5-5 Rentrer dans la complexité de l'acte lexique.

Dans la perspective historique décrite ci-dessus, la lecture et son apprentissage changent progressivement de statut. Pendant longtemps, on ne s'est pas interrogé sur les capacités de l'individu à rentrer en contact avec le texte. Dans une conception linéaire et séquentielle, le sens même du texte se trouve dans celui-ci et c'est au lecteur "d'aller à la pêche". En ce sens, le lecteur n'agit pas sur le texte ; il a une réception passive du texte. Il lit au travers du prisme de son modèle de lecture et le texte lui renvoie le sens. Ce modèle sous-estime la place de ses trois composantes, en les réduisant à leur plus simple expression.

Ils ont chacun leur lot de complexité et la construction de la compréhension du texte dépendra de la qualité de chacun et des convergences des uns et autres (PAGES 205 , 1985). Les composantes texte et lecteur ne suffisent plus. Il faut entrer dans la complexité et faire intervenir l'environnement de l'apprenti lecteur qui aura des incidences sur les structures et les processus d'apprentissage qu'il mettra en œuvre. Comme nous venons de le voir, le déchiffrement n'est qu'un aspect de l'apprentissage de l'acte lexique ; la nouvelle conception offre d'autres perspectives, le complexifiant sans aucun doute. Le texte n'est plus seulement considéré comme une chaîne écrite. Le contexte ou l'environnement du lecteur et le lecteur lui-même font partie dorénavant des composantes de la compréhension de la lecture et de son apprentissage. Ce qui est vrai pour le lecteur le sera également pour le débutant, qui est assujetti pareillement à ces mêmes composantes.

Le schéma de la page suivante synthétise ces dernières. Leur cohérence, leur harmonie et leur interpénétration en constituent une base solide. La composante lecteur montre sa complexité au travers de la personnalité cognitive, affective et culturelle de l'apprenti lecteur. La forme du texte, ses caractères, le support utilisé et le style de l'auteur donneront à chaque écrit une coloration différente et personnalisée, avec lesquels le lecteur construira du sens. Enfin, si le contexte psychologique comprend notamment l'intention de lecture, nous étofferons la définition que J. GIASSON 206 donne au contexte social. Quand il s'agit d'apprenti lecteur, il n'est pas seulement question du contexte classe ; l'univers familial au travers de ses représentations sur l'apprentissage de la lecture et de la lecture elle-même ont des incidences sur le devenir lecteur du jeune enfant. A ce titre, il fait partie du contexte d'apprentissage. Comme cela a déjà été dit, on dépasse le cadre de l'apprentissage de la lecture, faisant davantage penser au système graphique, pour prendre en compte une réalité que nous avons nommée l'acte lexique.

La mise en valeur de ces trois composantes revient au principe decrolyien de la prise en compte globale de l'enfant. DECROLY ne l'a peut-être pas exprimé de cette façon. Cependant, comme Célestin FREINET, il a tout mis en œuvre pour justifier, d'un point de vue holistique, la question de l'apprentissage notamment celui de la lecture. Il passe par une redéfinition ou "un nouvel accord qui doit s'établir entre tous les participants, enseignants et non-enseignants, pour définir un projet éducatif dans lequel l'apprentissage de la lecture prend, mais en relation avec tous les apprentissages, un autre développement, une autre signification, d'autres valeurs"207.

Avec l'explosion de l'écrit sous toutes ses formes, sous tous ses supports, l'apprentissage de l'acte lexique exige un partenariat actif et attentif de plus en plus élaboré entre les institutions scolaires et les familles. La méthode de lecture prise au sens strict - ensemble de procédés, de moyens mis en œuvre pour arriver aux résultats escomptés - est-elle suffisante ? A.CONTENT et J. LEYBAERT 208 , au terme d'une étude comparative longitudinale sur les effets de la mise en œuvre de deux méthodes (globale et syllabique 209 ), font le constat suivant. "Il ne semble donc pas que la méthode d'apprentissage de la lecture détermine des différences importantes dans les stratégies de lecture utilisée chez le lecteur habile210, ni dans le chemin que l'enfant parcourt pour parvenir à la maîtrise de cette compétence"211 . D'autres facteurs interviennent puissamment dans cette découverte de l'écrit et dans son maniement.

A partir de ce qui vient d'être développé, y a-t-il une réponse nette et précise à donner au questionnement concernant la contradiction ou la complémentarité entre des conceptions d'enseignement de l'apprentissage de la lecture ? A notre sens, cette question ne peut être tranchée par la négative ou l'affirmative, dans la mesure où les conceptions ont progressé et progressent encore avec et grâce à l'accumulation et à l'actualisation des connaissances sur le sujet. Si les débats théoriques opposant actuellement les deux grandes écoles 212 de pensée font avancer la recherche dans ce domaine, il y a toujours un temps de retard pour que toutes les familles évoluent dans leur prise de conscience de l'acte lexique. Cela dit, lorsqu'il y a inadéquation et/ou rupture entre le vécu scolaire parental et le vécu scolaire de l'enfant, certaines perdent leurs repères, ce qui peut entraîner des perturbations cognitives chez l'enfant. D'où l'importance de quitter le contexte institutionnel scolaire pour interroger les représentations et les attitudes parentales lors de l'apprentissage de la lecture.

Notes
205.

PAGES, (M).- Lecture et interaction lecteur-texte. Contribution à l'élaboration d'un modèle interactionniste de la lecture.- in Didactique de la lecture au secondaire , THERIEN et G. FORTIER , Montréal, Ville-Marie (Eds)., 1985.

206.

GIASSON, (J.) .- La compréhension en lecture.- DE BOECK Université, Pratiques Pédagogiques, 1996, page 18.

207.

FOUCAMBERT, (J.).- La manière d'être lecteur .- Albin Michel, 2ème Edition, 1996, page 158.

208.

CONTENT, (A.) et LEYBAERT, (J.) .- L'acquisition de la lecture : influence des méthodes d'apprentissage.- pages 181-212 in LECOQ, (P.).- La lecture, Processus, Apprentissage, Troubles.- Edition Presse Universitaire de Lille, 1992, 264 pages.

209.

On peut supposer que la méthode globale utilisée dans la classe où s'est faite cette étude n'est pas pratiquée comme ses pères fondateurs, dans le même esprit ; les auteurs ne le spécifient pas et ignorent donc les valeurs et les soubassements philosophiques, pédagogiques et théoriques des deux méthodes .

210.

C'est nous qui soulignons.

211.

Op. Cit. page 20.

212.

Malgré les quelques points de convergence, les différences sont telles entre les deux méthodes (les méthodes dites phonographiques et les méthodes dites idéo-visuelles) qu'il s'agit bien de deux courants idéologiques différents de penser l'apprentissage de la lecture.