5 / Du bienfait de l’histoire lue.

Lorsque l’on parle de l’acte lexique, on peut effectivement s’attendre à découvrir la complexité. Les parents rencontrés, notamment ceux du GROUPE I, nous ont fait découvrir comment ils s’y prenaient. Leurs actions menées sont très simples et ne sont pas déconnectées du vécu quotidien. Le fait de lire des histoires, par exemple, accroît la perception du monde qu’a l’enfant, en l’étendant au-delà du réel concret qu’il côtoie. Il entre, pour ainsi dire, dans l’abstraction, l’imaginaire. Il construit des relations entre les personnages, les lieux et les scénarios évoqués par le déroulement de l’histoire. Evoque-t-il ces histoires sur un mode visuel ou auditif (GARANDERIE A (de la), 1982 ) ? Qu’importe, il se construit petit à petit des schèmes de raisonnement logique et littéraire qui lui seront bénéfiques pour étendre ses compétences à l’égard de l’écrit. Lire une histoire à son enfant est à la portée de n’importe quel parent lecteur. Cela dit, tous ne le pratiquent pas, car chacun porte en lui sa propre représentation, et le vécu qui s’y rattache peut être déterminant. Amener son enfant à la bibliothèque, l’abonner à un magazine de presses enfantines et lui acheter des livres, tout cela fonctionne sur le même principe : trouver son bonheur dans les histoires lues et aimer les faire partager. Tout cela ne peut se faire qu’à partir du moment où le rapport au lire est suffisamment présent et vivant, en dehors même de tout souci d’apprentissage du code.

Les parents du GROUPE II, comme le montre la plupart des témoignages, délèguent l’apprentissage de la lecture à l’école et, mis à part les abonnements, où il n’y a pas de différence significative entre les deux groupes, les résultats des gestes 690 3 et 4 montrent des décalages. Pour ces familles, tout se passe comme si aucun lien n’existait entre imprégnation naturelle et acte formel d’apprentissage. Celui-ci est renvoyé à la responsabilité de l’école au cours préparatoire. On rejoint ainsi l’étude de PETONNET (1985), pour qui les familles les plus démunies de la banlieue parisienne marquent bien une séparation entre vécu familial et vécu scolaire. Autrement dit, l’école remplit sa mission d’enseignement de son côté tandis que la famille éveille son enfant en fonction de son ethos sans qu’il y ait, entre les deux, communication et interaction. Des parents rencontrés évoquent bien cela et, de plus, trouvent des prétextes d’indisponibilité pour ne pas emmener leur enfant à la bibliothèque ou ne pas leur raconter des histoires. Sans vouloir faire une extrapolation, la bibliothèque, par ce qu’elle représente, est un lieu de culture et de savoir qu’ils pensent inaccessibles. Leur manque de temps est, sans doute, à leurs yeux, avouable. Ils ne veulent probablement pas en franchir le seuil, car elle ne correspond pas à leur histoire et renvoie peut-être à une notion d’échec ou de difficulté vécue lors de leur propre scolarité. N’oublions pas que, sur les 26 familles du GROUPE II, 19 mères ont un niveau de formation de niveau VI et V, ce qui représente 73% de notre effectif – par comparaison, dans le GROUPE I, elles ne sont que 29,5%. De même, la représentativité du niveau de formation des pères appartenant au niveau VI et V, est de 78,2 % – par comparaison dans le GROUPE I, ils ne constituent que 14,2 %. Le rapport à l’écrit s’en trouve forcément altéré.

N’avons nous pas affaire globalement à deux styles partenarials précis ? Avec le GROUPE II, telle que nous avons défini la famille conformiste, les parents se déchargent de leur responsabilité d’instruction sur l’école. Ils délèguent et la seule initiative prise sera d’assurer à la maison le travail scolaire exigé. Les parents du GROUPE I présentent une autre alternative, il s’agit pour eux de jouer un rôle complémentaire à l’école (HENRIOT van ZANTEN, 1990). On le perçoit dans la lecture du soir. L’un et l’autre groupe y portent intérêt. Même si des familles, notamment du GROUPE I, disent y attacher moins importance, il n’en demeure pas moins qu’à la comparaison statistique, il n’y a pas de différence significative entre les deux groupes. Cependant, on note, au passage, qu’il en existe bien une sur le temps passé journellement. Les parents du GROUPE II consacreraient davantage de temps à la leçon journalière. Ils se situent dans une dynamique scolaire de répétitions et ne cherchent pas, d’une manière ou d’une autre, à le rattacher à une pratique d’imprégnation naturelle qui permettrait à l’enfant, de mettre en interaction ses deux univers culturels. Le travail scolaire est ainsi désincarné de réalité. Il ne vient pas compléter les connaissances dans une complémentarité des vécus cognitifs. Dès lors, on comprend mieux la différence vraiment significative pour le critère 10 691 . Les parents du GROUPE II commencent à raconter des histoires beaucoup plus tard que ceux de l’autre groupe. Ce n’est pas la peine de le pratiquer puisque, pour eux, l’enfant n’est pas assez grand. Quand il sera en C.P., là, il sera toujours temps. La lecture du soir demandée par la maîtresse est un devoir, une obligation. Cela rejoint l’idée que le système éducatif familial le moins adapté au développement cognitif de l’enfant est non seulement celui qui valorise l’obéissance mais également celui qui lui offre une structuration rigide (LAUTREY, 1984).

A de très rares exceptions, tous les enfants éprouvent une grande joie lorsqu’on leur raconte des histoires. Cela tient de l’évidence. Plus le milieu familial partage l’enthousiasme dans l’acte de lire, plus l’enfant pénètre et interroge ce nouveau code. Des valeurs y sont transcendées, des questions sont posées, et l’enfant construit sa propre perception du monde en le questionnant. Le langage, par des aller-retour, entre réalité (le quotidien) et fiction (les histoires), par le dialogue, pour peu que le parent y attache de l’importance, va justement permettre de rectifier le discours enfantin dans son vocabulaire au sens lexical, dans son énonciation au sens syntaxique. L’enfant, comme on a pu le percevoir 692 , se construit alors une personnalité lectorale en possédant des goûts pour tel ou tel genre littéraire qu’il affine.

Pour que l’enfant puisse rentrer dans l’écrit, il est nécessaire que la famille, dans son habitus, imprime le sens de l’acte et invite au désir de lire. Il ne suffit pas qu’il écoute bien en classe et obéisse aux règles prescrites. Il a besoin d’être actif pour acquérir ses connaissances. S’approprier le sens de ses apprentissages est essentiel, cela permet d’indiquer la direction, le projet de fin servant de boussole. Toutefois, les moyens sont aussi importants. L’école ne remplace pas la famille, mais elle la complète. Dans un contexte de socialisation de l’enfant, elle lui propose une palette plus variée de moyens que ses parents. Tous les exercices faits sur le temps de classe viennent renforcer les acquis, et il est vrai, que s’ils ne sont pas rattachés au sens que peut en faire l’enfant, l’efficacité en sera amoindrie. Tout le travail de codage et de décodage, de mémorisation de mots, en respectant autant que possible, la langue maternelle pédagogique de l’enfant, est nécessaire pour qu’il acquière la complexité du fonctionnement linguistique de l’écrit de notre langue. Tous les parents souhaitent ardemment que leurs enfants réussissent à l’école, d’autant plus qu’ils savent aussi que les diplômes professionnels et universitaires permettent, même s’ils ne sont pas suffisants, d’assurer un avenir 693 . La médiation parentale décrite dans les huit gestes est dépendante en partie du vécu des familles et corrobore l’idée selon laquelle " l’identité socioculturelle des familles véhicule des différences de niveau de développement et d’adaptation scolaire" 694 . En cela, cette recherche rejoint les conclusions de J.P. POURTOIS (1979). Cependant, on a pu constater, que indépendamment de leur milieu, des parents apparemment démunis ou en très grande difficulté, mettaient en place des conditions adéquates à l’élaboration de l’apprentissage. De multiples variables influencent les réussites de ces enfants et, dans le cadre de cette étude, on remarque que chacun d’eux tisse un rapport au lire. Il n’y a donc pas transmission de connaissances ou de savoir-faire mais, dans ces cas précis, médiation. En effet, le parent s’interpose entre le lire et l’enfant pour l’amener à posséder le code et le sens de sa fonction, non pas pour un avenir hypothétique mais pour un présent immédiat.

Notes
690.

GESTE 3 : Stimuler du désir d’apprendre à lire. En d’autres termes, proposer d'une part une palette variée à l’enfant pour qu’il puisse affiner ou trouver ses goûts, ses styles et d'autre part susciter chez lui les interrogations en lui offrant des lectures qui le captivent et l’interrogent. Ce faisant, ils développent des compétences métalinguistiques ; GESTE 4 : Aménager du temps pour la triade parent-enfant-livre. Dans cette triade, le contexte affectif sera le ciment consolidant le goût et le plaisir de lire. Il consolide sa connaissance des caractéristiques générales de l'écrit

691.

Critère 10 :L'âge de l'enfant au début des histoires lues.

692.

Pour affiner les goûts littéraires des enfants lecteurs, il aurait été intéressant de les interroger les enfants du GROUPE I.

693.

Plusieurs parents lors de l’enquête, conscient du problème de la lecture et de l’illettrisme ont évoqué le fait statistique qu’un enfant redoublant en C.P. avait peu de chance d’obtenir le baccalauréat Pratiquement tous ont déclaré l’importance de la lecture au quotidien, et pour l’avenir de leur enfant.

694.

POURTOIS ( J.P.).- Comment les mères enseignent à leurs enfants de 5-6 ans .- Paris, PUF, 1979, pages 215 et 216