5-1 Le poids de l'histoire ; L'oralisation, passage obligé.

On peut tout d'abord se poser la question de savoir ce que lire veut dire. "Savoir lire, écrit Gaston MIALARET, c'est être capable de transformer un message écrit en un message sonore suivant certaines lois bien précises, c'est comprendre le contenu du message écrit, c'est être capable de le juger et d'en apprécier la valeur esthétique"165 . L'ordonnancement d'une telle définition donne la primauté à une conception oralisante. En d'autres termes, il faut oraliser (lire à haute voix) le message écrit pour en comprendre le sens et en faire une analyse critique. Elle apporte tout de même une certaine modernité, en y incluant la compréhension et le sens critique, ce qui n'était pas forcément le cas au XVII ème. En effet F. FURET et J. OZOUF rapportent que "chaque opération (lire écrire et compter) est difficile et toujours préalable à la suivante... D'abord lire ; mais là encore, les étapes sont nombreuses. La méthode qui consiste à syllaber d'emblée toutes les consonnes à l'aide d'une voyelle commence à se répandre et lentement, que vers la fin du siècle... L'Escole Paroissiale commence encore par la connaissance des lettres de l'alphabet, avant leur assemblage pour en faire des syllabes. cet apprentissage syllabique se fait dans un livre imprimé en gros caractère, et qui comprend l'Ave, le Pater, le Credo, le Confiteor, le Bénédicite; quand les enfants commencent à épeler pour former des mots, c'est dans un autre livre, composé du Magnificat, du Nunc Dimittis, du Salve Regina, des sept psaumes, des litanies des saints. Bref, ils apprennent d'abord à lire en latin"166. Les enfants apprenaient donc à lire dans des textes très orientés religieusement puisque l'apprentissage de la lecture avait notamment comme finalité sociale de dire des prières ou de répondre à la messe. Bien que la langue française soit pourtant officialisée comme langue nationale depuis un édit 167 de François I (roi de France de 1515 à 1547), les auteurs de tels manuels ne s'embarrassent pas des aspects réels des deux langues, en défendant que cet apprentissage du latin était un préalable scolaire indispensable à l'apprentissage du français. Ils argumentent leurs positions pédagogiques en évoquant le fait que la langue latine est la matrice de la langue française. Ici, nous avons affaire à une représentation de l'apprentissage de la lecture puisant ses argumentations théoriques uniquement dans la culture religieuse de l'époque. Le mot dit avait une signification uniquement pour celui qui comprenait le latin. Qu'importe si l'enfant ne comprenait pas ce qu'il lisait, l'essentiel était dans la proclamation. Il faudra attendre les innovations des pédagogues de l'école de Port Royal (1637-1660) et de Saint Jean Baptiste de la Salle (1651-1719) pour voir apparaître les premières leçons d'apprentissage de la lecture du Français. Nous ne pouvons nier que la langue française soit issue en partie du latin mais toutes deux n'ont pas les mêmes fonctionnements lexicaux dans la mesure où il n'y a pas toujours correspondance de syllabe entre les deux langues. En effet, chaque lettre d'un mot en latin se prononce ; c'est loin d'être le cas pour la langue française. On peut également ajouter qu'il y a une différence dans une même langue entre les deux supports oral et écrit." L'adéquation entre écriture et langue parlée cesse dès lors de jouer le rôle dominant... Certes l'écriture n'a pas cessé de représenter des phonèmes et le code graphique d'aujourd'hui se laisse décrire en termes clairs. Mais l'autonomie de la langue écrite n'en est pas moins un fait acquis : elle fonctionne désormais pour elle-même... Relevant d'un système linguistique propre, l'énoncé écrit diffère toujours plus ou moins de l'énoncé oral correspondant"168.

Chez les grecs, on retrouve couramment cette proclamation ou oralisation d'un texte."La façon normale de publier un livre était de le lire en public, ce que faisait l'auteur et ensuite les lecteurs ou les comédiens professionnels. La récitation publique est restée la méthode d'édition la plus courante longtemps après que les livres et la lecture se sont répandus"169. La pratique de la lecture était d'abord diction d'un texte à un public par l'oral dans un but commercial ou de partage. Les romains avaient également ce genre de pratiques." Tacite raconte que les auteurs devaient eux-mêmes louer une maison et des sièges, et solliciter personnellement leur public ; et Juvénal se plaint d'un homme riche qui avait prêté une maison vide et envoyé, pour former l'auditoire, ses affranchis et ses clients pauvres, mais qui n'avait pas voulu payer le prix des sièges"170 . Cette anecdote rapportée par Frédérick KENYON a quelque chose de tout à fait contemporain ; pour faire entendre sa chanson ou son discours, les auteurs louent aujourd'hui encore des salles. Pendant longtemps, la lecture restera essentiellement orale, et le moyen âge considérera les paroles comme une "nourriture" spirituelle venant du divin. On est loin de la lecture dite silencieuse, où le lecteur est seul avec l'écrit, seul avec l'auteur. Lecture silencieuse et lecture orale n'ont pas du tout la même implication au regard du texte à lire. Un lecteur du Moyen Age lisant essentiellement des textes philosophiques ou théologiques de son époque avait une vocation à transmettre à d'autres les pensées d'auteurs autorisés. Alain de LIBERA montre le rapport qui rapprochait les rayons cosmiques des étoiles, ondes venant de Dieu, et la parole, qui pouvait être assimilé au rayonnement divin." l'idée d'une efficacité radiale de la parole permettait de donner un statut scientifique, quasi-matérialiste, à la magie, mais par un choc en retour, elle autorisait aussi une interprétation magico-astrologique des sacrements chrétiens exercés par ou dans un acte de langage "171 De même, DOM JEAN LECLERQ rapporte "qu'au moyen âge, comme dans l'antiquité, on lit normalement, non pas comme aujourd'hui principalement avec ses yeux, mais avec ses lèvres, en prononçant ce qu'on voit, en parlant, et avec ses oreilles, en écoutant les paroles qu'on prononce..."172

La matière des supports de l'écrit (pierre, cire, tablette, papyrus, parchemin, etc.) n'offrait pas la souplesse d'utilisation du papier que nous utilisons aujourd'hui et ainsi limitait par leur encombrement et leur fragilité, leurs déplacements et leurs duplications. L'organisation des signes, quant à elle, (absence de ponctuation, de blanc entre les mots, d'illustrations etc..) caractérisait ces écrits, qui ne donnaient pas de repos à l'œil ; la structure compacte des textes favorisait peut-être davantage sa diction. Ce n'est que vers la fin du premier millénaire que le livre commençait à apparaître.

Schéma inspiré d'après les travaux de F. RICHAUDEAU et All
Schéma inspiré d'après les travaux de F. RICHAUDEAU et All RICHAUDEAU (F.).- La méthode complète, la lecture rapide.- Savoir communiquer, RETZ, 1993, pages 34-35.

Là, les illustrations, les enluminures des textes firent leur apparition, donnant aux lecteurs plus d'intimité avec ceux-ci. Là où autrefois, ils étaient proclamés, cette fois-ci ils sont chuchotés, subvocalisés. Le schéma ci-dessus illustre, par ces différentes phases du traitement des signes écrits, cette conception oralisante ou subvocalisante de la lecture, telle qu'on pouvait la pratiquer dans le monde gréco-romain et au moyen âge. Il est à noter, dans le schéma précédent, que le récepteur (lecteur) peut être également l'émetteur (auditeur). Dans ce cas, il se lit à lui-même en subvocalisant. Même si la lecture du Moyen Age était essentiellement employée sur le mode de l'oralisation, la lecture silencieuse se pratiquait néanmoins. Saint AUGUSTIN, par exemple, est en admiration devant le silence d'Ambroise. Voici ce qu’il dit : "quand il lisait, ses yeux couraient sur les pages et le cœur creusait le sens tandis que la voix et la langue restaient au repos […]. Nous l’avons vu lire aussi en silence et jamais autrement ; et nous restions assis longtemps sans rien dire – qui eût osé importuner un homme aussi absorbé ?."174

A partir de ces quelques exemples tirés de l'histoire occidentale, deux composantes sont présentes. L'apprentissage s'opère par la connaissance du mécanisme additif des signes ayant une correspondance phonie-graphique (une lettre est assimilée à un son et vice versa). La communication des écrits s'effectue par l'oralisation du texte écrit. Ces deux composantes ont des répercussions sur les conceptions théoriques et les représentations de l'apprentissage/enseignement de la lecture dans notre monde contemporain. Faut-il, pour les débutants lecteurs, commencer l'apprentissage à partir de la lettre, de la syllabe, du mot ou construire d'emblée du sens ? Quelle place doit-on donner à la lecture à haute voix ? Comment est perçue la subvocalisation ? Autant de questions qui demandent à être traitées pour mieux comprendre les représentations que les parents se font de l'apprentissage de la lecture.

Notes
165.

MIALARET (G.) .- L'apprentissage de la lecture.- P.U.F., Paris, 1968, page 3.

166.

FURET, (F.) et OZOUF, (J.).-Lire et écrire, l'alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry.- Edition de Minuit, 1977, page 89.

167.

L'édit de Villers-Cotterêts en 1539 prescrit l'emploi du français pour tous les textes administratifs, actes officiels décrets et loi . Cf. WALTER H..- Le français dans tous les sens.- Paris, Robert Laffont, 1988.

168.

BLANCHE-BENVENISTE, (C.) et CHERVEL, (A.) .- L'orthographe.- Paris, 1969, Librairie MASPERO, page 81.

169.

HADAS (M.) .- Ancilla to classical learning.- in La galaxie Gutemberg, MAC LUHAN (M.), Gallimard, Coll. Idées, Paris 1977, page 166.

170.

KENYON (F.).- Books and readers in Ancient Greece and Rome.- in La galaxie Gutemberg, MAC LUHAN (M.), Gallimard, Coll. Idées, Paris 1977, page 166.

171.

LIBERA de (A.).- Penser au Moyen Age.- Collect. Chemin de pensée, Mai 1991, page 266.

172.

LECLERQ (D.J.).- L'amour des lettres et le désir de Dieu, initiation aux auteurs du Moyen Age .- PARIS : les éditions du Cerf, 3 éme édition, 1990 chapitre V, pages 70-87

173.

RICHAUDEAU (F.).- La méthode complète, la lecture rapide.- Savoir communiquer, RETZ, 1993, pages 34-35.

174.

Saint AUGUSTIN.- les confessions.- (VI, III, 3).6 Livres de I-VII, 2 éme série : Dieu et son œuvre, Etudes Augustiniennes, Edition de M.SKUDELLA, 1992. Page 523. Sed cum legebat, oculi ducebantur per paginas et cor intellectum rimabatur, uose autem et lingua priescebant. […] Sic eum legentum uidinus tacite et aliter numquam sedendesque in diuturno silentio –qui enim tam intendo esse oneri auderet ? page 522