Analyse. La famille PRATOU 738  : l’apprentissage de la lecture est un non sens

‘« La lecture n’est pas un apprentissage, c’est quelque chose de naturel comme de mettre ses chaussures »’
  • Résultats au E 20 : Note Générale : 18 - Nlg : 12 - Nlf : 6 - D.A. :0 - Tps 20 min.
  • Les enfants : Marie (17 ans, à l'université.), Julien (15 ans au Lycée), Suzy 7 ans (C.P.), Huguette 1 an,
  • Le père : Enseignant de physique à la retraite, engagé politiquement, Niveau D.E.A, né en 1952
  • La mère : Institutrice, BAC + D.E.S.I, travaille à temps partiel, née en 1967
  • Divers : le père est un élu depuis 1984, ils sont propriétaires de leur maison, le salaire familial s’élève à 22 000 francs mensuel.

Madame et Monsieur Pratou nous ont accueilli chaleureusement dans leur petit pavillon situé au coeur même de la ville. La maman a bien joué le jeu de prendre la place de parent qui lui revenait. Difficile, en effet, d’être juge et partie quand on est institutrice dans la même école que sa fille, et qui plus est, la mère d’une enfant qui a été sélectionnée par l’épreuve. Cette double fonction donne une autre richesse à l’entretien grâce à l’analyse qu’elle en fait aussi bien en tant que parent qu’enseignante. Le papa, quant à lui, tout en répondant aux questions, offre une réflexion humaine et sociologique dépassant, ainsi, le cadre de l’entretien. La pièce dans laquelle il se déroule montre qu’une certaine vie y règne ; petite pagaille organisée autour d’une cheminée centrale où cohabitent livres, magazines, cassettes vidéo, dessins d’enfants. Un tapis sur lequel sont disposés des jouets d’enfant indique la présence d’un tout petit (Huguette 1 an). C’est autour de la table de pin que nous nous installons pour un entretien convivial et réflexif d’une heure qui commença par un petit café.

La définition de madame Pratou sur l’apprentissage de la lecture est directement orientée vers le sens : "ça évoque pour moi, la possibilité pour l’enfant d’ouvrir son livre et de comprendre les mots qui sont dedans...".. Elle ajoute une ultime précision : "enfin, le sens des mots qui sont dedans ". Ce n’est pas seulement l’enveloppe du mot que l’enfant doit comprendre mais son sens précis dans un texte donné. On est loin de la connaissance des lettres, des syllabes et des sons. Pour en arriver à comprendre les mots, l’enfant doit être mis en contact avec le livre très tôt. Il doit faire partie de son univers proche. La petite dernière (1 an) est déjà inscrite à la médiathèque . "Elle a déjà des livres qui font partie de ses jeux [...]. Quand ça fait partie de l’univers de tous les jours, je crois que cela devient naturel et qu’un jour elles ont envie de lire". Madame Pratou pose ainsi le postulat sous forme d’un paradoxe qu’apprendre à lire ce n’est pas un apprentissage, "c’est quelque chose de naturel comme de mettre ses chaussures". Monsieur Pratou se rallie à cette version par une analyse plus anthropologique. Même si "ça [lui] parait aussi naturel de lire que de regarder les oiseaux qui volent, ou l’herbe qui pousse, ou les fleurs qui sont belles"... le livre, et l’acte de lire s’inscrivent dans une histoire humaine qu’on aurait tort d’oublier : "on sent que c’est tellement une activité humaine, tellement naturelle, enfin... c’était obligé qu’on invente le livre....enfin... c’était obligatoire". En d’autres termes, s’il n’avait pas existé, on aurait trouvé matière à mettre en relation les choses avec une codification précise. Dessiner, gribouiller, c’est laisser une trace de soi et là, qu’importe le support sur lequel on inscrit le message. Lorsque Suzy confectionne des petits livres avec du papier et agrafes, ils sont attentifs à ce jeu et les conservent précieusement. La différence d’opinion entre les deux époux se situe dans le mot "naturel" où ils ne lui donnent pas tout à fait, dans leur discours respectif, la même portée. Si lire doit être naturel, l’apprentissage et la codification le sont beaucoup moins. Pour comprendre le sens des signes graphiques, il faut d’abord apprendre sa signification et c’est en ce sens qu’il devient apprentissage et "qu’il n’est pas naturel en vrai". Le rôle des parents est ainsi de créer autour de l’enfant un univers propice à la découverte du livre et de l’acte de lire afin de susciter chez lui l’envie .

Les aspects professionnels de madame Pratou prennent le dessus en offrant une analyse pessimiste : "y a des gens ou des enfants pour qui lire, c’est d’abord un travail difficile puis y’a des gens qui n’y arrivent pas et qui n’y arriveront jamais. Tout cela dépend pas mal de la place du livre dans la maison ". " Tout le monde est fait pour lire" renchérira le mari. Ce sont des blocages successifs qui empêchent l’éclosion du vouloir lire. Les parents sont là pour accompagner l’enfant dans son apprentissage. Les difficultés surgissent à partir du moment où la découverte n’est pas adaptée à l’enfant - on dépasse la Z.P.D. que VYGOTSKY a décrite -. Le livre peut également être maladroitement présenté comme un objet trop inaccessible. L’envie de lire peut éclore lorsque l'enfant voit autour de lui des personnes proches lire ; bon nombre de psychologues ont décrit cette phase de mimétisme où l’enfant cherche à reproduire les gestes, les postures, les expressions verbales de ses proches. Il veut appartenir ainsi à une communauté en les adoptant et en les pratiquant inconsciemment. Enfin, Il peut arriver qu'un parent n'ait aucun goût pour la lecture parce que lire suscite des émotions telles que cela lui renvoie trop de choses négatives. Ces quatre attitudes 739 soulevées par le père dans sa réflexion sont "comme des tas de barrières entre le livre et l’enfant qu’il n’arrive pas à franchir".

"C’est un passage naturel la lecture", conclut le père juste après avoir dit qu’ils accompagnaient depuis longtemps 740 leurs enfants dans l’acte de lire. N’est-on pas proche de la définition du médiateur faisant passer l’apprenant d’un état de non savoir à un état de savoir tout en lui laissant sa liberté d’action ? La lecture n’est pas naturelle en soi, elle le devient ; "c’est pas forcément acquis" complète la mère, voulant signifier sans doute que l’environnement devait montrer une certaine cohérence dans son ethos pour que l’enfant accède à l’autonomie de lecture. Ils se défendent bien de ne pas pousser 741 leur enfant coûte que coûte, mais ont commencé à l’initier en couvrant les murs de sa chambre, avant qu’elle naisse, d’un papier peint orné de lettres de l’alphabet. "Le but, c’est pas qu’elle sache lire la première et que ... le but, c’est qu’elle soit bien avec les livres et qu’elle ait envie de lire". Et, le travail du soir ne sert pour ainsi dire à rien. "Ce qui est intéressant, c’est quand [l’enfant] ramène des livres de la bibliothèque de l’école" qui seront lus soit par lui-même soit par ses parents. L’enfant, dans ce contexte favorable d’apprentissage de la lecture, construit ainsi du sens. Les moyens, elle les a. Les finalités, elle les construit au fur et à mesure des rencontres qu’elle peut faire avec tel ou tel livre. Son imagination est sollicitée, elle suit les intrigues des ouvrages, élabore les liens qui se tissent dans le déroulement d’une histoire. L’écho de la voix des parents lui permet de théâtraliser les événements lus lorsqu'elle se retrouve seule devant son livre, son histoire, ou son texte. Comme le montre l’épreuve psychopédagogique E20, elle est capable de faire des inférences complexes entre textes et images pour déceler avec finesse la réponse la plus adéquate. Elle est à la limite de la saturation de ce genre d’épreuve que l’on peut proposer à des adolescents de 13 ans. Nous pourrions dire qu’elle a des compétences lui permettant d’avoir une autonomie suffisamment importante pour se passer de ses parents. Et pourtant, elle demande son histoire le soir où elle retrouve l’un ou l’autre parent dans un rapport socio-affectif intense. Le livre est le rassembleur de la famille au moment du crépuscule. Il est là au travers d’une voix connue, chaleureuse, aimante pour alimenter illusions et fantasmes, pour mettre des mots sur les maux et répondre par le discours métaphorique du texte aux interrogations existentielles, pour calmer les peurs et relativiser la hantise du noir et des cauchemars. La mère - et probablement le père - laisse le choix à leur fille de lire ou de ne pas lire l’histoire du soir mais, reprenant son discours de professionnelle, en tant qu’institutrice, elle pense que lire des histoires à ses enfants est une condition essentielle 742 au bon déroulement de l’apprentissage de la lecture.

Toute la famille est lectrice, de la plus grande (17 ans) à la plus jeune (1 an). Chacun a sa technique, chacun a ses goûts, chacun a ses périodes, c’est comme ça chez les Pratou. Suzy, à son tour, devient lectrice confirmée. Deux fois par semaine, elle puise, en plus de la bibliothèque de l’école, d’autres nouveautés non lues. Elle joue également comme une enfant de son âge et partage de temps en temps des jeux avec ses parents. Dynamique, elle fait beaucoup d’activités, du piano, de la gymnastique, du théâtre, du patin à glace sans que ses parents la sollicitent. Pour le père, "elle en fait de trop". Avec tout cela, elle n’a pas le temps de regarder la télévision, ce qui arrange bien les parents qui sont un peu "contre son usage abusif". Tout est fait pour que l’enfant s’exprime au travers de ce qu’elle est. Les parents l’accompagnent dans sa découverte continuelle.

Cette famille, dans le discours qu’elle nous offre, donne un cadre cohérent pour la progression cognitive de l’enfant. 743

L’apprentissage de la lecture a été proposé très tôt à l’enfant plus par un bain culturel et livresque que par un apprentissage méthodique à proprement parler. Ils en sont même fiers ne pas avoir poussé leur enfant. Nous pouvons les considérer comme des "précurseurs" 744 dans la définition que nous en avons donnée en amont car, d’une part ils ont une visée axiologique donnant sens aux attitudes qu’ils développent et, d’autre part ils offrent à l’enfant des moyens d’épanouissement uniquement pour son bien-être présent - bases évidentes pour l’avenir -.

La médiation cognitive parentale est effective et forte. Elle est consciente et explicite car les parents peuvent décoder leurs attitudes et y mettre un sens. "L’essentiel [ dans l’apprentissage de la lecture] c’est le sens, tout le temps. C’est pas le mot qu’ils sont capables de lire qui nous intéresse, c’est ce qu’ils sont capables de comprendre". Madame Pratou le formule ainsi en tant qu’institutrice en soutenant la démarche originale de lecture inscrite dans le projet de l’école où elle travaille. Différemment, dans la famille, avec des moyens adaptés à leur fille Suzy et à leurs autres enfants, les deux parents offrent un ethos cohérent du point de vue de l'apprentissage de la lecture, tout en mettant en oeuvre leurs convictions professionnelles et humanistes

Notes
738.

Entretien N°12 issu de la pré-enquête faite dans le courant de l'année scolaire 1996-1997

739.

  « ...Alors moi je pense que c’est.... Je pense que c’est vraiment naturel. Je pense que ça l’est et que c’est des blocages qui font que cela passe pas. Je pense que tout le monde est fait pour lire. Vraiment. Et que si il lit pas, c’est pas qu’on l’incite pas ou que machin, c’est qu’on l’accompagne pas quoi. C’est que... c’est que quelque part, je ne sais pas si le cas est possible, soit on met la barre trop haute, on lui dit que le livre c’est vraiment un truc énorme, soit bah on a soi-même aucun intérêt ou on a soi-même des comptes à régler avec... et qu’on transmet ça. Et je pense que chaque môme, on le laisserait avec des livres dès l’âge de 6 mois et puis tu l’accompagnerais bêtement comme ça. Parce que qu’est-ce qu’on fait d’autre nous, accompagner nos mômes... »

740.

. « .. Parce que qu’est-ce qu’on fait d’autre nous, accompagner nos mômes... » [...] « ...[la lecture] Ça commence par être un jeu parce que le livre ça doit faire partie des jouets et puis on raconte des histoires tous les jours... »

741.

E Elle a appris en maternelle en fin de compte à lire. — M Non elle est arrivée en CP, elle ne savait pas lire. — P La fierté de la maman là. — M Non. — P Si, si, tu as la fierté, « je n’ai jamais poussé ma fille », « je ne fais pas partie des parents qui apprennent à lire » avant que ce soit lire. — M Non, je disais elle aurait pu savoir lire en grande section si on avait fait ce qu’il fallait. »

742.

« ...E le livre de lecture, [...] c’est vous qui le lisez ?... — M Ça dépend des soirs, ça dépend de son envie, soit c’est moi, soit c’est elle. C’est aussi... enfin là c’est un discours que j’ai par rapport aux parents, mais je vais quand même le dire. Y’a beaucoup de parents en CP qui disent : « depuis que mon enfant est en CP, je ne veux plus lui raconter d’histoires, c’est à lui de le faire » et je réponds systématiquement : « c’est à cause de ça qu’il n’apprendra jamais à lire ». C’est horrible quoi. Donc je ne veux pas tomber là-dedans. Son histoire du soir je lui raconte. Si un jour elle dit et ça arrive : « bah attends, c’est moi qui te racontes ». Bah ! Je la laisse faire. »

743.

Les critères N° 4, N°7 et N°8 ne sont pas suffisamment explicites pour être retenus et visualisés.

744.

Cf. tableau reprenant la typologie des différentes tendance dans chapitre 3 TOME I