. Il participe d’emblée à un vaste processus public où se négocient publiquement des significations. Et ces significations ne sont à son avantage aussi longtemps qu’il ne parvient pas à les faire partager par les autres"160. Cette évolution, il ne la fait pas seul, il est aidé par l’adulte ou, plus précisément, le parent, qui va l'introduire à sa manière dans la culture. BRUNER attribue donc à l’environnement social et au langage, étant l’outil mental, une importance pour le développement des structures cognitives. Même s’il partage avec PIAGETune approche cognitive du développement, il affirme que la structuration de l’intelligence s’élabore par l’action de l’individu, c’est à dire par un apprentissage médiatisé par l’adulte. " Il nous semble toutefois que la nouveauté la plus importante, c'est l'introduction au cœur de ces processus de la médiation d'autrui : c'est autrui - en particulier l'adulte éducateur (pour la présente recherche, le parent) qui assure le monitorat de l'attention, les conditions pratiques de la réussite et la protection nécessaire pour que le jeu puisse remplir ses fonctions de modularisation"161

A partir du cadre théorique insérant la participation d'un tiers "expert" dans l'apprentissage de l'acte lexique, l'esquisse d'une définition de ce dernier, alliant à fois le "parent", le livre et l'enfant, devient possible. L'émergence de "l'apprendre à lire" est définissable en tenant compte de cette tripolarité. Il devient alors processus intégré dans la vie de l'enfant, par le parent qui médiatise l'acte de lire par des "gestes" 162 en convergence avec l'acte lexique. L’enfant, en contact des signes et des supports psychos et sociolinguistiques, apprend leurs significations lorsqu'il adhère, implicitement mais aussi pleinement, à ce projet spécifique. Il accédera aux différents niveaux de conceptualisation décrits par FERREIRO. Il se l'appropriera s’il y trouve de quoi agrandir son capital socio-affectif et cognitif. "L’expert", quant à lui, veillera, au déroulement des acquisitions en tenant compte constamment et continûment, du niveau de proche développement (Z.P.D.) de l’enfant dans ses compétences, ses besoins et ses envies lectorales. Tout cela se passe, bien sûr, dans la simplicité du quotidien et du bon sens commun. Nul n'a besoin d'une formation en psychologie cognitive pour montrer et initier l'enfant à l'acte lexique. Les "gestes" de médiation décrits dans le chapitre 7 donnent des indications, que d'aucuns peuvent concevoir comme émanant du bon sens. Faire converger des éléments théoriques avec des pratiques usitées dans les familles permettent de mieux en comprendre les enjeux .

Notes
158.

BRUNER ( J.) .- Car la culture donne forme à l’esprit ; de la révolution cognitive à la psychologie culturelle.- Coll. Psychologie, Paris, ESHEL, , 1990 page 28.

159.

VYGOTSKY.- Pensée et Langage.- Terrains Messidor-EditionsSociales, 1985 page 98.

160.

BRUNER,( J.).- Car la culture donne forme à l’esprit ; de la révolution cognitive à la psychologie culturelle.- Coll Psychologie, ESHEL, PARIS, 1990 page 28.

161.

BRUNER (J).- Le développement de l'enfant, savoir dire savoir faire.- PUF, Paris , mars 1991, page 26.

162.

Cf. chapitre précédent traitant de la médiation.