Analyse. La famille LECHAREAU 727  : l’apprentissage de la lecture : une complémentarité entre l’école et la famille.

‘« Savoir lire, c’est savoir, non seulement déchiffrer mais aussi comprendre l’histoire, comprendre le sens »’
  • Résultats au E 20 : Note Générale : 16 - Nlg : 11 - Nlf : 5 - D.A. : 1 - Tps : 15min.
  • Les enfants : Emilie ( 6 ans ), Quentin ( 3 ans )
  • Le père : Cadre dans une banque, il est chargé d’étude. Il travaille à temps complet et est titulaire d’une maîtrise en Sciences Economiques. Né en 1960.
  • La mère : elle a arrêté son travail pour être auprès des enfants. Titulaire d’un B.T.S. en secrétariat, et née en 1964.
  • Divers : Propriétaires d’un pavillon à 200 m de l’école. Le salaire familial est entre 6000 et 15 000 francs, estimé à 13 000 francs.

Pendant que Madame Lecharreau nous faisait entrer dans son petit pavillon de banlieue, elle s'empressa de reprendre son téléphone pour régler un contentieux bancaire. C'est elle, en effet, qui, déchargée de tout emploi professionnel par choix, s'occupe des enfants et de la gestion quotidienne du foyer. Nous l'attendons dans la salle à manger-salon où elle nous fait asseoir. Là, tout est ordonné : un grand living où l'on peut apercevoir livres magazines, bibelots et verres, une table de salon avec des livres d'enfants épars, les photos de Emilie et de Quentin sur le buffet. L'entretien, quant à lui, se déroulera autour de la table de style de la salle à manger et, d’emblée, madame Lecharreau nous donne la visée de leur action de parents vis à vis de l’apprentissage de la lecture : "nous, on avait envie qu’elle ait envie de lire[...], je le disais que ça allait lui permettre... ça lui donnerait certainement plus de facilité à l’école, si elle s’intéressait le plus tôt possible".

Ils sont très pragmatiques et veulent donner le maximum de chances à leur enfant. Ils s’apparentent ainsi au type entrepreneur que nous avons décrit. Néanmoins, si cette visée est bien présente, elle sera beaucoup moins marquée dans la suite du discours de cette femme. Nous sentons une mère très impliquée dans cet apprentissage. Elle revendique en partie " la maternité " du succès de sa fille ; "c’était un succès pour moi, j’étais[...]  contente...". Cela ne l’empêche pas d’associer son mari. Le pronom indéfini " on " qu’elle utilise n’est pas choisi au hasard des mots ou de la conversation. Quand elle veut indiquer qu’elle est seule, impliquée dans telle ou telle attitude, elle le dit avec le pronom " je " - "J’étais contente...je croyais.... j’adore lire"...-. Le pronom " on " associe le père dans son discours.

Nul doute, l’enfant construisait du sens en s’appropriant le livre dès son plus jeune âge et c’est ce qui fait prendre conscience à la mère que "savoir lire, c’est savoir, non seulement déchiffrer mais aussi comprendre l’histoire, comprendre le sens" . Elle prolonge ainsi la première définition qu’elle donnait au tout début de l’entretien quand elle disait "le tout début, le B.A. BA, je dirais, savoir lire, c’est avoir le contact avec la lettre, avec les livres, avec le papier et le vouloir lire". Autrement dit, elle s'éloigne des considérations du déchiffrement pour aborder rapidement la notion de sens. Connaître les lettres indique qu’il est nécessaire de savoir, un tant soit peu, le code pour le maîtriser ultérieurement. Avoir le contact avec le livre renvoie le lecteur à une dimension sociétale inscrivant le livre comme objet à part entière original tissant des liens entre les hommes. Avoir contact avec le papier, même si cela peut paraître anodin, cela nous rappelle que le support a toute son importance - le journal n’est pas écrit sur n’importe quel papier, un roman non plus, un bottin téléphonique encore moins, etc -. Enfin, vouloir lire, expression venant éclairée la précédente, explique que l’acte de lire s’inscrit dans une dynamique individuelle et volontaire. Bien sûr, madame Lecharreau ne pensait peut-être pas à tout cela mais quand elle dit " qu’il faut mettre l’enfant très tôt en contact avec le livre ", cela indique qu’elle insiste sur le fait que lire est, pour l’homme, une activité incontournable et par conséquent importante pour sa vie au jour le jour.

Emilie accédera, à ses quatre dimensions par une aide, un soutien, une médiation que ses parents lui apporteront. Tout d’abord "[ils] racontent beaucoup d’histoires". "Moi je suis très lecture ", déclare la mère en ajoutant qu’ils ont raconté "des histoires depuis qu’elle a deux ans, tous les soirs " et ils continuent depuis que Quentin le petit frère est né. "[Ils] lisent l’histoire aux deux enfants, la même histoire tous les soirs, tous les soirs. Ils sont tous les deux réunis dans la même chambre et [ils] lisent une histoire". Il y a partage de la lecture du conte. Même si le plus petit 728 ne s’intéresse pas directement à l’histoire, comme le dit la maman, il s’imprègne du discours raconté dans un livre et rentre petit à petit dans la codification de la langue écrite. Le choix revient aux enfants et "quand le livre est trop long, on partage, on se met d’accord, on dit on lit trois chapitres puis on lira la suite demain, c’est en fonction du livre que les enfants choisissent. Ce sont les enfants qui choisissent les livres qu’on va lire le soir". La Médiathèque a une place importante également où les enfants vont avec leur mère "tous les mercredis". Et là, nous découvrons que la mère a une passion pour les livres. C’est son "élément". Elle dira d’ailleurs, avec simplicité qu’elle "redécouvre les Agatha Christie". Elle partage avec sa fille un même plaisir, lire et cela la rend heureuse.

"[Elle] n’a pas voulu lui apprendre à lire " et a renvoyé la responsabilité du déchiffrage à l’école. C’est davantage vouloir "lui donner le goût de lire, de prendre un livre et puis si on ne sait pas lire, on regarde les images". La lecture d’une histoire est aussi le prétexte aux dialogues et aux questions que l’enfant va poser. Cela lui permet de construire des liens dans l’histoire lue et d’accroître son volume de connaissances tout azimuts. Aussi, parallèlement, elle participe activement aux jeux d’écriture 729 que lui propose sa fille. C’est ainsi que Emilie a commencé l’apprentissage de la lecture dans cette ambiance harmonieuse. Non seulement, la maman - le père est sans doute partie prenante des actions mais étant moins présent n’en a pas l’initiative - favorise le contact avec la langue écrite mais également donne la possibilité à l’enfant d’exprimer son imagination sans forcer, en écoutant, ou en proposant. Ce contact, depuis les deux ans de l’enfant a été alimenté également par une revue de la presse enfantine (WINNIE), par la fréquentation spontanée et naturelle de la bibliothèque d’école où l’enfant aime prendre des revues ( J’aime Lire, Les Belles HistoireS) et dernièrement par les rendez-vous au conte tous les quinze jours à la médiathèque de la ville.

Cette mère, comme nous l’avons dit plus haut, n’est pas toute seule dans ce projet. Le père a toute sa place. Il est présent pour la petite histoire du soir 730 . Elle indique même qu’il lit des B.D. montrant que c’est un lecteur lisant pour se détendre car au bureau "il ne lit que des revues spécialisées". On saura aussi que Emilie s’initie à ce style de support par la présence de B.D. à la maison. Elle apprend à jouer aux échecs avec son père. Malgré son activité professionnelle, "il trouve toujours du temps " pour jouer ou raconter des histoires.

On a offert à cette enfant - et les parents continuent de le faire - un bain culturel d’écrits où elle enrichit son imaginaire et construit les habiletés indispensables à l'élaboration de l'apprentissage de l'acte lexique. L’enfant n’a pas appris la codification graphophonétique de la lecture à la maison. Madame Lecharreau est convaincue que cela s’est fait en grande section. Elle, en impliquant son mari, nous dira "nous, on a donné l’envie", voulant dire par là qu’ils ont offert à leur enfant un projet de fin pour qu’elle ait envie de lire. Quant à la maîtresse, "elle lui a donné le pouvoir de lire [...], elle a su combler, faire le lien avec la lecture " montrant ainsi que les bases nécessaires à ce projet de fin se sont élaborées à l’école.

Sommes-nous en présence d’une enfant intellectuellement précoce ? En effet, la maman s’étonne qu’Emilie ait commencé à écrire son prénom à deux ans sans son intervention 731 . Aussi, évoquant le parcours scolaire des copines de sa fille n'évoluant pas de la même façon -"Les mamans en sont catastrophées"-, elle fait implicitement une comparaison entre les enfants. La question de la part de l’inné chez cette enfant se pose continuellement lors de cet entretien dans la mesure où les amies d’Emilie réussissent apparemment moins bien. L’essentiel, ici, n’est pas de répondre directement à cette interrogation. Il faudrait d’abord redéfinir avec précision ce qu’est un enfant intellectuellement précoce (TAVERNIER, 1991). Prolongeant le questionnement sur l'écart considéré comme tel entre les enfants, la mère le relativise toutefois en fin d’entretien puisque ces dits enfants, d’une part, n’ont pas du tout été retenus comme enfant en difficulté ou en échec scolaire par l’épreuve du E 20 et, d’autre part, par rapport à leurs notes en dictée de mots et leur comportement scolaire (bons résultats en math), tout laisse à penser que ce sont des enfants ayant un scolarité ordinaire. Précoce ou pas, Emilie a été soutenue dans ses différentes approches avec le monde de l’écrit. Il est vrai que cela peut nous interpeller mais, nous n’avons pas d’éléments objectifs - le Q.I. si tant est qu’il puisse à lui tout seul donner des éléments objectifs - pour dire dans le cadre de cette recherche si l’enfant est précoce intellectuellement. Nous pouvons seulement affirmer que, très tôt, l’enfant a reçu des stimulations cognitives ayant favorisé rapidement l’éclosion de la lecture.

Nous saurons également que l’enfant est dynamique et aime la pratique du judo "pendant 3 heures et demie par semaine c’est déjà pas mal". Comme on peut le voir, l’enfant est très occupée quand on sait qu’elle participe aussi à la lecture du conte 732 tous les quinze jours. Cela n’empêche pas qu’il y ait des temps où parents et enfants jouent ensemble (jeux de cartes ou de bricolage). Quant à la télévision, l’enfant la regarde tous les soirs après l’école sous le contrôle attentif 733 de la maman qui limite le temps.

La perception relative de la méthode de lecture semble une interrogation délicate. "C’est peut-être son envie de savoir lire qui a fait qu’elle s’est bien adaptée à sa méthode" nous confie la maman. En d’autres termes, qu’importe la méthode puisqu’elle avait envie de lire. Cela nous renvoie directement aux débats des méthodes de lecture plus ou moins accusées à tort ou à raison de favoriser ou non l’orthographe ou de faire une place plus ou moins importante au sens plutôt qu’aux sons où l’inverse. La méthode de lecture utilisée dans la classe de Emilie sera d’ailleurs qualifiée de " globale " sans pour autant que l’instituteur ait prononcé ce mot. Il est probable que le recours à la forme visuelle des mots soit privilégié mais, d’après les dires de l’enseignant, la méthode est axée sur le sens réel de l’histoire racontée. On n’est donc pas dans une méthode globale originelle 734 . Il est vrai, par contre, que la méthode, au moins dans les premiers temps, ne favorise pas le recours systématique à la combinatoire, système connu des parents et ancré dans leur histoire de débutant lecteur. Madame Lecharreau est contente parce que sa fille a réussi à apprendre à lire, mais pour compatir aux déceptions de ces mamans catastrophées, elle prend leur partie en disant qu’il faut proposer aux enfants "Une autre méthode tout de suite quand on se rend compte en décembre, janvier ou février que la méthode globale ne marche pas".

Toutes les actions menées par ces parents et leur choix de vie (arrêt du travail de la mère) ont probablement favorisé chez leur enfant l’éclosion de la lecture. C'est en ce sens qu'on peut affirmer qu'une médiation parentale est à l'oeuvre. Le langage oral, le discours sur les choses, faisant partie de cette médiation, sont très importants. Ils permettent à l’enfant de conceptualiser progressivement le monde qui l’entoure ; madame Lecharreau en est convaincue 735 au même titre que de mettre très tôt un livre entre les mains d’un enfant. Une complémentarité entre les deux univers familial et scolaire a aussi facilité l'appropriation de l'acte lexique où l’école a offert les moyens pour l’élaboration de ce sens pendant que la famille a suscité un climat propice à l'acte lexique. 736

A partir de cet approfondissement de la relation se tissant entre parents, enfant et livre, nous percevons les limites d’une typologie trop restrictive qui enfermerait les parents dans un carcan théorique ne donnant pas suffisamment de significations à leurs attitudes. Tout d'abord, Ils ont bien une démarche "entrepreneuriale" 737 dans la mesure où, en proposant la lecture, ils pensaient que leur enfant aurait plus de facilités. Ils sont traditionnels car ils s’en remettent à l’école pour l‘ apprentissage de la lecture. Ils sont enfin précurseurs, car ils proposent des moyens pour faire découvrir l’acte lexique à leur enfant. A l'écoute de l'enfant, en lui laissant une certaine liberté, ces parents médiateurs d'écrits sont bien conscients que l'acte lexique ne s'arrête pas seulement à la découverte et la compréhension des signes. Comme nous avons tenter de le démontrer, ils ont installé une médiation forte tout en tenant compte du dynamisme de leur fille.

Notes
727.

Entretien N°9 issu de la pré-enquête faite dans le courant de l'année scolaire 1996-1997

728.

M « ... Emilie aime lire, le frère pour l’instant, il a d’autres sujets d’occupation... »

729.

M « ..Un jour elle a fait un livre, c’est-à-dire qu’elle a fait une histoire, alors elle m’avait demandé d’agrafer ses fiches, on a agrafé, elle a fait des dessins qui avaient une histoire et elle m’a demandé de lui écrire l’histoire. Alors, moi sur un papier je lui écrivais et elle dessinait le graphisme des lettres quoi, on ne pouvait pas dire que c’était de l’écriture mais elle a fait son livre comme ça. Donc ça, c’était un succès pour moi, j’étais... »

730.

M « ... Mais c’est vrai qu’on lit. Le papa ne lit que des BD. Parce qu’au bureau il lit beaucoup de revues spécialisées pour son travail. Donc à la maison, c’est spécialement les BD et Emilie a essayé les Tintin. Bon! Mais, c’est déjà un peu compliqué quoi à lire, mais sinon elle lit.... »

731.

M « ...Un jour on s’est rendu compte, on a emmené Emilie à l’école et le maître nous a pris à part. Voilà je suis embêté, Emilie sait écrire son prénom en lettres bâtons, mais nous on lui demande de ne pas l’écrire en lettres bâtons, si elle doit l’écrire il faut que ce soit en lettres attachées. Et moi je lui ai dit, mais c’est vrai que j’ai vu qu’elle savait écrire en lettres bâtons mais moi j’ai cru que c’était le maître qui leur avait appris. Mais en fait on s’est rendu compte que... c’étaient les petites jeunes filles qui viennent des fois jouer avec elle ou qui viennent la garder quand on sort qui, bah, elle demandait aux jeunes filles : " Comment ça s’écrit Emilie ? ". Et les jeunes filles lui écrivaient en lettres bâtons parce qu’elles trouvaient que c’était mieux pour un enfant de cet âge et en fait c’est comme ça. Elle a recopié ce que les grandes filles lui avaient montré. Mais en fait moi je croyais que c’était le maître, lui croyait que c’était nous et en fait c’était ni l’un ni l’autre, c’était une source extérieure... »

732.

La médiathèque de la ville organise un mercredi tous les quinze jours un temps où un conteur raconte une histoire aux enfants présents.

733.

M « ... Elle la regarde quand elle revient de l’école, qu’elle a pris son goûter, y’a des dessins animés qui durent 20 minutes. Elle les regarde parce je pense qu’elle a besoin d’une pause, parce qu’elle revient de l’école et elle est toute excitée. Donc, là, ça la remet à niveau et après on éteint et elle fait autre chose. Elle joue ou elle va faire du ballon, ou elle prend son vélo ou... On fait pas les devoirs tout de suite... »

734.

Voir chapitre 5 dans le TOME I

735.

M « ...Faut lui parler. Parce que la communication c’est aussi oral. Je pense qu’il faut beaucoup parler déjà avec le tout petit enfant et je pense qu’il faut le mettre très tôt en contact avec les livres. Ne serait-ce que feuilleter les pages, ils aiment bien les tout petits et puis raconter des histoires, c’est sympathique c’est... Contact avec la lecture... »

736.

. Les critères 4 et 8 ne sont pas suffisamment explicites pour être retenus et visualisés.

737.

Cf. tableau reprenant la typologie des différentes tendance chapitre 3 TOME I