b) La méthode globale.

La méthode globale plonge ses origines dans un passé beaucoup plus récent que la méthode syllabique. Elle s'oppose à cette dernière dans la mesure où l'élément significatif n'est plus la lettre mais le mot, que l'enfant va d'abord apprendre par sa forme, pour en faire, par étapes successives, une analyse plus spécifique. C'est en ce sens qu'elle a une approche analytique.

Les premières bases de cette technique remontent au XVIIIème, lorsque l'abbé de RADONVILLIERS s'oppose avec véhémence à la méthode syllabique, largement utilisée dans les écoles française de l'époque. " On épuise le peu d'attention dont ils sont capables à leur faire assembler des syllabes et on exige que par un raisonnement dont ils sont très incapables, ils concluent de la réunion des syllabes, le son du mot."182 Pour lui, il est nécessaire de présenter aux enfants un savoir-faire lui permettant de dépasser la syllabation, qui est la résultante de la décomposition systématique des mots. Un de ses contemporains, en 1787, Nicolas ADAM, proposa une technique d'apprentissage de la lecture par la reconnaissance des mots globalement. Il publie d'ailleurs un ouvrage intitulé "vraie manière d'apprendre une langue quelconque" où il expose sa méthode. "Eloignez d'eux les alphabets et tous les livres de français et latins, amusez les avec des mots entiers à leur portée, qu'ils retiendront bien plus aisément que toutes les lettres et les syllabes imprimés [...]. Votre jeune élève mettra moins de temps à savoir ces six mots : papa, maman, mon, ma, frère, sœur, qu'il n'en aurait fallu pour le rendre capable de distinguer sûrement un a d'avec un b ou un c"183Ces deux pionniers de la méthode globale sont guidés par une intuition très forte, que l'on retrouvera dans les dernières méthodes d'apprentissage contemporaines. Il s'agissait déjà pour eux de donner aux enfants de la vie à l'écrit en faisant reconnaître les mots connus phonologiquement, sans passer par le découpage mécaniste préconisé par les méthodes de l'époque.

A la fin du XIXème, Ovide DECROLY (1871-1932), médecin et pédagogue passe, comme Henri WALLON (1879-1962), de la pédagogie d'enfants inadaptés 184 à la pédagogie pour tous. Son souci majeur est de se préoccuper aussi bien de l'aspect intellectuel qu'affectif de l'enfant, tout en le considérant dans sa globalité. La justification psychologique se trouve dans la théorie de la psychologie de la forme ou gestalt-théorie 185 , reposant sur la fonction de globalisation. Se rattachant à ce courant théorique, le médecin belge pense que l'enfant a une perception globale et confuse, dont il n'arrive pas à distinguer les éléments hétérogènes. Cette perception particulière et globalisante de l'enfant a été remarquée par CLAPAREDE 186 , qui l'a nommée perception syncrétique. Jean PIAGET, à son tour, prendra part au débat en déclarant que "la perception syncrétique exclut donc l'analyse mais diffère d'autre part de nos schémas d'ensemble en ce qu'elle est plus riche et plus confuse qu'eux. C'est grâce à l'existence de ce phénomène du syncrétisme de la perception que DECROLY a réussi à apprendre à lire aux enfants par la méthode "globale", c'est à dire en leur apprenant à reconnaître les mots avant les lettres, en procédant donc, selon la voie naturelle du syncrétisme à l'analyse et à la synthèse combinées et non de l'analyse à la synthèse"187 . Dans ce cas, DECROLY s'oppose au système mécaniste ou atomiste de l'apprentissage de la lecture, basé sur une conception d'association de lettres pour former des syllabes puis, par la suite, des mots. L'enfant, pour l'auteur, ne peut apprendre à lire qu'à partir d'une démarche globale. En ce sens, on lui proposera, en partant de situations vécues ou d'une gravure, une phrase dont il identifiera les mots-clefs et les mots-outils (articles, auxiliaires, préposition). Par un système de classement et de tri, il décomposera le mot en syllabes puis en lettres. Puis viendra la reconstruction, à partir des mots et des phrases qu'il aura acquis auparavant. Ainsi, par un système de déconstruction et de reconstruction, il acquiert la langue écrite. "La méthode que nous employons en application même des principes qui sont à la base de cette psychologie part de l'idée, intéressante et vivante exprimé par la phrase et le mot, pour aboutir au moment voulu par l'analyse, à la syllabe et à la lettre et finalement par la synthèse à la reconstitution de nouveaux mots. C'est aussi par le jeu que nous amenons l'enfant à prendre intérêt aux leçons de lecture et nous nous servons des mots qui expriment les choses qu'il aime."188

Dans le même état d'esprit, Célestin FREINET abandonne le syllabaire de la méthode BOSCHER du début du siècle (1ére édition 1913) pour travailler avec et sur le discours vivant des enfants. Il reprend à son actif les travaux de DECROLY car il pense lui aussi que l'élève ne part jamais d'éléments apparemment simples et, comme lui, demande à ce qu'on le plonge dans le grand livre de la nature, c'est la seule manière de le préparer à mieux comprendre le monde et les autres. Quand l'enfant parle, il n'analyse pas le mot, il le sent dans son ensemble comme une unité propre aussi bien à l'oral qu'à l'écrit. En partant de la vie de tous les jours, l'instituteur de Bar-sur-Loup va prendre les mots des rues, la vie quotidienne et en faire une étude systématique par une démarche globale. Tout devient occasion de lire ou de travailler avec l'écrit : le compte rendu de la visite du forgeron, la fête de la famille, la découverte d'une chenille dans la rosée du matin, etc. Tout servira de support à une analyse plus systématique. Par le biais de l'imprimerie, la correspondance scolaire, les enfants construiront du sens à leur lecture. "C'est en s'exprimant qu'on apprend à s'exprimer à prendre conscience de soi, à affirmer sa personnalité"189 L'apprentissage de la lecture ne doit pas être déconnecté de la vie de l'enfant. Et lorsqu'il y aura les grandes controverses entre les méthodes, FREINET réaffirmera qu'il ne faut surtout pas dissocier la technique d'apprentissage de la signification affective et cognitive que les enfants ont projetée dans l'acte de lire. "L'école a pris dans la méthode globale, la mécanique mais elle a oublié la vie"190

La méthode globale sera-t-elle vraiment appliquée en France ? Ses initiateurs, malgré l'élan qu'ils ont su faire partager à de nombreux enseignants n'ont pas forcément réussi à faire émerger un modèle paraissant non seulement innovateur mais reposant sur des critères scientifiques confirmés par des psychologues tels que PIAGET et CLAPAREDE. Cette méthode, ne comprenant pas seulement les aspects lectoraux, prend en compte également l'enfant, qui expérimente, qui tâtonne, qui expose, qui invente. Cette conception 191 le prend en compte dans ce qu'il est. La tradition scolaire, plus scolastique, refusera, du moins en partie, ces innovations, plus par tradition que par conviction scientifique et philosophique.

Notes
182.

RADONVILLIERS de ( abbé) .- de la manière d'apprendre les langues.- Paris, 1768 in L'apprentissage de la lecture par la méthode globale, R. DOTTRENS et E.MARGAIRAZ, Edition Delachaux et Niestlé S.A. 2ème édition, pp 10 11

183.

Op. Cit.. page 12-13.

184.

BESSE (J.).-DECROLY .- Grands Educateurs, Privat, 1982, Notamment le chapitre II pp 43-67.

185.

Decroly se rend compte que l'idée de globalisation ou de perception syncrétique se rapproche nettement du terme de schématisme de Revault d'Alonnes qui emprunte ce terme à Kant, que les allemands sous le nom de strukturgestalt ou ganzheit-phénomen. In le rôle du phénomène de globalisation dans l'enseignement 'bulletin SO. Roy. SC. Nat et Méd. pp 65-79, 1926.

186.

CLAPAREDE.- Psychologie de l'enfant et pédagogie expérimentale.- Kündig, Genève 1916, 5ème édition.

187.

PIAGET, (J.).- Le langage et la pensée.- Neuchatel, Delachaux et Niestlé, 5ème Edition , 1952, page 134.

188.

DECROLY, (O.).- L'initiation à l'activité intellectuelle et motrice par les jeux éducatifs, contribution à la pédagogie des jeunes enfants et des irréguliers.- 6ème Edition, Delachaux, Niestlé, 1950 page 140.

189.

FREINET, (E.).-Naissance d'une Pédagogie populaire.- Maspero.

190.

FREINET,(C.).- la méthode naturelle.- TOME 1 Apprentissage de la langue, Paris, Delachaux et Niestlé, 1968, page 139.

191.

" Il ne s'agit pas, on le voit, de se jeter aveuglément d'une mode de lecture dans une autre. La forme d'ailleurs importe peu. Si la lecture globale est employée pour initier l'enfant à la lecture plus ou moins rapide de mots dont le sens lui est inconnu, qui ne sont pas lié à sa vie, qui lui sont plus ou moins bien expliqués, et de façon parfois sensible, mais qui ne lui sont points essentiels, alors le vice est exactement le même que dans la méthode traditionnelle : une fausse technique déforme jusqu'à l'aberration la signification profonde de l'écriture et de la lecture" in FREINET, (C.).- Méthode naturelle de lecture.- bibliothèque de l'école moderne, 1961, page 85.