4 / Du besoin de prévenir la cohérence familiale autour de l'acte lexique.

Comme nous avons pu le constater lors de l’analyse de chaque entretien, plus la famille établit un lien de cohérence avec l’acte lexique, plus il y a de chance que l’enfant soit en situation de réussite. Autrement dit, son éveil à l’acte lexique dépend des moyens lectoraux 686 mis à sa disposition. Cela implique que chaque parent s'investisse dans l'apprentissage de la lecture de son enfant en fonction non seulement de ce qu'il est mais également de ses propres connaissances et la valeur qu'il accorde à l'acte de lire. En se situant par rapport à l'apprentissage de son enfant, il se positionne aussi par rapport à son vécu de lecteur. L'histoire de la personne, le rapport qu'elle tisse avec la lecture auront ainsi des répercussions sur l'apprentissage. BOURDIEU et CHARTIER le soulignent fortement en écrivant "qu'historiciser notre rapport à la lecture, c'est une façon de se débarrasser de ce que l'histoire peut nous imposer comme présupposé inconscient. Contrairement à ce que l'on pense communément, loin de relativiser en historicisant, on se donne un moyen de relativiser sa propre pratique, donc d'échapper à la relativité. S'il est vrai de ce que je dis de la lecture est le produit des conditions dans lesquelles j'ai été produit en tant que lecteur, le fait d'en prendre conscience est peut-être la seule chance d'échapper à l'effet de ces conditions. Ce qui donne une fonction épistémologique à toute réflexion historique sur la lecture"687.

Dans le cadre de l’apprentissage au C.P., cette dimension échappe totalement à l’école en général et aux enseignantes en particulier. Les méthodes de lecture, les postures pédagogiques et les moyens utilisés peuvent être complètement inefficaces car l’acte lexique ne peut se résoudre en un assemblage mécanique de signes et de sons ou de construction de sens. Il y a dans nos écoles, des parents, qui accablés de problèmes de tous ordres, ne sont pas en mesure de prendre du recul par rapport à leur pratique de lecteur. A partir de ce constat comment les y aider ? L’école n’est pas le seul lieu où se vivent les découvertes et les apprentissages. Les éducateurs de jeunes enfants, à la crèche ou en halte-garderie, se situent en amont de l’école maternelle. Placés dans la toute petite enfance, ils ont à informer. Les animateurs socioculturels de quartier peuvent aussi participer à l’imprégnation lectorale. Les assistants sociaux et les conseillères en éducation sociale et familiale et les éducateurs spécialisés peuvent être sollicités pour aider, dans le souci de prévenir la difficulté, voire l’échec.

A notre connaissance, l’apprentissage de la lecture reste de la seule responsabilité de l’école, alors que toutes ces catégories professionnelles pourraient tout à fait initier l’enfant à l’acte lexique et scriptural. "Lire, c’est vraiment simple quand c’est l’affaire de tous " titrait un petit fascicule de l’A.F.L. (1989) mais savent-elles qu’elles ont aussi un rôle à jouer ? Les a-t-on formées ou du moins informées de l’importance de leur action tout au long de la scolarité du jeune enfant, aussi bien auprès de ces derniers qu’auprès des parents ? Et les bénévoles (GLASMAN, 1992) dans les associations qui s’occupent du travail du soir avant que les parents rentrent de leur travail, ont-ils reçu un minimum d’informations ? Ont-il pris contact avec les enseignants ou bien sont-ils seulement armés de leur charisme, de leur disponibilité et de leur bonne volonté ? Il serait pourtant bien nécessaire de créer ici et là des commissions de pilotage des actions menées, pour créer un minimum de cohésion entre elles. L’enfant, notamment en cité, évolue dans différentes sphères, et ses connaissances, qu’elles soient acquises dans le milieu scolaire ou extrascolaire, le construisent, s’affinent à partir du moment, où on lui donne la possibilité d’effectuer des transferts. C’est en ce sens que "l’apprentissage est bien production de sens par interaction d’informations et d’un projet, stabilisation de représentation, puis introduction d’une situation de dysfonctionnement ou l’inadéquation du projet aux informations ou des informations au projet, contraint à passer à un degré supérieur de compréhension"688 . Pour ce faire, il est nécessaire que l’enfant trouve des médiateurs qui reflètent dans leurs propos une cohérence partagée.

Des solutions restent encore à trouver. Pour compléter la panoplie d’intervenants, en accord avec Yves CAREIL ( 1994), on peut envisager des postes d’instituteurs détachés "dotés d’une véritable capacité d’écoute et soucieux de contribuer à l’apaisement des conflits, ayant en outre et surtout le rôle d’informateur auprès des parents sur ce qui se fait à l’école, et d’une manière plus large un véritable rôle de médiateur entre l’école et l’extérieur"689. Cela étant, dans cette éventualité, il est essentiel, que la définition (ce n’est pas notre propos ici et la discussion reste ouverte) de ces postes prenne en compte largement les dispositifs mis en place par les travailleurs sociaux. Là encore, la nécessité d’une collaboration étroite entre intervenants exige de la part des uns et des autres, sans corporatisme exacerbé, écoute et discernement des problématiques rencontrées. Comme le suggère Gordon WELLS (1993), pour éviter l’illettrisme à plus ou moins long terme, on pourrait proposer à des professionnels d’initier, dans le cadre même de la famille, les jeunes enfants à la découverte de l’acte lexique. Cela n’est pas nouveau, les bibliothèques de rue sous l’impulsion d’A.T.D. Quart Monde en sont la preuve. Instituée à l’échelle locale sur du long terme, aidée de moyens financiers et d’intervenants rémunérés, sans oublier la participation de bénévoles formés ou éclairés sur le problème, cette initiative pourrait relever le défi de l’illettrisme et éviterait la ghettoïsation de certains quartiers. Ainsi, parents, enfants, s’imprègneraient de l’écrit et de la complexité de son usage toujours progressif. Mais, tout cela ne relève-t-il pas, pour le moment, d’une certaine utopie, laissant croire en permanence à l’éducabilité de l’individu quels que soient son logement, son quartier et son ethos ? Ne faut-il pas non plus un certain courage politique pour mettre en place un tel style d’intervention auprès des familles ? Et quand bien même un tel projet verrait le jour, ne serait-il pas critiqué, car faisant montre d’ingérence dans l’éducation des enfants ? Hélas, les initiatives dans tel ou tel quartier ne sont pas encore assez connues pour qu’elles en engendrent d’autres.

Notes
686.

Nous entendons par « moyens », tous les critères décrits dans cette recherche

687.

BOURDIEU P. et CHARTIER R..- La lecture, une pratique culturelle.- in Pratique de lecture. Marseille, Editions Rivages, 1985, pages 220 et 221

688.

MEIRIEU (P.) .- Apprendre … oui mais comment ? .- page 62

689.

CAREIL (Y.) .-Instituteurs des cités H.L.M., radioscopie et réflexion sur l’instauration progressive de l’école à plusieurs vitesses.- P.U.F., 1994, page 227