Geste n° 8

La construction du lien entre l'apprentissage de l'acte lexique et la vie quotidienne est bien assurée par tout l'apport de l'écrit à la maison et l'ambiance qui y est faite autour. La recette des bananes flambées prise dans le magazine de l'enfant et concoctée avec lui, ses allées et venues dans la classe de sa maman assistant à la préparation des séquences pédagogiques, le bricolage fait avec la mamie sont autant d'éléments concrets qui favorisent son épanouissement cognitif et lectoral. Sa liberté est respectée ; il ne s'agit pas pour la mère de forcer en quoi que ce soit son enfant à lire.

Tout réside dans des propositions informelles dont la mère prend petit à petit conscience. Le fait qu'elle soit enseignante en maternelle, qui plus est, en grande section - cours préparatoire, là où justement commence chez la majorité des enfants l'émergence de l'acte de lire - l'aide à mieux saisir l'importance de cette période clé de l'histoire de l'enfant. Elle le dit avec ses mots : "C’est un avantage d’être dans le milieu. Je suis en grande section, j’ai fait deux C.P.. Involontairement, je guide Sophie à la maison, ça peut être un défaut aussi. Mais je ne pense pas parce qu’elle a envie donc je la suis, c’est à la demande, je ne l’obligerais pas à faire quelque chose". Autrement dit, elle prend conscience entre autres que son habitus professionnel engendre un habitus lectoral chez sa fille Sophie.

Concrètement, la maman s'est inspirée de ce qu'elle faisait avec les enfants dont elle avait la responsabilité en grande section. "Je faisais un peu ce que je faisais en classe avec les grandes sections" dit-elle. Ainsi, tout en s'inspirant du modèle pédagogique scolaire, la maman répond à la demande de son enfant qui a toujours envie de savoir plus. Toutefois, elle veut la préserver d'un surinvestissement scolaire. Ce n'est pas une démarche volontariste de sa part, qui consiste à faire en sorte qu’elle sache lire "avant l'heure". Non, c'est la faire progresser tranquillement à son rythme 601 . D'ailleurs, l'enseignante de grande section lui avait proposé un passage anticipé en cours préparatoire. La mère a refusé, pour qu’elle prenne le temps de vivre 602 .

Sophie a certainement profité de la découverte de l'écrit de sa sœur aînée. Elle était présente lors de son apprentissage, lors de ses premiers déchiffrements sur les publicités des emballages. Leur complicité dans les jeux, dans les lectures a contribué à la mise en place de l'acte lexique chez Sophie. C'est là que l'on voit toute la complexité des relations qui se nouent entre les personnes autour de l'écrit.

Cette famille a une tendance "précurseur" 603 , d'une part, par ce qu'elle apporte à ses enfants, et d'autre part, grâce aux convictions éducatives et pédagogiques dont elle témoigne. Les gestes de médiation sont porteurs d'un projet de sens en adéquation avec l'acte lexique. Sophie "était prête pour apprendre à lire" pour reprendre l'expression de son enseignante. Elle l'était parce qu'elle savait ce qu'était une histoire lue. Elle possédait un vocabulaire suffisamment étoffé, preuve d'un bain de langage. Elle était capable de réflexion lui donnant des compétences de raisonnement. Enfin elle connaissait un certain nombre d'éléments du code (correspondances phonie-graphie, constitution d'un capital-mots). Sa curiosité, son envie de grandir et de faire comme les grands y ont certainement contribué. La sensibilisation par la famille, à tout ce qui est écrit, a éveillé, consolidé et enrichi l'acte lexique naissant.

Notes
601.

E C’est un petit peu volontariste votre démarche ? — M Non je n’avais pas envie de la faire avancer mais bon autant le faire. Je remarquais qu’elle voyait sur les paquets, elle a envie après tout ! Donc on suit. Pas la pousser mais la faire progresser dans le sens, à partir du moment où elle avait remarqué qu’il y avait des mots, y’avait des photos, dans la recette, avec des mots en dessous, moi je lui lisais la recette, des petites recettes pour les enfants, simples.

602.

M Au premier trimestre de grande section, déjà on avait repéré et son instit m’avait dit, parce qu’elle a fait passer une gosse de grande section en CP en novembre, elle m’a dit que Sophie pouvait le faire mais j’ai dit non. — E Vous vous y êtes opposée. — M Oui. — E Pourquoi ? — M C’est une gosse qui a été toujours stressée, tendue et moi je ne veux pas la forcer parce que je veux qu'elle prenne le temps de vivre. Elle vit déjà à 380 à l’heure, on va se poser un peu... et on prend le temps de vivre.

603.

Cf. tableau reprenant la typologie des différentes tendance, chapitre 3 TOME I