Chapitre 19. La sensibilisation à l'acte lexique commence dans la famille.

L'originalité des entretiens qui vont suivre se situe dans le rapport précoce aux livres et à l'écrit en général et contrairement au précédent chapitre aucun des parents, cette fois-ci, ne participe à l'univers professionnel de l'éducation ou assimilé (orthophoniste). En effet, chaque famille avec ses pratiques propres, favorise au quotidien l'acte lexique en offrant pratiquement dès la naissance un bain lectoral. A l'issue de l'épreuve d'évaluation de la compétence lexique 615 (E20), tous ces enfants ont des résultats dépassant la moyenne et l'écart-type de leur classe servant de référence. Ils ne sont ni des déchiffreurs, ni des liseurs (CHILAND C., 1972). Ce sont vraiment des lecteurs, munis de compétences qui leur permettent de faire des inférences et de comprendre les structures profondes d'un texte.

L'apprentissage de la lecture devient un lieu commun quand il s'agit de décrire techniques, méthodes et exercices servant à l'enseignant, pour former un bon lecteur. A l'écoute de ces cinq familles, il ne semble pas s'agir uniquement d'apprentissage. Le contexte favorable d'écoute, le rapport de confiance, le lien naturel avec l'écrit, la mobilisation des ressources propres à chacune d’elles sont autant d'atouts aux conditions de son élaboration. C'est bien l'enfant qui s'apprend à lire (SMITH, F. 1990), un étayage (BRUNER J. 1993, VYGOTSKY, 1985) l'aidant dans ses découvertes successives. En ce sens, n'évoquer que l'apprentissage de la lecture, en tant que tel, ne suffit plus à comprendre tous les paramètres de sa réussite. Outre le fait qu’il ait capitalisé un certain nombre d'acquis culturels, il a construit, dans son for intérieur, avant d'aborder le code dans toute sa complexité, un sens à donner à son apprentissage. Certes, chemin faisant, il élabore des habiletés cognitives 616 dans son rapport textuel précoce, mais elles sont seulement les moyens mis au service d'un projet implicite de sens : la quête de savoir ou du savoir au sens le plus général du terme. Tourné vers le monde, avec ses questions enfantines, auxquelles l'adulte prête attention, il échafaude avec ses proches experts 617 , une autonomie ne s'arrêtant pas aux portes du C.P. et encore moins aux portes du Cycle III 618 . L'apprentissage de la lecture est l'aboutissement naturel de tout un long cheminement qui prend naissance dans cette capacité à savoir.

Peut-on dire que les enfants sont doués ou dotés d'une intelligence précoce ? Nous n'en savons rien, mais l'intérêt d'une telle question ne repose pas sur l'attente d'une éventuelle réponse. C'est plutôt en quoi sont-ils doués et par rapport à qui et à quoi ? Aux normes d'un test d'intelligence ou d'un groupe donné ? En développant l’histoire peu ordinaire d’un certain Valentin Jamerey-Duval au XVIIéme siècle, connu analphabète à 13 ans, lecteur à 15 ans, professeur d'histoire et d'antiquité à l'Académie de Lunéville à 25 ans, Jean HERBRARD 619 nous dépeint un villageois dont le rapport culturel à l'écrit dans sa jeune enfance n'était pas aussi rare et anodin qu'il n'y parait. Etait-il doué lui aussi d'une intelligence précoce ? On aurait pu croire effectivement que ce jeune garçon était un génie hors du commun mais, l'auteur nous montre que son parcours a commencé auprès de proches experts. En effet, "lorsque à vingt-deux ou vingt-trois ans, il éprouve le besoin de retrouver son aïeul, c'est parce qu'il souhaite "avec passion de retrouver quelqu'un qui (lui) expliquât..." 620 . La complaisance à l'égard de son acculture essentielle, le souci de se signaler comme précocement animé d'une sensibilité particulière à l'égard de la seule nature se déchirent un instant ; il existait bien dans son entourage immédiat des adultes qui ont su expliquer, i.e. jouer à son égard le rôle de référence culturelle" 621 . Nous sommes bien là aussi dans un contexte d'accompagnement et d'étayage qui s'apparente aux médiations parentales que nous allons découvrir ci-dessous.

Notes
615.

Pour plus d'explication voir le chapitre X page Y

616.

Voir chapitre X traitant les aspects linguistiques de l'apprentissage de la lecture.

617.

Les proches sont ceux qui sont effectivement près de l'enfant et qui à ses yeux sont des "experts" puisqu'ils sont plus grands et qu'ils savent par conséquent plus de choses.

618.

Ce n'est pas parce que l'enfant sait lire seul, que l'adulte doit arrêter d'entretenir l'étayage lorsque ce dernier rentre dans le cycle des approfondissements, étape terminale du primaire.

619.

HERBRARD, (J.).- Comment Valentin Jamerey-Duval apprit-il à lire, L'autodidaxie exemplaire.- in Pratiques de la lecture, sous la direction de Roger CHARTIER, Rivages, 1985, pages 23 à 60

620.

Entre guillemets dans le texte

621.

Op. Cit. page 35. C'est nous qui soulignons dans le texte