Geste n°8

Cette personnalité de lecteur, Jean-Baptiste ne peut que difficilement se la construire entre un père revivant son échec scolaire et se sentant humilié et une mère n'arrivant pas à contrecarrer les effets néfastes du discours négatif de son mari. Il doit apprendre un code pour le "plus tard" afin d'éviter d'être comme son père. Il doit déchiffrer lettres et mots et aimer l'école, source de savoir. Mais dans sa tête, il a certainement d'autres préoccupations et n'a que faire du dictionnaire offert en cadeau de Noël. C'est beaucoup trop tôt et le lecteur travaillant avec ce genre d'ouvrage est un individu qui commence à s'intéresser à l'écrit d'une façon plus approfondie ; même des élèves brillants en collège et lycée rechignent à utiliser le dictionnaire. D'ailleurs, cet achat n'est-il pas davantage pour le père, qui veut combler son manque de savoir ? On peut se poser la question. Prisonnier de la difficulté d'entrer dans le code, non entraîné de façon régulière et gratuite dans le monde magique de l'histoire racontée, Jean-Baptiste de ne peut affiner harmonieusement une personnalité de lecteur.

Tous les gestes de médiation mis en place sont teintés de cette angoisse permanente comme pour éviter que l'histoire humaine ne se répète pas une deuxième fois. Hélas, elle se reproduira. L'enseignante qualifiera cet enfant "comme limité intellectuellement". "C'est le seul qui m'a semblé vraiment sot", ajoutera-t-elle. Aucun test psychologique n'ayant été effectué, il n'est pas possible de tenir compte d'une telle affirmation gratuite. En revanche, les causes de la difficulté de l'enfant sont peut-être à chercher ailleurs et il semble, à l'issue de cette analyse, que les parents, dans leur médiation, n'aient pas réussi à apporter des éléments solides à une contribution efficace pour l'élaboration de l'apprentissage de l'acte lexique. Elle est étouffée par l'histoire d'un père revivant, au travers de son fils, la douleur affective de ses premières années de scolarité. A plusieurs reprises, il s'identifie à son fils. Par exemple, lorsqu'il lui est demandé si on lui a conseillé l'orthophonie pour Jean Baptiste, le père parle du psychologue qu'il a vu une fois, enfant. Dans son propos, il aime aussi que son fils fasse les choses comme lui 380 . Il semble sans cesse derrière lui, exigeant de lui qu'il soit un grand ; il s'en rend bien compte mais c'est plus fort que lui : "Jean Baptiste, il n'a que 6 ans, mais il en paraît huit, bâti comme il est bâti. Et peut-être aussi sa corpulence phénoménale, nous, peut-être qu'on lui donne beaucoup trop de choses, de choses intellectuelles. On voudrait qu'il soit déjà grand. C'est vrai qu'il sera grand un jour. Peut-être qu'on a envie qu'il soit. Et peut-être que dans sa petite tête, il est encore enfant". Malgré lui, pour sublimer son propre échec vécu et l'échec potentiel à venir de son enfant, il le pousse bien au-delà du niveau intellectuel actuel. Dans ses propositions, il se pourrait qu'il se trouve en dehors de la Zone Proximale de Développement 381 intellectuel de son enfant. La mère, quant à elle, ne semble pas très présente dans l'éducation cognitive et laisse volontiers la place à son mari. Elle est "insipide" dira l'enseignante, n'ayant pas une réelle présence auprès de son enfant, demandant que l'école la renseigne sur son évolution sans réellement s'impliquer.

Ces deux parents développent des tendances à la fois "conformiste" 382 et "d'entrepreneur". En effet, dans un premier temps, ils font confiance à l'institution scolaire et, n'étant plus satisfaits par sa prestation, ils sont capables d'envisager un autre avenir. Même si on peut penser que ce n'est pas le bon choix qu'ils font en retirant leur enfant, ils ne se résignent pas. Comme des consommateurs, ils vont voir ailleurs, sans pouvoir remettre en question leur propre attitude. Le projet de sens que se font les parents de l'acte lexique n'est pas orienté d'une façon adéquate pour leur fils, mais vers le modèle cognitif du père que paradoxalement, ce dernier ne veut pas pour son enfant. Il veut pour son fils un autre avenir : "justement, j'ai un manque de savoir et bon, je sais lire, je pourrais accéder au monde du savoir en lisant, mais comme je n'aime pas lire, je ne lis pas et j'aimerais pas que Jean-Baptiste ait cet handicap pour discuter".

Notes
380.

P " J'aime bien que Jean Baptiste soit dans son lit, qu'il soit douché, qu'il soit bien sympa, qu'il soit bien détenu comme pour moi....." P " Il dit des super gros mots, il est super vulgaire comme moi, mais autrement il a un super dialogue. Un dialogue pas d'adulte, mais bon, il dit des choses...."

381.

Cf. le chapitre 4 TOME I

382.

Cf. le tableau regroupant la typologie des familles dans chapitre 3 TOME I