Analyse. La famille LENOIR 708  : apprendre à lire s’inscrit dans un rapport de confiance

‘« ...Lire, c’est la finalité de tout un début... »’
  • Résultats au E 20 : Note Générale: 12 - Nlg : 10 - Nlf : 2 - D.A.: 1 - Tps : 24 min.
  • Les enfants : Romain ( 6 ans ), Julien ( 5 ans ), Manon ( 2 ans )
  • Le père : Exploitant agricole, titulaire d’un B.T.A., possède un exploitation d’une quinzaine d’hectares né en 1965
  • La mère : a arrêté son travail de secrétaire pour travailler avec son mari à l’exploitation. Titulaire d’un B.E.P. de sténodactylo. née en 1968
  • Divers: le revenu mensuel se trouve dans un fourchette de 6000 à 8000 francs

Seule, la maman nous a accueilli pour une heure d’entretien. L'habitation des Lenoir est inscrite dans un corps de ferme ou plusieurs logements se jouxtent. La petite porte d’entrée s'ouvre sur un couloir restreint débouchant sur une salle dont les murs n’ont pas encore reçu de revêtement. Nous nous sommes installés dans la salle à manger ; très peu d’écrits en apparence, des graffitis sur un mur laissés par la petite dernière, Manon qui tente de faire la sieste sur le canapé. Elle nous rejoindra vite et prendra spontanément des crayons pour gribouiller sur un cahier de coloriage laissé sur la table. Par l’entrebâillement d’une porte, nous apercevrons un bureau servant probablement à l’association dont madame Lenoir est secrétaire, tâche bénévole lui prenant beaucoup de temps. Un tableau noir trône dans un coin de cette grande pièce près de la cuisine ; les enfants peuvent y dessiner à volonté. La mère excusera l’absence de son mari qui, pour elle, a les mêmes convictions qu’elle. Les choses seront dites dans la simplicité donnant encore plus de sincérité au discours.

Madame Lenoir a une vision globale de la lecture. Elle l’inscrit d’emblée dans un registre beaucoup plus vaste. "La lecture, c’est tout un ensemble, c’est pas tout seul" dira-t-elle en début d’entretien montrant ainsi que cela fait partie de l’éducation d’ensemble de l’enfant. Elle le dit avec une telle évidence qu’on sent un discours sans artifice. Cela dit, nous remarquons la place importante faite à l'enfant considéré comme une personne à part entière. Il est là, présent, il regarde les adultes vivre autour de lui et puis ensuite au travers du langage, de son langage, il s’exprime, et il découvre. Il y a, pour elle, une forte présence du mimétisme enfantin, renvoyant le parent comme modèle dont l’enfant s’inspire pour évoluer dans le monde qui l’entoure. Pour la lecture, nous sommes dans une perspective de bon sens, ça va de soi. L’enfant écoute, regarde, et le parent est là pour montrer que ce qu’il entend peut s’écrire avec des signes s’appelant des lettres.

Dans le flot de son discours, rapide, convaincu, le mot "finalité" n’est pas lâché par hasard. Elle le redit une deuxième fois marquant ainsi une insistance : "C’est la finalité de tout un début qui se passe de tout petit , de 0 à ... je dis... au C.P. [...] Pour moi, la lecture, c’est la finalité de tout un début qui se passe à la maison, si l’enfant va à la crèche, il entend les autres qui parlent". Derrière ces mots, il y a un projet de sens qui est donné à l’action de lire dès le début de la vie de l’enfant. Et là, où certains parents pensent que la lecture commence au C.P., elle fait arrêter l’apprentissage de l'acte lexique au C.P.. Ne veut-elle pas dire, en fin de compte, que la finalité, en terme de projet de fin (A. de la GARANDERIE, 1995), s'enrichit par les moyens - apprentissage de la lecture - que l’on va mettre en place pour que l’enfant soit plus autonome par rapport à l’acte de lire ? L’apprentissage de l'acte lexique débute bien, pour elle, dès la naissance, elle l’associe d’ailleurs au langage. Pour elle, cela forme un tout homogène.

Le père est présent dans ses propos 709 . Sa disponibilité est moins grande du fait de son travail d’exploitant agricole. Il est là tout de même pour raconter des histoires le soir, il est volontaire et est en accord avec sa femme. L’histoire du soir est racontée aux trois enfants, les deux plus grands sont attentifs tandis que la petite derrière est "plus instable". Cela n’empêche pas la maman de porter attention à celle-ci et de lui raconter l’histoire à elle aussi. Malgré cette instabilité apparente, l’enfant enregistre le discours littéraire d'un conte. La maman raconte que dernièrement, l'enfant s'est imprégné d'une l'histoire pour "ressortir plus tard les mots qu’elle a entendus tout en feuilletant le livre. Y’a des mots qui ressortent. Ce matin, elle était avec une toute petite, elle se trouvait grande. Elle a pris le livre et bien, elle a ressorti les mots".

Cette mère attache de l’importance à toutes transcriptions graphiques ; "un dessin, ça se lit, c’est pas des lettres. Un dessin ça se lit. Tout se lit ". Ainsi,elle insiste sur le fait que le rapport que l’être humain a avec les objets, quels qu’ils soient, est un rapport de compréhension, un rapport de sens. Ce " tout se lit " peut s’interpréter comme tout se comprend et renvoie l’individu à sa manière de se comporter face au monde et à la connaissance. Ce n’est pas dit comme ça et on pourrait croire à l’extrapolation subjective, mais vue la conviction qui se dégage de la parole de cette femme, l’interprétation reste fondée. Pour Romain, ses parents ont donc commencé à lui raconter des histoires très tôt pour lui faire connaître ce savoir-faire : lire. Cependant, il n’y a pas, dans les propos de cette maman, le souci permanent de l'apprentissage formel de la lecture tel qu'on peut l'entendre. Elle le dira plus tard d’une façon beaucoup plus explicite. En incluant ces deux autres enfants, elle veut avant tout, "leur donner la chance de pouvoir lire et découvrir autre chose". Elle reste toujours dans le registre de la finalité et ajoutera : "à partir du moment où nous, on a le besoin en tant qu’adulte, on se dit que on veut donner une chance à nos enfants. Ce qu’on n'a pas forcément eu, on le donne après, nous". Par leurs attitudes éducatives, ils veulent donner plus à leurs enfants de ce qu’ils ont reçu eux-mêmes de leurs parents. Et avec le peu d'ouvrages possédés à la maison, elle va mettre ses enfants au contact du livre en leur lisant des histoires et en leur faisant partager sa passion de lire. La bibliothèque municipale sera moins utilisée qu’au début, sans doute par manque de temps 710 , l’école offrant un roulement de livres et de magazines suffisamment important. Et peut-être par souci d’économie, l’unique abonnement au nom de Romain servira aux trois enfants.

La quantité de livres n’est pas essentielle pour elle. Elle le dit d’ailleurs avec bon sens :"Ce n’est pas la peine d’avoir des tonnes de livres et de ne pas les lire". Elle privilégie donc la qualité dans le rapport que les enfants peuvent tisser avec lui plutôt que la quantité. La lecture est aussi un moment de partage. Elle qui aimait "son livre de chevet, [...]ce sont [ses] enfants qui lui prennent [son] temps", elle n’a plus le loisir de le faire. Mais qu’importe, elle " n’en souffre pas". Lectrice de romans avant d’être bien occupée par son exploitation et ses enfants, elle n’a plus le temps de lire mais "plus tard, quand ils liront tout seuls, ce sera [elle] qui prendra [son] livre". Pour l'instant, elle consacre toujours un moment de partage avec ses trois enfants quitte à dire à son aîné (C.P.) de ramasser son livre et d’écouter l’histoire de la famille s’il trouve qu’on le dérange 711 . L’histoire racontée n’est pas seulement le texte littéraire qui se déroule de façon linéaire. Il est prétexte permettant l’appropriation de connaissances 712 à l’aide du méta-discours qui se construit autour, grâce aux questions des enfants, au dialogue constant entre mère et enfants : "ils ont toujours des questions à poser sur l’histoire". Cette dernière suscite l’imagination romanesque ou aventurière, elle devient aussi source de questionnement sur le monde et sur la langue. L’enfant construit en même temps des liens logiques entre les personnages, les lieux et les événements. Il élabore la notion de temporalité et de spatialité ; deux notions fondamentales pour la connaissance du monde.

Manifestement, le temps manque à cette famille, mais les choses doivent se faire car il faut donner à l’enfant toutes ses chances. Le relais doit être passé, coûte que coûte, pour qu’ils puissent "aller chercher où l’information se trouve". Elle se consacre à la fois à ses enfants, à l’exploitation, et à l’association dont elle est secrétaire 713 . Et ce n’est pas parce que Romain sait lire qu’elle le renvoie à la solitude de la lecture. Pour elle, "une histoire ça se partage". Non seulement, il y a un rapport de connaissance mais également un rapport de médiation. Cela va beaucoup plus loin que la simple transmission 714 . La mère, et on peut y inclure le père, veulent donner à leur enfant "la chance de pouvoir lire et découvrir autre chose" et aussi le "goût" de connaître afin qu'il aille beaucoup plus loin qu'eux-mêmes dans la connaissance. L'expression, "nous après, on va être saturés", indique un seuil que les enfants doivent dépasser. Nous sommes bien dans un contexte de médiation cognitive telle qu’elle a été définie plus haut où les parents cherchent à ce que l'enfant, dans un accompagnement adapté, puisse acquérir son l’autonomie sans contrainte.

Il y a adéquation entre la culture familiale et la culture scolaire ou plutôt respect du cheminement proposé par la maîtresse. La mère ne s’oppose pas à la méthode d’apprentissage proposée, elle fait confiance. "[Elle] n’a pas de jugement à porter sur le travail de la maîtresse" parce qu’elle n’est pas "capable de faire apprendre à lire aux enfants correctement". Pour elle, c’est " le travail des instituteurs, ils savent ce qu’ils ont à faire " . De plus, elle positionne clairement ses rôles de mère : "chacun a sa place. Je suis la mère de famille, la maîtresse est la maîtresse". Il n’y a pas d’équivoque possible. Et, "quand la maîtresse, elle fait quelque chose, alors là, on fait pareil qu’elle". Ce n’est pas une résignation ou un respect aveugle de l’institutrice ; elle n'hésitera pas à la rencontrer pour un problème particulier. Mais, elle veut éviter à tout prix l’injonction paradoxale, qui consiste à donner deux ordres contradictoires laissant l’enfant, ou plus largement celui qui la reçoit, dans l’expectative. Elle le dit avec ses propres mots. :" c’est à nous d’être contents de la méthode de la maîtresse parce que si on est content, de toute façon, l’enfant le sent". En d’autres termes, la contradiction entre deux discours, deux façons de faire, déroute l’enfant et le manque de confiance peut entraver le bon déroulement de l’apprentissage de la lecture : "si l’enfant sent qu’on a une réticence sur n’importe quel sujet, il vous fera ressentir d’une autre manière". Autrement dit, s’il y a solidarité entre les adultes référents, il se sentira rassuré affectivement et libéré d'un point vue cognitif : "bon écoute , c’est ta maîtresse qu’il l’a dit, ben, il ne discute plus. Il doit faire ce que la maîtresse a dit".

Le travail du soir, quant à lui, se fait simplement au moment où la mère se rend disponible. A l’entendre dire, sa disponibilité reste limitée. Elle s’affaire au repas ou aux autres occupations domestiques pendant que l’enfant se met à son travail du soir. Avant même que l’enfant lise sa lecture à haute voix, elle lui demande de gérer mentalement le texte qu’il va restituer oralement à sa mère lorsqu’il aura fini son travail préparatoire 715 . Ca n’a l’air de rien, mais cela donne confiance à l’enfant ; on lui donne vraiment les moyens de comprendre le texte pendant ce temps de préparation. Le rapport de confiance s'installe constamment entre l’enfant et les parents par des petits moyens qui le sécurisent et le renforcent dans sa quête de savoir. Cette confiance en devient un principe d’éducation. D’ailleurs, avec le travail de l’exploitation agricole, pourraient-ils faire autrement ? Seuls, pendant que la maman est à la traite des vaches, les enfants jouent en l’attendant ; la télévision ne sera pas allumée inopinément et les programmes vus le seront sous le contrôle de la mère qui les sollicite plutôt à mettre une cassette quand le film n’est pas, à ses yeux, de bonne qualité. Ils partagent, ainsi, le travail de leurs parents. Ils les voient s’affairer à l’exploitation, "ils se rendent compte de l’effort, de la difficulté".Malgré tout, on prend aussi le temps de jouer en famille où l’on sortira volontiers petits chevaux ou "UNO". La maman fera une recette de cuisine avec l'un pendant qu’un autre clouera des pointes sur une planche.

Savoir lire ne se résume pas uniquement à la connaissance des lettres. Madame Lenoir inscrit ses actions dans une conscience plus globale de l’homme et du monde. Elle le dit à sa manière et met avec son mari des moyens cohérents au développement de l’éclosion de l’acte de lire. 716

Tout en ayant une vison traditionnelle des rôles partagés entre l’école et la famille, cette dernière n’en reste pas moins attentive aux moyens qu’elle met intuitivement en place. Sa visée s’apparente à celle des "précurseurs " 717 qui est, rappelons-le, axiologique. Avant d’être une histoire de confiance, apprendre à lire est d'abord une question de bon sens qui s’inscrit dans une finalité.

L'histogramme ci-dessus illustre bien les critères et gestes de médiation mis en oeuvre par monsieur et madame Lenoir. On est bien dans le cadre d'un projet de sens congru avec l'acte lexique qui facilite l'appropriation de l'enfant.

Notes
708.

Entretien N°5 issu de la pré-enquête faite dans le courant de l'année scolaire 1996-1997

709.

M « ... Mon mari pense comme moi, mais du fait du travail, il a beaucoup moins de disponibilité que moi, donc, le soir au coucher, on a la petite histoire, on a... ça ne les empêche pas par contre de venir sur les genoux de papa, avec un livre :" eh ! papa il faut que tu me le lises". Donc papa va le lire.... »

710.

M « ...J’y allais, mais maintenant pour l’instant, actuellement pendant l’école, je n’y vais plus, parce que j’ai ce qu’il faut par l’école, et puis voilà... Je ne vais pas courir... »

711.

M « ...Alors il (Romain) lit sa petite histoire tout seul. Mais quand on est dans la chambre, vu qu’ils sont tous les 2 dans la même chambre, euh... C’est l’histoire pour tout le monde. Parce que c’est arrivé que lui, il voulait lire sa petite histoire « maman, tu me déranges, maman tais-toi, tu me déranges ». Bah, non, il faut que je lise à Julien ou alors, toi tu lis ton histoire à Julien. Alors, comme ce n’était pas d’accord, « Tu fermes tout, tu écoutes avec nous ...».

712.

M « ...c’est utile de savoir lire et puis ça permet de voir autre chose que son environnement. De par le livre, on sort de son école, de la famille, on sort de ses jeux. On voit qu’il y a autre chose. Qu’il y a d’autres choses qui se font à côté en même temps que vous. Le livre, ça permet de voir qu’il y a plein de choses qui se font. Sans le livre, y’a bien les informations, mais ce n’est pas les enfants sont trop petits pour... Romain, tout juste, on regarde les infos, il arrive tout juste à transposer. « Maman, tu sais chez nous, il s’est passé ci, il s’est passé ça, tout juste », mais les enfants autrement, pour s’évader de leur monde, enfant, pour moi y’a le livre, la lecture, c’est indispensable de connaître... »

713.

M « ..c’est une association à loi 1901, y’a des adhérents et quand les agriculteurs sont malades, ou accidents ils téléphonent au responsable de planning et ensuite après, c’est ensuite que mon travail vient. C’est à moi d’établir des factures, la correspondance avec les organismes sociaux, avec les assurances... »

714.

Pour plus de précisions cf. chapitre 1 TOME I

715.

M « ... Il y aura, ... euh... Non pas plus, ce que je lui fais faire aussi avant de me la lire toute haute, l’histoire, plutôt que d’accrocher à un mot et hop on s’arrête, moi, je préfère qu’il me lise dans sa tête et puis après « essaye de me la lire mais sans t’arrêter ; doucement mais sans t’arrêter ». Mais ça c’est maintenant. Parce que au départ, il ne lisait pas dans sa tête. Parce qu’il avait pas confiance en lui. Ce que je lui ai fait faire aussi, « tu lis l’histoire et maintenant, tu me la racontes après » parce que c’est vite lu, je sais après les thèmes « Tu me la lis dans la tête et après tu me la racontes ». Je vois bien si c’est cohérent ou pas... ».

716.

Les critères N°4 et N°8 ne sont pas suffisamment explicites pour être retenus et visualisés.

717.

Cf. tableau reprenant la typologie des différentes tendance dans le chapitre 3 TOME I