14-2 La famille BOUCARD 383 . L'angoisse des parents réduisant l'apprentissage de l'acte lexique.

‘"J'en ai souffert quand j'étais enfant.[...] Je n'ai pas envie qu'elle subisse ce que j'ai subi, c'était quand même dur".’

Le petit appartement des Boucard, dont ils sont locataires depuis une dizaine d'années est modeste. Agréable et coquet, il est situé au cœur de la ville, tout près de l'école. Ils ne comptent pas y rester et envisagent de construire bientôt. Très bricoleuse, la maman nous montre dès notre arrivée ce qu'elle fabrique de ses mains ( moulage, peinture) ; elle initie sa fille. Nous sommes reçu dans la petite cuisine, où très peu d'écrits sont en apparence, ne serait-ce que le tableau pense-bête. L'accueil est très chaleureux de la part de la maman, et plus réservé de la part du papa, qui sera de plus en plus coopératif au fur et à mesure du déroulement de l'entretien. Une inquiétude latente, quant à l'avenir de leur fille, se fait sentir dans leurs propos.

Chacun des deux livre discrètement, à l'enquêteur que nous sommes, des douleurs personnelles. Le papa semble avoir souffert de sa scolarité ; il a redoublé, a effectué un cheminement scolaire peu ordinaire et souhaiterait, comme sa femme, que leur fille réussisse mieux qu'eux. Il est déçu que sa fille ne soit pas encline à la découverte de la lecture : "j'aurais voulu qu'elle fasse des choses que moi je n'ai pas faites mais que j'ai voulu faire. Mais je n'étais pas motivé quand j'étais petit. J'étais le huitième des enfants, mes parents ne m'ont pas surveillé pour les devoirs. Ils regardaient si je les avais faits ou pas, mais ils n'étaient pas à côté de moi pour m'aider". Ce passé lui pèse fortement. La maman, quant à elle, évoque le décès de son père et la maladie 384 de sa mère, qui ne lui ont pas laissé le temps d'investir non seulement la lecture mais le domaine de la connaissance en général. Beaucoup de souffrances qui servent de toile de fond au climat familial ; une morosité ambiante.

Malgré le grand frère de 23 ans, absent du domicile des parents, Claire est considérée comme la petite fille unique. Elle assiste à l'entretien tantôt sur les genoux de son père, tantôt sur ceux de sa mère, avec un doudou dans la main. Remuant sans cesse, elle ne répond pas quand on veut la faire participer au débat. Par rapport à ses huit ans d'âge, elle montre une certaine immaturité affective. Elle vient d'arriver à cette école. Elle a fait un premier cours préparatoire dans un C.P. d'adaptation 385 à l'école publique du quartier. Dès le mois de septembre, elle a été intégrée dans un C.P. de la même école. Cependant, dès le mois d'octobre de l'année, les parents, sentant le manque de disponibilité de la maîtresse, ont retiré leur fille : "avec la nouvelle maîtresse, oui. Je ne sais pas ce qu’elle faisait dans cette école à faire des cours à des enfants. Claire avait des difficultés, elle (l'enseignante) s’en foutait, elle veut pas travailler, elle ne travaille pas". Comme la carte scolaire n'offrait pas d'autres possibilités, ils se sont tournés vers l'école privée 386 du quartier. C'est ce qui est avoué, mais n'y a-t-il pas une autre raison peut-être plus religieuse ? " Je reviens à l’école, parce que, elle aime bien cette école, c’était un choix d’elle, parce qu’elle voulait absolument faire du catéchisme, et ça c’est très important pour elle". A ces propos, peut-on réellement dire que c'est l'enfant qui choisit son école ? Elle est trop jeune et n'a pas tous les éléments pour faire un tel choix. Madame Boucard est en recherche spirituelle et "sa boulimie de livre" s'oriente vers des ouvrages particuliers - elle lit en ce moment "la prophétie des hommes" -. C'est non seulement une curiosité mais "un travail personnel" qu'elle dit accomplir sur elle-même. Sans en prendre conscience 387 , du moins dans son propos, elle imprègne son enfant de cette dimension mystique 388 .

Dans ces portraits se dégage un trouble : la souffrance d'un passé douloureux donnant à ces parents une image négative d'eux-mêmes, tout en se répercutant sur leur fille qui n'arrive pas à grandir comme ils le souhaiteraient. Pourtant, ces parents, dans leurs propos, disent qu'ils font tout ce qu'ils peuvent pour Claire : "on s'en occupe de cette petite puce. On ne voudrait pas faire les mêmes erreurs... pas des erreurs mais...". Ils sont peut-être, tout simplement, trop présents, renvoyant leurs douleurs existentielles sur leur propre enfant. "Je n'ai pas envie qu'elle subisse ce que j'ai subi, c'était quand même dur", rajoutera le père en évoquant son passé d'enfant. C'est dans ce contexte particulier qu'ils mettent en œuvre des moyens plus ou moins "facilitateurs" pour l'apprentissage de l'acte lexique de leur enfant.

Notes
383.

Entretien N°28

384.

M J’ai pas de diplôme. Je me suis arrêtée dans ma 16 ème année, j’étais en préparation en CAP couture. J’ai pas pu continué, mon père était décédé, j’étais l’aînée des enfants, une maman malade donc mon oncle qui avait été nommé tuteur avait décidé que j’entretienne la maison et que je m’occupe des plus jeunes car la dernière avait 3 ans et ½. Donc je n’ai pas de diplôme. J’ai évolué dans la restauration et en colonie de vacances.[...] On ne venait pas vérifier si j’avais fait mes devoirs. Quand je rentrais de l’école, il fallait préparer à manger, y’avait du linge à laver, y’avait plein de chose comme ça... j’étais pas brillante à l’école, pourtant j’aimais beaucoup le français, l’histoire, la géographie, et la chance d’avoir des enseignantes qui comprenaient bien la situation et qui animaient bien leur cours.. surtout l’histoire, j’aimais beaucoup, elle animait tellement bien... j’étais complètement transportée et je regrette justement de ne pas avoir pu... j’ai toujours regretté de ne pas avoir lu beaucoup de livres, c’était très très rare, j’ai eu 3-4 livres quand j’étais enfant. C'est pour ça que je suis maintenant boulimique des livres.

385.

Le C.P. d'adaptation, ou CLAD est une classe à faible effectif (12 enfants maximum) permettant à des enfants ayant des difficultés scolaires légères, d'effectuer une ou deux années de transition pour être ensuite réintégrés dans un CP ou CE1 ordinaire.

386.

P Elle a changé d’école. Avant elle était à la Moricière, pas très loin non plus. On n’a pas été satisfait de la rentrée avec la nouvelle maîtresse, alors on l’a changée. Ça va beaucoup mieux. J’étais contre le privé, je ne sais pas pourquoi, et je m’aperçois qu’en fin de compte, c’est très bien pour elle. Je suis content, j'en suis satisfait.

387.

A un moment de l'entretien pour expliquer les inversions que l'enfant fait, madame BOUCARD choisira le mot prier ." Par exemple, dit-elle "je vais lui dire d'écrire "prier", elle va écrire "pirer.... trier ou tirer". Ce mot n'est pas si anodin.

388.

M On est croyant mais on n'est pas pratiquant. C’était très important. — E Y’a peut-être une certaine recherche de votre part. — M C’est-à-dire que très jeune, le soir, quand je la couche, on faisait comme un examen de conscience, on voyait les choses qui n’étaient pas bien dans la journée pour voir comment on pouvait y remédier, mais sans s’adresser spécialement à Dieu. Ça c’est passé comme ça en fait.