Analyse. La famille NERRAUD 718  : l’apprentissage de la lecture, c’est avant tout l’affaire des parents

‘« ...lire , c’est un processus qui commence très tôt... »’
  • Résultats au E 20 : Note Générale : 16 - Nlg : 11 - Nlf : 5 - D.A. : 0 - Tps : 10 min.
  • Les enfants : Amélie ( 6 ans ), Pauline ( 4 ans )
  • Le père : Il est technicien en électronique et titulaire d’un B.T.S. (BAC + 2), il travaille à plein temps et est né en 1964
  • La mère : Infirmière en libérale (BAC + 3), elle travaille à ¾ de temps et est née en 1967
  • Divers : propriétaires d’une maison. leur salaire s’élève au delà de 25 000 francs.

La famille Nerraud habite dans une vieille maison bourgeoise rénovée dans un style plutôt moderne. Assis autour de la table-billard, dans la grande salle, espace de la sphère publique de la maison, l’entretien se déroula pendant une heure. De l’escalier, donnant accès à l’étage et desservant les chambres, descendra Pauline (la plus jeune) ne voulant pas faire de sieste aujourd’hui. Une cheminée finit d’orner cette pièce. Un petit bureau d'enfant se trouve près d’une fenêtre. Divers papiers et bricolages montrent que la petite soeur cadette s’adonne au crayonnage, à la peinture et au découpage. Par une porte entrouverte, on peut apercevoir une pièce dans laquelle des jeux sont rangés soigneusement sur des étagères. Dans la bibliothèque vitrée, on peut y voir des livres ordonnés. La télévision, une caméra ainsi qu’une chaîne HI-FI sont disposées dans la partie salon de cette même salle. Quant à la cuisine, on la devine jouxtant la pièce dans laquelle nous sommes. Madame Nerraud dira qu'elle est contente de ce qu’elle a réussi. Fille d’ouvrier vivant à la campagne, elle a su garder les bonnes traditions pour elle et ses enfants. Nous saurons qu’elle travaille comme infirmière libérale avec deux autres collègues et qu’elle tient plus fort que tout à garder son mercredi pour être disponible à ses deux enfants.

A la question concernant l’apprentissage de la lecture, madame Nerraud donne une définition encyclopédique "processus qui conduit à savoir lire". Cela dit, le terme de processus n’est pas employé au hasard. "Développement temporel de phénomènes marquant chacun une étape" 719 , le processus s’inscrit dans la durée. Ainsi, par ce mot, madame Nerraud indique clairement que l’enfant s’imprègne de sa la langue écrite par un bain culturel favorable à l’acte de lire s’inscrivant dans le temps. C’est dans la première phrase de l’entretien qu’elle dira que "le processus commence très tôt, très jeune, enfin avant 6 ans. Ils commencent quand ils sont tout petits,[...] c’est la connaissance des signes, après la reconnaissance des lettres, des syllabes, des mots peut-être et voila". Convaincue à postériori que l’apprentissage de la lecture commence très tôt, elle initie 720 les enfants au plaisir de lire très rapidement pour uniquement "les distraire et [se] faire plaisir aussi". "[Elle] ne l’a pas fait dans le but de leur apprendre à lire ou de leur donner envie de lire". Elle prend conscience que cette initiation naturelle, évidente, facilite grandement la prise de conscience des signes écrits chez l’enfant. L’achat du logiciel ADIBOU - nécessitant l’achat d’un ordinateur - et de la méthode BOSCHER autorisent à penser que ses intentions vont au delà du simple désir d'éveiller globalement l'enfant à l'écrit. Elle souhaite ardemment lui apprendre à lire avant le C.P. et c’est ce qu’elle fera par petites touches successives. Bien sûr, elle s’en défend un peu. Mais, l’investissement matériel (livre, logiciel, méthode) n'est pas neutre et il dépasse la simple histoire lue le soir pour uniquement se faire plaisir.

Nous pouvons dire que pour l’enfant, tout a débuté avec le logiciel ADIBOU où "il fallait recopier les lettres du haut et [pour la mère] cela a commencé là". Voyant l’enfant s’intéresser de plus en plus aux signes graphiques créant dans sont esprit enfantin probablement du sens, la mère a proposé une méthode de lecture - méthode BOSCHER -. Elle n’a pas choisi la plus récente, soit dit en passant ; elle a été utilisée au début du XXème siècle par les enseignants du primaire de l’époque. Dès lors, nous sommes persuadé qu’il s’agit bien d’une démarche intentionnelle de sa part dépassant en tout premier lieu le souhait de sa fille. Laissant tomber les craintes du début de l’entretien, elle dira en toute confiance que non seulement "[sa fille] était demandeuse mais[elle aussi] avait envie". Son désir d’être institutrice quand elle était plus jeune est probablement l'un des vecteurs de cette démarche 721 entreprise.

Les deux supports de lecture utilisés ont des démarches opposées et complémentaires oserait-on dire. La méthode BOSCHER 722 , en présentant le découpage systématique des mots pour les rassembler par la suite s’inscrit dans les méthodes synthétiques. Par contre, le logiciel ADIBOU dans un environnement ludique et interactif offre à l’enfant la découverte des mots et des chiffres. Connaissant ce logiciel, nous ne pouvons pas affirmer qu’il est à part entière une méthode d’apprentissage de la lecture. Il a, au niveau des mots à lire, il est vrai, un départ analytique. Par son interactivité, dans sa simplicité de fonctionnement, il initie l’enfant au sens de sa propre action. Autrement dit, l'ordinateur donne à l'enfant la possibilité de voir tout de suite la ou les conséquences de ses gestes. La virtualité de cet outil va ainsi lui permettre de pénétrer dans l’abstraction tout en construisant des liens de cause à effet. Dans cette perspective, ce logiciel n’est pas seulement axé sur la lecture ; il permet à l’enfant de se construire des schèmes mentaux indispensables à l’acte lexique. En ce sens, il peut effectivement favoriser l’apprentissage de la lecture.

Le recours à la bibliothèque est moins prégnant. Elle y allait lorsque l’enfant était petite et que la bibliothèque familiale n’était pas tout à fait constituée. "Maintenant,[elle] y va moins.[Elle] prend des livres qu’[ils n’ont] pas, des « J’aime lire » parce que ce sont des petits romans". Il y a une grande présence du livre dans la maison. "Il y en a partout" dira-t-elle "en haut, en bas". Il y a également une implication de l’enfant dans la vie scripturale de la famille. L’enfant n’est pas sans voir sa mère avec son agenda ou son répertoire téléphonique et quand cette dernière prépare confitures ou gâteaux, la petite est présente. "Elle lit la recette de A à Z " [...] la mère l’aide, "mais, elle fait la recette, c’est elle qui mélange comme elle le lit". L’enfant a non seulement intégré les éléments du code grapho-phonologique qui régissent sa langue maternelle mais elle l’utilise pour ses projets personnels. Elle donne sens à ce code. La construction de la langue écrite pour cette enfant se construit également dans un contact socioaffectif positif vis à vis de ce nouveau code. A son tour, après la proposition de la mère, l’enfant devient demandeuse et c’est ce qui fait dire à la mère "qu’elle ne l’a pas forcée à lire" se défendant ainsi contre toute attaque de personne qui verrait en cette proposition du "bourrage de crâne". L’enfant est passée, à un moment de son histoire, de lectrice débutante par une phase d’observation ou d’auditeur (écouter les histoires) à une phase d’acteur (lire seule). Et, c’est à ce moment que la mère a proposé une méthode d’apprentissage de lecture. "C’était une demande. C’est-à-dire que c’était une période où le soir avant je lisais des histoires et puis j’ai acheté ce livre [méthode d’apprentissage de lecture BOSCHER] parce que je sentais qu’elle était prête et après le soir elle voulait lire une page du livre, ses syllabes, elle n’était plus demandeuse de textes, d’histoires, mais elle était demandeuse d’apprentissage. Donc, ça nous a pas passé plus de temps que de lire des histoires le soir, ça rentrait naturellement. Enfin c’est pas du tout... bon, on pourrait supposer que j’ai forcé à lire, non pas du tout, elle a voulu, elle a vraiment voulu apprendre à lire. Parfois, moi je la voyais l’après-midi elle prenait son petit livre et elle lisait les syllabes, elle faisait toute seule, je ne sais pas si elle faisait bien ou pas bien parce que je n’étais pas derrière pour écouter, mais elle faisait toute seule". C’est donc une conjoncture d’événements qui a amené l’enfant à s’intéresser plus particulièrement au code.

L’enfant sachant lire avant même d’entrer au C.P., la mère s’est désintéressée de la méthode de lecture proposée dans la classe de sa fille. Elle s’oppose à la méthode préconisée par le maître de sa fille car elle se dit n’être "pas pour la méthode globale". Elle trouve que les exercices s’apparentent trop à du par coeur et que certains d’entre eux sont "absurdes". Le travail de lecture du soir se résume donc à " trente secondes et c’est fini ". Il y a une déception de la part de la mère car elle aurait souhaité que "sa fille avance un peu plus vite dans un apprentissage quelconque" . Elle ira même jusqu’à dire "elle a pris une année sabbatique" montrant que sa fille n’a rien fait.

Nous apprendrons que l’enfant aime jouer à des jeux dits éducatifs ou de société. L’ordinateur semble y tenir une place importante, mais d’autres jeux plus interactifs tels que le jeu d’échecs ou puissance 4 sont utilisés en famille 723 . Les parents jouent avec leurs enfants montrant qu’il y a une dynamique familiale autour du jeu. Le père est bien présent dans le discours même s’il faut la solliciter sur cet axe là. "Il n’était pas en marge"dira-t-elle même quand elle a initié Amélie à l’apprentissage de la lecture. Et, il prend largement sa part quand il s’agit de raconter des histoires aux enfants lorsque, notamment la maman n’est pas arrivée de son travail. C’est lui, entre autre, qui joue le plus avec sa fille aux échecs, ou qui prend du temps avec elle quand il bricole. Il y a donc bien dans cette famille partage des tâches entre les parents même si la mère prend peut-être plus d’initiatives vis à vis des enfants.

La télévision, quant à elle, semble sous surveillance. En effet, la mère "surveille ce que les enfants regardent .[Elle] dit [son] avis sur les dessins animés que [ses] filles regardent sans pour autant éteindre la télévision". A l’entendre, le petit écran est peu allumé. Les parents la regarderont une fois que les enfants sont couchés. La préférence sera plutôt pour les cassettes vidéo qui ont été offertes aux enfants. En résumé, "[elle] ne favorise pas la télévision".

Si au tout début de l’entretien, nous pouvions sentir une femme légèrement réticente aux questions, chemin faisant, la parole s’est déliée jusqu’à nous confier certaines convictions sur la place des parents dans l’éducation, caractérisant ainsi son appartenance à un type plutôt qu’à un autre. En effet, les propos de Madame Nerraud s'orientent plus vers les tendances "entrepreneuriale" et précurseur 724 tout en étant dominante pour la première. A ce titre, la scolarité est considérée comme un investissement et l'action est bien menée dans un souci d'évaluation et de rentabilité. C'est bien le cas des convictions de cette maman. Sa tendance précurseur apparaît quand elle annonce qu'il faut donner le maximum aux enfants. Pour elle, on devrait "quand ils ont un an... leur mettre un crayon entre les mains". De même, elle est convaincue qu’il ne faut pas attendre que les enfants aillent en maternelle pour apprendre. "Entre 0 et 3 ans, on peut leur apprendre des choses" à condition qu’une "certaine hygiène de vie en sommeil et en calme" soit respectée.

Cette mère formule également un regret vis à vis de l’école ; sa fille n’a pas avancé comme elle aurait dû. Dans son désir qu’elle fasse beaucoup mieux qu’elle 725 , elle aurait "souhaité qu’Amélie ait un minimum de leçons le soir" pour que se forge en elle la volonté du travail "pour gagner sa place".

La mère - et probablement le père - est, sans aucun doute, dans une logique entrepreneuriale. Elle est désireuse de respecter l’enfant dans ses rythmes biologiques et d’acquisitions de connaissances tout en lui proposant le maximum. Par conséquent, elle pense que dans le projet de l’école où est inscrite sa fille, la définition "aller au rythme" de l’enfant, ce n’est pas suivre en priorité le rythme de croisière du dernier de la classe. Pour elle, plus exactement "c’est faire en gros 3 niveaux [...] ce n’est pas seulement rattraper par le bas", c’est avancer aussi. Elle interroge ainsi l’institution scolaire qui n’a pas offert suffisamment de connaissances à sa fille cette année. Si, comme nous pouvons le comprendre, l’apprentissage de la lecture, c’est avant tout l’affaire des parents, l’école doit être capable de se mettre au niveau de chaque enfant. Convaincue de cela, elle met en oeuvre tout ce qui lui est possible pour médiatiser l'acte lexique.

Le graphique ci-dessus 726 illustre bien les contradictions opposant les deux sphères scolaire et familiale. Cela dit, la maman est suffisamment avertie des conséquences d'une opposition affichée devant sa fille pour ne pas lui en faire état ; elle n'en parle qu'aux adultes intéressés par la question. Le critère huit n'a pas été affiché volontairement par souci d'objectivité - la maman n'a pas fait état du nombre de livres possédés - mais on peut penser un nombre élevé dépassant les cent cinquante ouvrages. Comme on a pu le voir, même si tous les critères ne sont pas remplis, cette famille, avec les particularité qui sont les siennes, ménage un équilibre éducatif et pédagogique, offrant ainsi une médiation porteuse de sens.

Notes
718.

Entretien N°6 issu de la pré-enquête faite dans le courant de l'année scolaire 1996-1997

719.

Encyclopédie Hachette Volume DIC. 3 page 1102

720.

M « ...à l’âge des petits livres cartonnés, les épais petits livres. Enfin je sais pas, vers 9 mois quoi, enfin quand ils ont l’âge par exemple d’essayer de comprendre ce qu’on leur raconte... ou bien y’a des petits livres aussi enfin avec un objet, seulement un mot, c’est aussi la lecture... »

721.

M « ... J’suis peut-être quelqu’un qui avait envie d’être instit et puis qu’a pas fait instit.[...] J’avais envie d’être instit, moi quand j’étais jeune. Je pense que ça aussi, enfin le désir d’apprendre aux autres, enfin y’ a aussi le plaisir d’éduquer les gens ... »

722.

M « ...J’ai acheté un livre qui s’appelle la méthode BOSCHER... ».

723.

M « ...quand j’ai le temps. Je fais des petites choses avec elle. On fait du bricolage, on fait des activités manuelles ou bien, quand elle a envie de faire des activités que j’ai pas envie donc on reste près d’elle pas trop longtemps. Elle a aussi... elle continue sur ADIBOU, elle a des petits logiciels de jeux, de jeux éducatifs et elle avance un peu dessus quoi.... »

724.

Cf. tableaux des différentes tendances typologiques dans le chapitre 3 TOME I

725.

M « ...J’ai entendu mon père dire une fois un jour qu’on a toujours envie que les enfants fassent mieux que nous-mêmes. J’adhère à ça. J’ai envie qu’elle fasse mieux que moi. C’est pas mal ce que j’ai fait. Qu’elle fasse plus que bac + 3, oui j’aimerais qu’elle mène des études... »

726.

. Les critères 4 et 8 ne sont pas suffisamment explicites pour être retenus et visualisés.