Geste n°8

Le trait est peut-être un peu forcé mais quand la maman dit "c'est vrai qu'on est fonctionnaire tous les deux ... on veut toujours plus, si on veut plus, faut un salaire plus, et un salaire plus, il faut le justifier, c'est un enchaînement. Et c'est vrai qu'on ne voudrait pas les voir peiner comme nous", elle met en perspective l'apprentissage de la lecture comme l'une des bases fondatrices de la réussite sociale. En ce sens, un lien essentiellement utilitariste de l'apprentissage de la lecture se construit, mais n'est pas forcément directement rattaché à la volonté, au désir du moment présent de l'enfant. Les propos sont tels qu'ils ne font penser qu'à l'avenir et que les enfants ne peuvent vivre le présent ; le temps manque tant.

331 L'apprentissage de la lecture reste une difficulté pour Ronan qui ne redoublera pas son C.P. Il a bien compris les mécanismes alphabétiques de base de la langue et possède de réelles compétences en mathématiques mais il n'a pas pris la mesure de l'apprentissage de l'acte lexique dans sa totalité. Quand on lit la description des gestes de médiation, on se rend compte que la famille Colas les met majoritairement en place. Et pourtant, l'enfant est en difficulté.

Les conditions d'élaboration de l'apprentissage de l'acte lexique dans lesquelles il se trouve ne sont pas naturelles mais orientées formellement. L'objectif principal à atteindre est le "savoir lire" et le "aimer lire", sans pour autant que les parents montrent de façon concrète ces deux facettes (ils lisent en dehors du milieu familial). Cela donne l'impression que chaque événement doit se caler dans un temps imparti et génère dans cet entretien une oppression, une angoisse 332 de ne pas y arriver. A ce propos, madame Colas reprendra une expression jadis utilisée par une enseignante qui lui disait "pas si vite, ne lui transmettez pas votre angoisse". La volonté que leurs enfants réussissent mieux qu'eux "qu'ils ne passent pas par où ils (je) sont passés" mettent les enfants en situation particulière ; ils grandissent entre "la course au temps" de leurs parents et l'angoisse de la difficulté voire de l'échec scolaire. La pression de la réussite scolaire, quoiqu'en disent les parents, pèse sur leurs épaules enfantines. On peut également se demander si les enfants ont le droit de ne pas lire. Toute la vie trépidante menée à Paris et les divers changements intervenus ces derniers mois n'ont rien arrangé non plus à la situation comportementale de Ronan, et on comprend peut-être mieux les difficultés qu'il rencontre pour investir le code.

Monsieur et madame Colas, quant à eux, sont ressentis par l'enseignante comme "très attentifs et désolés de voir le comportement de leur fils". Même s'ils "n'exigent pas à ce qu'il soit carrément en haut du groupe" (notes scolaires) leur tendance s'assimile aux "entrepreneurs" 333 dans la mesure où leur action pédagogique et éducative est menée dans un souci d'évaluation et de rentabilité 334 . Leur projet de sens est bien orienté vers une rentabilité scolaire. Ils oublient tout le côté ludique important dans la construction de la personnalité de l'enfant qui demande. Pour cela, il faut du temps.

Notes
331.

le critère N°13 n'a pas été évoqué

332.

E Ça venait de quoi cette angoisse... —M Je pense que, parce que je la voyais en difficulté, ça ne se passait pas aussi bien que je ne l’avais rêvé certainement... et donc, je ne sais pas, je trouvais que c’était difficile, à Noël elle ne savait pas lire, à Pâques ça commençait à être un petit mieux, mais ce n’était pas parfait, et puis un jour on m’a dit : « mais attendez, elle a le CP et le CE1 pour acquérir la lecture, paniquez pas ». Oui, je me remettais en question et certainement je transmettais, à mon mari et à mon enfant.

333.

Cf. tableau reprenant la typologie des différentes tendances chapitre 3 TOME I

334.

E Cette anxiété était venue au départ du CP ou un petit peu avant... ? — M Un petit peu avant mais plus au départ du CP, car je pense qu’on se formalise, plus au démarrage du CP, et on a envie que notre enfant réussisse, je pense qu’on a tous les mêmes objectifs là-dessus et... — P Qu’ils réussissent mieux que nous. — E Et qu’ils réussissent mieux que vous ? — M Oui, voilà. — P Et qu'ils ne passent pas par où je suis passé. — M Toi, t’as pris conscience beaucoup plus tard qu’il fallait travailler... moi c’est par concours, c’est pas facile... c’est vrai qu’on est fonctionnaire tous les deux... on veut toujours plus, si on veut plus, faut un salaire plus, et un salaire plus, il faut le justifier, c’est tout un enchaînement. Et c’est vrai qu’on ne voudrait pas les voir peiner comme nous... enfin peiner, on ne se plaint pas, ce n'est pas la question mais... — P On voudrait qu’ils aient un déroulement de carrière et au niveau scolaire et une carrière après. — M Ça on essaye de leur expliquer. A notre époque, je pense qu’on avait pas non plus ce problème, on suivait notre scolarité, y’avait pas le chômage au bout, y’avait pas, c’est vrai... Maintenant, on essaye aux enfants de leur faire valoir que plus ils travailleront, peut-être qu’on se trompe complètement... quand on voit les affiches à l’ANPE, actuellement on demande plus des enfants manuels, on ne demande plus des fraiseurs, tourneurs, boulangers ou.... C’est sûr comme on n’a pas fait beaucoup d’études, on aimerait qu’ils nous dépassent. Ca, c’est clair. — P Qu’ils ne soient pas obligés de se refaire après. — E Qu’ils ne soient pas obligés se refaire après. —P Moi, j’ai tout repris