a) la méthode syllabique.

La méthode syllabique consiste à aller du plus simple élément au plus complexe. Elle opère au fur et à mesure de l'apprentissage de la lecture une synthèse puisqu'il s'agit, pour l'apprenant d'intégrer, des unités linguistiques de plus en plus complexes (de la lettre à la syllabe, de la syllabe au mot, du mot à la phrase, etc.). On dira qu'elle est une approche synthétique, parce qu'elle opère une synthèse en assemblant tous les éléments les uns après les autres. Comme nous l'avons vu précédemment, elle a son origine dans l'Antiquité et il fallait à un jeune lecteur plusieurs années pour lire intégralement un petit texte. Ce n'est qu'après 8 à 10 ans d'études de lecture qu'il atteignait l'équivalent d'une fin d'école primaire aujourd'hui (DENNARD, D 1981). Il fallait "diviser les difficultés en autant de parcelles qu'il se pourrait par les plus simples et les plus aisées à connaître..., refuser systématiquement à l'apprenti l'assistance du contexte et le contraindre ainsi à résoudre les difficultés une à une"175. L'apprentissage de la lecture reste totalement décontextualisé de l'environnement du jeune lecteur puisque seul le signe graphique est porteur de sens. Il le sera à partir du moment où il l'associera à un son. Ainsi, la correspondance phonie/graphie est le passage obligé pour la compréhension du texte. La maîtrise du code restait la seule préoccupation des enseignants pratiquant ce genre de méthode utilisée aujourd'hui encore dans certaines classes.

Pour cette approche spécifique, l'enseignant organise donc sa progression pédagogique en tenant compte tout d'abord du plus petit élément linguistique en vue d'atteindre le plus complexe. La correspondance phonie-graphie en sera le passage obligé, où le signe linguistique est le seul porteur de sens. La parole, quant à elle, par la lecture à haute voix, permettra cette compréhension (cf. schéma synoptique précédent). L'enseignant aura pour tâche de présenter à l'enfant successivement les différents signes graphiques et de montrer le mécanismes linguistiques. L'apprenant, quant à lui, devra faire preuve d'allégeance vis à vis de son maître et associera comme on le lui demandera les différentes unités linguistiques, de façon à construire des mots puis des phrases.

Plusieurs réserves peuvent être émises. Tout d'abord la correspondance phonie/graphie n'est pas toujours aussi stable dans la langue française qu'elle n'y paraît. En effet, pour prendre seulement un exemple, dans le mot "vent" comportant quatre lettres, se prononce phonétiquement /vâ/, ce qui ne représente que deux sons. La lettre "g", pour ne citer qu'elle, a deux statuts phonétiques en fonction de sa cohabitation avec la voyelle qui la suit - ge /je/ gu /g/ ga /ga/ gi /ji/...- L'association des lettres "ent" n'a pas toujours la correspondance phonique /â/. Dans l'exemple couramment cité "les poules du couvent couvent", il est nécessaire que le lecteur ait d'autres connaissances que de savoir combiner les lettres entre elle pour comprendre le sens réel de cette phrase. Dans ce cas précis, la compréhension du texte ne passe pas seulement par une bonne maîtrise du code.

Notre langue orale se superpose à la langue écrite mais elles se ne ressemblent pas. Chacune d'entre eux médiatise à sa façon le message transmis. Combien de lettres inutiles jalonnent notre langue écrite, témoins de sa propre histoire. Par exemple, le "s" de l'adjectif "plusieurs" ne s'entend pas, mais son absence choquerait à l'écrit. Le "p" de l'adverbe "trop" également. Ces petites lettres servent parfois d'indice pour la constitution de famille de mots ( hasar d hasar d er) etc. Inutiles à l'oral parce qu’imperceptibles, elles sont autant de signes utiles à la reconnaissance des mots. Les sons oralisés correctement les uns à la suite des autres conformément au texte écrit ne sont pas gage d'une compréhension du texte lu à haute voix. Beaucoup d'enseignants se rendent compte qu'un bon lecteur lisant un texte à haute voix ne comprend pas forcément son texte malgré une diction irréprochable. De même, des élèves faibles en lecture peuvent mieux maîtriser certaines habiletés isolées que des élèves sans difficultés particulières 176 (ALWERGER et al, 1987). Par conséquent, le sens ne se construit pas seulement avec le son émis ou la construction mécanique grapho-phonologique.

Cette approche trouve sa justification théorique dans le principe même de la double articulation. En effet, la langue peut être découpée en unités significatives appelées "monèmes", auxquelles MARTINET 177 attribue la définition de "plus petit segment du discours auquel on peut attribuer un sens" (première articulation).Décomposés en unités encore plus petites, le phonème apparaît comme n'étant pas une unité significative. Le principe de la seconde articulation s'appuie sur le faitqu'avec des unités aucunement significatives (phonèmes), l'homme construit par son langage des monèmes. Autrement dit, avec des signes sonores dénués de sens assemblés les uns autres, l'homme élabore des unités de sens significatives. Il peut ainsi réaliser, à l'infini, avec toutes les combinaisons possibles, autant de messages qu'il désire. Lexèmes, morphèmes, syntagmes seront construits en fonction de la communication à établir par le langage. Cette conception linguistique suggère qu'une bonne connaissance du système graphophonétique est nécessaire à la construction du sens du message écrit. L'unité principale se trouve par sa transposition à l'écrit, dans le graphème image en tout point pareil du phonème à l'oral. Cependant, ce qui est vrai à l'oral ne peut pas être ipso facto transféré à l'écrit. "Le phonème n'est pas une unité de la langue écrite. L'écriture est une tentative de représentation graphique de la chaîne parlée qui, pour toutes sortes de raison, est le plus souvent inadéquate et donc trompeuse"178 . On peut donc douter que l'accès au sens du texte soit la seule résultante d'une bonne maîtrise des aspects grapho-phonologiques de notre langue. Cette conception reste cependant encore aujourd'hui majeure chez certains auteurs. P. LECOCQ 179 fait état de travaux anglo-saxons (EHRI, 1989 ; Hohn et EHRI, 1983) cherchant à démontrer que le principe alphabétique est essentiel pour la maîtrise de l'acte lexique." L'idée est de mettre les enfants directement en présence des lettres, leurs noms et leurs sons ; ils pourront associer des mots qu'ils mettront en mémoire".

La méthode syllabique, en posant ces deux postulats, - la lecture ne s'acquiert que par une progression allant de l'unité la plus simple à la complexité de la structure des mots et des phrases, la correspondance graphophonétique est essentielle à l'appropriation de la lecture - considère l'acte de lire comme un modèle séquentiel et linéaire, hiérarchisant les habiletés (IRWIN, 1986) 180 du lecteur en sous-habiletés. C'est la raison pour laquelle on mettait beaucoup d'énergie à développer l'habileté du déchiffrement car on pensait qu'elle était majeure dans la compréhension des textes. Par conséquent, ces derniers, servant à la pédagogie, n'avaient, pas beaucoup d'importance. Le test psychométrique de lecture de "l'alouette" 181 en est d'ailleurs un fameux exemple. On y trouve des structures compliquées avec accumulations de compléments, des inversions, des groupes de mots décalés, des fausses répétitions, des constructions impossibles ("le printemps a nids au bois") etc. Ce genre de test tente de traduire la maîtrise phonologique de l'enfant ; l'écrit, dans ce cas précis, en tant que support de sens n'est pas la priorité.

La langue écrite avec tous les ingrédients qui la caractérisent par la diversité des supports psycho-socio-linguistiques, des caractères, des polices utilisées est intraduisible à l'oral. Les annonceurs publicitaires utilisent souvent tous les artifices visuels pour attirer l'œil ; il n'y a aucune comparaison possible avec l'oral. Toutes deux fonctionnent sur des registres différents et ne sont pas le miroir de l'une ou de l'autre, permettant à l'une d'être subordonnée à l'autre. Cependant, ignorer que la langue est alphabétique et ignorer qu'il y a bien des structures grapho-phonétiques, ce serait à notre sens une erreur pédagogique. Même si la lecture-déchiffrement n'est qu'une infime partie de la lecture, elle peut être utilisée.

Dans la mesure où cette conception ne s'attache qu'à conditionner un individu à un code sans tenir compte des éléments annexes qui s’y rattachent (le contexte de signification du texte, les images, le contexte d'énonciation etc.) force est de constater qu'elle s'apparente à un modèle béhavioriste. Il s'agit de faire assimiler un apprentissage par conditionnement et répétition ; la lettre P avec un A fait /PA/, la lettre B et A font etc. L'accumulation de mécanismes linguistiques dictés par l'enseignant et maîtrisés simultanément par l'apprenant garantit peu ou prou à ce dernier l'accès au code. Tout se passe en dehors de l'enfant. Il doit faire "rentrer dans sa tête" le code grapho-phonologique sans se poser de question. Malgré lui, Il devient acteur passif. Et son échec éventuel sera considéré comme un manque de maturité ou d'intérêt. Chez certains parents, cette conception peut rester bien ancrée. L'apprentissage de la lecture est réduit à la construction quasi mécanique de signes dictés par "l'autorité enseignante ".

Notes
175.

BELLANGER, (L.).- Les méthodes de lectures.- Paris, P.U.F., 1985, 3ème édition, page 62.

176.

ALWERGER, (B) EDELSKY, (C.) et FLORES, (B.).- "Whole Language/ What's New".- The reading Teacher, vol 41, N°2, pages 144-146.

177.

MARTINET, (A.).- Eléments de linguistique Générale.-. Paris, Armand Colin, 1969.

178.

YAGUELLO, (M.).- Alice au pays du langage, pour comprendre la linguistique.- Seuil, 1981, page 72.

179.

LECOCQ, (P.) .- La lecture, Processus, Apprentissages, Troubles,.- Presse Universitaire de Lille, 1992, page 160.

180.

IRWIN,( J.).- Teaching reading compréhension processes.- Englood, New Jersey; Prentice-hall, 1986.

181.

LEFAVRAIS, (P.).- Test de l'Alouette.- Paris, Edition du Centre de Psychologie Appliquée, 1967