7-1 Les «gestes» de la médiation cognitive parentale utiles à l’acte lexique.

Nous pensons qu’un enfant réussira son apprentissage de l’acte lexique à partir du moment où il rencontrera des adultes dont les "gestes" (PENNAC, 1996) favorisent l’acte lui-même. Avec ce terme "geste", nous percevons mieux, nous semble-t-il, les actions, les attitudes parentales. Ils favorisent l’appropriation du sens de l’acte lexique. Ils se voient par l’enfant, qui en donne sa propre signification. Il va de la grimace et de l’attention que l’on peut voir sur le visage d’un lecteur à l’action de lire un conte tous les soirs. Ainsi, l’enfant n’aborde pas d’abord l’apprentissage de la lecture, il élucide dans un premier temps le ou les "gestes" de l’acte lexique dont il est tour à tour spectateur à son insu (maman décachetant la lettre reçue) ou acteur (papa racontant l’histoire du soir). On peut définir ces "gestes" comme des conduites ou des actions que l’enfant voit. Il s’en imprègne au contact des adultes proches. A quoi cela sert-il, en effet, de lire si je ne sais pas d’abord à quoi cela peut servir, si je n’ai jamais vu personne lire ou manipuler un écrit ou si on ne me donne pas entre les mains un livre, peut se dire inconsciemment l’enfant.

Les adultes entourant l’enfant doivent donc nourrir un enthousiasme par rapport aux livres ou autres supports lexicaux ainsi qu’à l’acte lexique lui-même. Montrer un enthousiasme, c’est inscrire déjà l’objet de connaissance dans un projet de sens bien précis. On ne rentre pas dans le monde de l’abstraction ou le chat (l'animal) que j’aime bien se transforme en quatre signes distincts C H A T appelés lettres. Ils sont le fruit d’un long travail historique et sociolinguistique de toute une société qui a choisi ce code écrit plutôt qu’un autre. Cela n’est pas à la portée de celui qui ne sait pas déjà que la lecture nous abstrait du monde concret pour lui en donner un sens nouveau (fantastique, romantique, comique, burlesque, administratif, juridique, disciplinaire, informatif etc.)

Faire naître le désir d’apprendre à lire et le stimuler demande du temps, de la patience, le plaisir de raconter, la volonté de tisser des liens positifs avec le livre. Ce n’est pas parce que le parent lit que son enfant lira. Il ne transmet pas une connaissance ou un savoir-faire seulement par son propre comportement face aux livres, mais il doit médiatiser ce savoir-faire afin que l’enfant s’approprie l’acte lexique pour le propre compte de sa liberté culturelle. L’adulte est là pour l’accompagner tout au long de son apprentissage - et d’ailleurs, on peut se demander si cet apprentissage a une fin dans la mesure où nous n’avons pas toutes les capacités pour comprendre tous les écrits - dans son travail de déchiffreur de signes et de défricheur de texte. En effet, on n’entre pas dans le royaume des signes par la grande porte sans l’initiation préalable au sens de l’écrit. Un long voyage initiatique inscrit dans la durée est nécessaire pour l’enfant, qui a besoin de maîtres ou plutôt, de passeurs, qui lui feront franchir tous les caps difficiles de l’apprentissage, pour le laisser ensuite à sa propre liberté de lire. Nous ne parlons pas ici exclusivement de l’aspect grapho-phonologique, qui demande peut-être quelques compétences professionnelles. Non, nous insistons simplement sur le fait qu’offrir à son enfant du temps pour lui raconter une histoire est le geste primordial qui va lui permettre de se donner, dans un premier temps, un sens au sens de l’acte de lire. On me raconte une histoire et moi, dans ma tête d’enfant j’imagine, je spécule, je réinvente ma propre histoire, avec ma propre langue pédagogique maternelle 236 .

Pour cela, le temps est le meilleur allié de cette triade parents-enfant-livre. On ne peut pas entreprendre un tel voyage dans la précipitation, et les moments passés à relire parfois le même conte ne doivent pas être rangés dans les pertes de temps inutiles et inefficaces pour l’appropriation de l’acte lexique. Dans le langage métaphorique du texte, l’enfant peut y résoudre ou faire raisonner (résonner) ses propres craintes existentielles (BETTELHEIM, 1998) Les contes ont aussi la faculté de pouvoir réactiver chez lui son inconscient, de stimuler la mémoire de ses oublis, de susciter un autre regard sur le monde et sur lui-même et, enfin, d’être porteur d’énergie créatrice (SALOME, 1993). En ce sens, l’enfant aime entendre chanter les mots, s’inventer dans sa propre langue pédagogique des images (visuelles, auditives, olfactives, kinesthésiques) qui construisent incidemment des schèmes mentaux de compréhension du texte narré, augurant les prémices de liens logiques qui se complexifieront au fur et à mesure des écrits rencontrés. L’enfant augmente petit à petit ses capacités lexicales, syntaxiques, morphosyntaxiques et opère des inférences de plus en plus complexes entre les différents éléments du texte. Cela l’amènera parfois à demander des explications complémentaires sur tel terme ou telle expression. Là, la parole explicative le rassurera sur sa propre ignorance et, à partir des données nouvelles, il connectera son nouvel acquis sur ce qu’il sait déjà. Son mode de pensée s’étoffera en tissant de nouveaux liens entre les concepts nouveaux et les objets qu’il rencontre. L’histoire, le conte et les discours attenants renforceront sa personnalité affective, tout en augmentant sa conceptualisation du monde.

Le livre ou, plus largement, la trace écrite n’est pas une trace morte, vide de sens. Un écrit vit et parfois meurt. C’est le cas du message informatif, qui n’a plus sa raison d’être une fois qu’il a été lu. Mais, au moment où il a été conçu et au moment où il a été consulté, il a servi. Il avait un sens qui lui était propre. Dans un autre registre, les contes de Charles PERRAULT, comme tous les textes littéraires, sont des textes pleins de vie dont il est nécessaire de faire vibrer le sens au présent. Il ne sont pas un investissement direct pour l’avenir social de l’enfant mais ils en tissent petit à petit la trame socio-historique. Tous ces textes emmagasinés, tous ces écrits rencontrés (l’abonnement mensuel à une revue mensuelle, le courrier des parents ou de la fratrie, la carte postale des grands-parents qui sont en voyage en Norvège, etc.) constituent déjà pour le jeune enfant une conscience psycho et sociolinguistique du "geste" de lire. Sans en donner une définition académique, l’enfant vit au présent l’acte lexique sans se soucier de l’avenir. Et, quand on sait que la notion de temps est la plus difficile à maîtriser pour l’enfant, on ne peut se contenter de lui dire que son appropriation progressive de l’acte lexique n’est seulement qu’investissement pour son avenir.

Et quand cette rencontre avec le livre se produit dans la joie et le plaisir partagé, l’enfant en demande encore. Si ces premières rencontres se transforment en déplaisir, en humiliation, en échec, il s’en détourne pour sauver son image de soi. L’anthropologie n’enseigne-t-elle pas que l’homme dans son essence est, entre autres, un être qui cherche le plaisir et plus largement le bonheur ? Ce plaisir, il le transformera, à sa mesure, en devoir naturel de s’informer, de s’instruire, de se cultiver, de se détendre, d’inventer, d’imaginer. Il le fera sien dans sa propre autonomie, libre de lire ou de ne pas lire, de lire ce qu’il veut. En ne s’étant pas approprié l’acte de lire dans toutes ses composantes, l’adulte illettré sait pertinemment que sa liberté est restreinte. Ne pas savoir lire c’est rogner sa propre liberté.

Cependant, nous savons aussi, par expérience professionnelle, que ces postulats optimistes, chargés quelque peu de militantisme, ne sont pas, de toute évidence, efficients dans chaque famille où le jeune enfant commence à côtoyer plus ou moins l'écrit. C'est la raison pour laquelle il est important de les raisonner et de les mettre à l'épreuve du "terrain", qui sera défini, avec le maximum de précision dans la troisième partie. D’ores et déjà, nous pouvons synthétiser ces différents "gestes" médiatisant l’acte lexique en n’oubliant pas que cet apprentissage ne se réduit pas uniquement aux techniques utilisées en classe de C.P.. Bien entendu, ces dernières confortent le pouvoir-lire (efficacité, rapidité...) du débutant-lecteur, en lui offrant la possibilité de formaliser des acquis qu’il ne possède pas, ou de renforcer des prérequis lectoraux qu'il a glânés ici ou là. Mais, elles ne sont pas suffisantes au vouloir-lire (plaisir, culture du goût de lire, diversité...) qui fait référence aux "gestes"mêmes de l’acte lexique définis plus haut. Huit "gestes"ont été choisis et dénommés, apparaissant comme les plus caractéristiques de la médiation de l’acte lexique ; les parents, à différents niveaux de résolution peuvent les mettre en œuvre implicitement ou explicitement. La rencontre avec des parents a donc été nécessaire.

Notes
236.

GARANDERIE (A. de la.).- Les profils pédagogiques, discerner les aptitudes scolaires.- Le Centurion, 1982, notamment le chapitre 6 pp 95-113.